L’écologie sociale (Bookchin)

Murray Bookchin, L’écologie sociale, Wildproject, 2020

Un anarchiste qui cite plus facilement Hegel que Marx, qui n’hésite pas à utiliser des termes tels que la résurrection ou le jardin d’Eden, c’est assez rare.

Ce recueil de textes de Bookchin est assez varié, et on y retrouve des thèmes abordés par d’autres auteurs, comme la sensibilité à la nature, le débat nécessité liberté, la symbiose, la question du sens de l’évolution. D’autres sont plus originaux ou présentés de façon nouvelle pour moi tout au moins, la relation entre domination des hommes et domination de la nature, la sensibilité à la nature comme histoire, l’adaptation de la société à son contexte biologique, la valorisation de la complexité et la définition de l’écologie sociale.

La valorisation de la complexité par Bookchin est fortement liée à sa conception de l’évolution des espèces, et là il a sans doute raison, mais il ne distingue pas les différents niveaux de complexité des sociétés humaines.

La sensibilité contre la domination

Pour Murray Bookchin,  » la domination de la nature par l’homme découle de la domination réelle de l’humain par l’humain.  » (p 19). Le fondement anarchiste de sa pensée est là tout entier. On pourrait le rapprocher de la critique du pape sur le rapport instrumental à la nature et la critique de l’esclavage, ou du concept des égards dus tant à la nature qu’aux hommes de Baptiste Morizot. C’est un élargissement de la critique marxiste limitée au système économique, et anarchiste centrée sur la critique de l’État.

La lutte n’est pas seulement contre l’exploitation économique, pour l’avènement d’une société sans classe. La hiérarchie et la domination peuvent perdurer sous d’autres formes : hommes/femmes, blancs/noirs, villes/campagnes, esprit/corps, technologie/nature.

On rejoint ici les analyses de James C. Scott, un autre anarchiste américain, sur la possibilité de sociétés sans État.

 » Dans les sociétés organiques [pré lettrées] les différences entre les individus, les genres, les sexes – et entre l’humanité et la diversité naturelle des phénomènes vivants et non vivants – étaient vus (pour reprendre la superbe phrase de Hegel) comme une unité de différences, une unité de diversité, non comme des hiérarchies.  » (p 26).

Cette hiérarchie s’est imposée dans l’organisation de la société, mais elle a envahi nos processus mentaux.  » L’activité mentale a pris le pas sur le travail physique, l’expérience intellectuelle sur la sensualité, le principe de réalité sur le principe de plaisir.  » (p 29). Du coup la sensibilité a disparu, à été étouffée par cette conception hiérarchique qui ne voit plus l’unité de la diversité. Retrouver cette unité  » est un effort révolutionnaire qui doit réarranger la sensibilité afin de réarranger le monde réel. » Cette analyse est très proche de celle de Baptiste Morizot qui définit la crise écologique comme une crise de la sensibilité, ou du concept de solastalgie de Glenn Albrecht.

Une histoire commune

La nature est une histoire, pas une vue pittoresque ou un panorama statique. La nature ce sont des strates géologiques,  » des restes de morts récents en voie de décomposition, ou l’agitation tranquille de la vie naissante.  » (p 118).  Ce n’est pas un processus, c’est une évolution constante.

Voilà une invitation à regarder différemment le paysage, à le considérer comme une histoire et un futur, pas un décor. Vivant, comme nous. Pour Ernst Bloch, « nous ne partageons pas seulement avec la nature une histoire commune […] mais nous partageons également avec elle une destinée commune  » (p 77).

Voir la colonisation des friches par les herbes  » sauvages « , les couches de terrain dans les falaises ou les montagnes, les diplodocus ancêtres des oiseaux en regardant les oiseaux voler.

Nécessité et liberté

Une autre façon de prendre la question est celle du rapport entre nécessité et liberté. Nécessité de la nature, liberté de la société (voir aussi sur ce thème Pierre Charbonnier). La technologie est vue comme un moyen de se libérer de la nécessité. Mais alors pourquoi le travail est-il devenu un labeur pénible ?

Nous pouvons mettre cette réflexion en relation avec celle de Tim Jackson pour lequel le travail doit devenir libre, chacun doit pouvoir être libre de choisir son travail.

Bookchin appelle à fusionner  » la sensibilité écologique avec notre sensibilité économique dominante  » (p 40), comme Baptiste Morizot appelle à articuler sensibilité et intelligence.

La liberté des communautés archaïques non hiérarchiques, donc avec moins de domination, repose sur trois principes, l’usufruit, la complémentarité et l’égalité des inégaux. Comment peut-on réinterpréter ces principes dans notre société moderne ?

Affirmons d’abord qu’il n’y a pas opposition entre nécessité et liberté (voir sur cette problématique Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, l’abondance par l’exploitation de la nature comme condition de la liberté démocratique), la nature n’est pas avare. L’usufruit c’est à chacun selon ses besoins, dans les sociétés pré lettrées il n’y a pas de contrat, les ressources sont là pour tous.

 » Ce que la civilisation nous a donné malgré elle c’est la reconnaissance que les anciennes valeurs d’usufruit, de complémentarité et du minimum irréductible [égalité des inégaux] doivent être étendus de la sphère familiale à la société tout entière. » (p 215).

Bookchin présente Charles Fourier comme un précurseur de cette orientation avec la  » société harmonique « . Fourier considère que le travail doit devenir un plaisir, il fait partie de la liberté (voir à ce sujet Tim Jackson qui reprend le même thème et les mêmes arguments). La nature est généreuse comme au pays de Cocagne. Et Fourier valorise la variété et la complexité, au contraire des philosophes des Lumières qui faisaient l’éloge de la simplicité et d’un ordre mécanique (p 231). Robert Owen a organisé son usine comme un village industriel, mais avec une éthique utilitariste. Enfin William Morris (qui a inspiré également Tim Jackson) « clos la tradition utopique des eux siècles précédents avec la reprise bucolique d’une évocation libertaire mais techniquement médiévale de l’artisanat, de la petite agriculture et d’un engagement charmant pour la simplicité et des valeurs. » (p 233).

La technique

Bookchin ne rejette pas pour autant la technique. Pour lui, la technique qui a servi à la construction d’équipements nuisibles (centrales nucléaires, véhicules à forte consommation d’énergie, mines à ciel ouvert) peut aussi servir à fabriquer des centrales solaires, des moyens de transport efficaces, des habitations mieux isolées.  » Nous ne pouvons pas rejeter notre héritage scientifique  » (p 51).

Diversité et complexité

 » La stabilité écologique n’est pas fonction de la simplicité et de l’homogénéité, mais de la complexité et de variété.  » (p 58) donc de sa diversité. Les monocultures sont plus fragiles que les cultures associées. 

Le système actuel tend à dissocier les communautés, à les simplifier, les pulvériser, et pas seulement les communautés mais aussi la psyché. C’est l’inverse de l’évolution naturelle qui va vers plus de diversité, de complexité et donc de liberté (p 147).

La complexité est-elle toujours un garant de la stabilité ? Peut-être pour les ensembles biologiques, mais pas pour les sociétés humaines si l’on en croit les analyses des anthropologues comme Tainter ou Homer-Dixon. Pour un biologiste comme Holling, la connectivité croissante peut entrer en conflit avec soit la croissance, soit la résilience. Mais la nature va vers toujours plus de complexité comme l’a bien montré Teilhard de Chardin. De complexité et de conscience.

La diversité est un facteur de résilience, mais pas la connectivité. La complexité est une loi d’évolution du vivant, mais elle rend plus fragile. Stabilité et fragilité ?

Mais l’évolution dominante est contraire à ces principes et va  » en direction d’une brutale simplification de toute la biosphère « .

Donc la complexité de la biosphère est garante de son développement et de sa survie, quand la complexité de la société serait une menace pour elle ? La simplification de la biosphère est un appauvrissement, celle de l’organisation sociale serait selon Tainter un avantage. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par complexité ou simplicité. Il y a différents niveaux de complexité, qui peuvent être contradictoires dans leurs évolutions. Par exemple la division du travail complexifie les circuits de production et de distribution et les rend plus fragiles, mais simplifie les tâches, le travail, de chacun et les rend plus pauvres. Pour Bookchin  » le renversement du processus évolutif  » (p 88) c’est à dire la simplification des milieux biologiques, la diminution du nombre d’espèces, va détruire la possibilité de vie des espèces complexes, dont la nôtre.

« Nous avons dangereusement simplifié le monde naturel, la société et la personnalité à tel point que l’intégrité de formes de vie complexes, la complexité des formes sociales et l’idéal d’une personnalité multiforme sont complètement remis en question. » (p 264).

 Que nous ayons simplifie le monde nature, oui, mais la société n’est-elle pas de plus en plus complexe ? Aussi bien dans sa structure sociale que ses dispositifs juridiques, économiques, sociaux ? De quelle complexité s’agit-il ? Il faut, encore une fois, distinguer les niveaux de complexité, la notion de bio régions est une orientation anti complexité de la mondialisation, mais pro complexité du système local de production.

Une évolution active

Si la nature est en constante évolution, elle n’est passive dans ce processus.  » Je souhaite avancer l’idée que l’évolution des êtres vivants n’est pas simplement un processus passif – le produit de conjonctures exclusivement liées au hasard entre des changements génétiques aléatoires et des forces environnementales sélectives – […] les espèces jouent un rôle actif pour leur propre survie et leur propre changement.  » (p 131). Ces choix se font toujours en direction d’une plus grande complexité.

Selon Bookchin on ne peut pas évacuer l’idée qu’il  » y ait une intentionnalité latente dans la nature, un développement graduel de l’auto-organisation qui produit la subjectivité et finalement l’auto réflexivité dans sa forme humaine hautement développée.  Une telle vision peut apparaître comme un présupposé anthropomorphique… » (p 270). Mais non puisque nous sommes le résultat de cette évolution. Invoquer le hasard pour l’évolution  » c’est utiliser l’accidentel comme tombeau de l’explicatif  » (p 271).

Il s’appuie sur Hans Jonas pour qui  » il n’y a pas d’organisme sans téléologie « . Ce n’est pas tant du finalisme que la reconnaissance de la capacité du vivant à choisir son évolution à tous les stades de celle-ci.

 » nous ne pouvons plus nous satisfaire de l’idée d’une passive matière morte qui s’accumule fortuitement sous forme de matière vivante. L’univers témoigne d’une substance qui s’efforce sans relâche, qui est en développement et dont l’attribut le plus dynamique et le plus créatif est son incessante capacité d’auto-organisation sous des formes toujours plus complexes. » (P 277).

Evolution et théorie des systèmes

Selon la théorie des systèmes appliquée à l’évolution, celle-ci pourrait être expliquée par des phénomènes physiques et chimiques. Mais pour Bookchin c’est du réductionnisme que de réduire le vivant à un ensemble des phénomènes physiques et chimiques. Il critique la conception de Prigogine selon laquelle l’évolution est expliquée par des structures chimiques dissipatives produisant des systèmes successifs de complexité plus grande. Il n’y a pas là de développement, seulement des ré arrangements.

Il y oppose la dialectique, qui est  » une logique d’évolution qui va de l’abstraction vers la différenciation ; la théorie des systèmes est une logique de régression qui va de la différenciation vers l’abstraction.  » (p 167).

 » La théorie des systèmes s’inscrit dans un tableau réductionniste de façon sinistre : en dissolvant l’aspect subjectif des phénomènes biologiques afin qu’ils puissent être traités comme des symboles mathématiques.  » (p 186). Or  » La propension de la vie à tendre vers une complexité de seité toujours plus grande – une propension qui ouvre la voie à des degrés croissants de subjectivité – constitue l’impulsion interne ou immanente de l’évolution vers une conscience de soi grandissante. » (p 186).

Il y a là des intuitions intéressantes mais à moduler avec la pensée complexe (Edgar Morin) qui s’oppose à la dialectique, et les travaux de Holling sur les systèmes complexes sont très éclairants sur les évolutions des milieux naturels.

L’opposition entre systèmes et subjectivité/conscience rappelle les travaux de Teilhard de Chardin et sa loi de complexité croissance.

Bookchin insiste sur l’intérêt de la dialectique de Hegel, qu’il qualifie de projective et donc critique,  » contrairement à la futurologie qui dissout le futur en faisant une extrapolation grossière du présent » (p 188). La dialectique fait une critique du présent, contrairement à la futurologie. On retrouve, sous une autre forme, ce que défend Jean-Pierre Dupuy pour qui on ne peut pas prévoir un avenir, tout au plus peut-on le préparer.

La symbiose et la coopération

De manière complémentaire Bookchin reprend la théorie de la symbiose comme modalité de l’évolution, contredisant les interprétations néo darwinistes de la compétition. Il rappelle les travaux de Lynn Margulis sur les eucariotes (et Lynn Margulis a travaillé avec James Lovelock, l’inventeur de la théorie de Gaïa).  » La symbiose, et pas seulement la lutte, la participation, et pas seulement la compétition, sont partie prenante de l’évolution des espèces.  » (p 132).

Symbiose des êtres vivants comme facteur d’évolution (mitochondrie, choloroplaste) mais aussi contrôle de l’environnement par les êtres vivants. Il cite le fait que la composition de l’atmosphère (O2, pH, température) relativement stable depuis des millénaires, peut difficilement être expliquée par le hasard.

Les travaux sur l’importance de l’entraide, de la symbiose, dans la nature datent du début du XIXe siècle, Bookchin cite l’anarchiste Kropotkine (L’entraide, 1902), Buchner (1953), Henry (1960). Pablo Servigne en a fait un bestseller en publiant en 2017 L’entraide, l’autre loi de la jungle.

L’écologie sociale

Bookchin définit l’écologie sociale comme l’articulation de deux natures, la première nature des êtres vivants non humains, la seconde nature qui est l’humanité. Il ne s’agit pas de les opposer, c’est le dualisme, ni de les confondre en un monisme qui soit dissout la première dans la seconde (libéralisme ou fascisme) soit la seconde dans la première (biocentrisme). Les deux conceptions ont en commun l’acceptation de la domination de l’homme sur la nature ou l’inverse, ou encore de l’homme sur l’homme.  » La vraie question n’est pas de savoir si la seconde nature coïncide, s’oppose, ou participe platement à la première nature égalitaire, mais plutôt comment la seconde nature dérive de la première nature. … comment l’évolution de la première nature vers la seconde engendre-t-elle des institutions sociales, des formes d’interactions entre les gens, et une interaction entre la première et la seconde nature – qui dans le meilleur des cas, enrichit les deux et ouvre la voie à une seconde nature qui ait son propre développement évolutionnaire ?  » (p 176).

Un peu plus loin Bookchin définit l’écologie sociale non plus comme une dérivée mais une  » intégration radicale de la seconde nature dans la première en suivant des lignes écologiques de long terme, une intégration qui laisserait place à de nouvelles éco-communautés, des éco-technologies et une constante sensibilité écologique qui incarne l’élan de la nature vers l’auto-réflexivité…. Une philosophie de développement organique est avant tout une philosophie de la complétude dans laquelle l’évolution atteint un degré d’unité dans la diversité. » (p 190).

La seconde nature est une première nature devenue consciente d’elle-même. La question n’est donc pas de savoir si les non humains ont des droits, équivalents ou non aux nôtres, mais comment nous pouvons évoluer, ensemble, quelles voies nous pouvons prendre.

Simplicité et complexité, vie simple et vie heureuse, s’opposent-ils ? Pour Bookchin les tendances actuelles font fausse route :

  • Simplicité volontaire / besoin de complexité physique et culturelle
  • Recherche de gourous / besoins de relations non hiérarchiques
  • Ascétisme fermé / revendications au plaisir
  • Survie / authenticité du désir
  • Esprit de clocher / idéal de liberté sociale.

Il ne définit pas de modèle de société, mais insiste sur l’importance de reprendre le pouvoir sur nous-mêmes, de nous dégager du complexe médiatique industriel et financier. Choisissons la coopérative alimentaire, le jardin bio dynamique, le troc et l’entraide, les relations interpersonnelles plutôt que leurs avatars socio techniques. Ils ne disparaîtront pas si nous pouvons, nous devons résister.

Notre action doit pouvoir contribuer à notre bonheur et à une évolution positive de la nature elle-même (dont la biodiversité et la vie des sols par exemple). Comme le dit Bookchin si l’humanité a été chassée des jardins d’Éden, elle doit  » créer des jardins plus féconds que l’Éden lui-même. » (p 251).

La société à venir sera fondée sur des principes de diversité, complétude et d’une nature rendue consciente d’elle-même, à rebours d’une société  » ancrée dans l’homogénéité, la hiérarchie et une société dont la sensibilité a été étouffée au-delà de toute résurrection  » (p 256).

La nature est un système auto évolutif selon 3 principes : liberté, subjectivité, mutualisme. Une société écologique pourrait respecter ces principes de liberté, subjectivité, mutualisme dans un système d’auto-organisation, articulée avec l’unité dans la diversité et des relations non hiérarchiques.

« L’écologie sociale c’est un déploiement dialectique du simple vers le complexe. » (p 298).

Bookchin est l’inspirateur des bio régions, d’une organisation sociale articulée avec la réalité biologique (p 87) :

Critique de l’écologie profonde

Bookchin critique vertement les courants de l’éco philosophie pour leur manque de connaissance de la philosophie occidentale, qu’il traite de pop culture. L’écologie profonde est assimilée à de l’environnementalisme, ce qu’elle n’est pas à notre avis, et l’on ne peut accuser Arne Naess de ne rien connaître à la philosophie occidentale ?

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