James C. Scott, Homo domesticus, La Découverte, 2019
James Scott est un professeur de sciences politiques qui s’est intéressé à l’anthropologie, mais une école particulière de l’anthropologie, l’école anarchiste.
Une anthropologie anarchiste ? Oui, une réflexion profonde sur l’origine de l’Etat et la transformation des hommes libres et fiers en sujets soumis à un travail pénible. Ce travail reprend et complète les éléments déjà bien connus sur le fait que les chasseurs cueilleurs travaillent moins que les agriculteurs, mais il va beaucoup plus loin.
Pour Scott, il n’y a pas une évolution linéaire du stade chasseur cueilleur vers le stade agriculteur, qui serait dans le sens de l’histoire et du progrès. Progrès de quoi d’ailleurs, puisque les nomades et les chasseurs cueilleurs travaillent moins que les agriculteurs, sont en meilleure santé et vivent plus longtemps ? Il y a eu finalement domination de mode agriculture sédentaire, mais seulement à parti du XVIIe siècle. Pendant plusieurs millénaires, le monde a connu la coexistence des deux modes de vie, sédentaire et nomades, coexistence à la fois conflictuelle et collaborative par le commerce, dont le commerce des esclaves. Et il y avait une certaine porosité entre les deux modes de vie. Scott cite les couples Romains/Huns, les Han et les Xiongnu, Perses et Cissiens, Tang et khanat turcs,
Scott reprend aussi la notion de barbares tardifs, des populations qui quittent volontairement les villes et les États quand ceux-ci étaient en difficulté et augmentaient de façon insupportable les taxes, pour adopter le mode de vie nomade, non dépendant d’un État. C’est un phénomène assez classique de ce que les historiens désignent comme effondrement, terme que conteste Scott. Pour lui il peut y avoir disparition d’une cité État ou d’un Etat sans que la population ne diminue ou que ses conditions de vie se dégradent, elle se disperse et les hommes retrouvent la liberté. S’il y a effondrement, c’est l’effondrement des sources et documents historiques certes, car les nomades laissent peu de documents écrits et pas de monuments, mais ces populations vivent, souvent mieux qu’à l’intérieur des États en voie d’effondrement dont les murailles servent autant à se protéger des barbares qu’à empêcher leurs sujets de s’enfuir.
C’est évidemment discutable et discuté. L’effondrement de l’empire romain occidental semble bien avoir été accompagné d’une perte d’éléments de civilisation comme le travail des métaux, la maîtrise de l’écriture et de la lecture, les moyens de transport…
Scott conteste donc l’usage du terme effondrement quand il est appliqué aux civilisations. Mais pas un mot de l’effondrement en cours de la biodiversité, qui pourrait être (qui sera ?) un effondrement bien réel.
Je rapproche ce livre de deux autres thèses pour penser notre avenir. Celle de l’effondrement des civilisations qui n’ont plus les moyens d’entretenir leur système trop complexe, trop coûteux. Scott dit qu’il ne s’agit pas toujours d’effondrement mais de dispersion, d’accord. Mais il y a une mutation forte. C’est la thèse de Tainter (The collaps of complex societies) pour qui les civilisations trop complexes n’ont pas les moyens de survivre, c’est aussi celle de Henri Lefebvre pour qui toute centralité meurt de sa propre centralité (Théorie de l’espace). Nous sommes à un moment où la complexité atteint ses limites comme le montre l’augmentation de la dette des grands pays développés et leur incapacité à simplifier leur fonctionnement, mais à un moment historique inédit car doublé d’un effondrement, mondial celui-là, de la biodiversité.
La deuxième thèse est celle du retour de nos grandes civilisations urbaines à des petites communautés rurales, plus adaptées à un mode de vie économe en énergie et matériaux (David Holmgren, Future scénarios). Un effondrement des grandes formes urbaines et une dispersion en communautés rurales. C’est l’intuition des oasis de Pierre Rabhi et du mouvement des Colibris. Sans doute pas un retour au nomadisme car nous sommes trop nombreux, le nomadisme a besoin d’espaces vierges qui sont devenus trop rares, et qui doivent être réservés à la reproduction de la nature.
Ceci pose la question de l’occupation de l’espace et du mode d’alimentation. Puisque nous ne devons pas occuper plus d’espace qu’actuellement, si possible moins, il faut réduire notre consommation de viande et réduire les surfaces affectées à l’alimentation des animaux, pour dégager des réserves foncières utilisables pour un habitat dispersé et moins dense. Aurons néanmoins assez de place pour opérer cette de-densification ? Nous vivrons en cette phase de transition sans doute sur des modes hybrides, les grandes agglomérations avec des quartiers riches protégés et des zones délaissées, dégradées, des lieux de vie ruraux pour les uns investis par des ex urbains, porteurs de réels projets, d’autres ayant conservées leur mode vie économe en énergie et s’adaptant sans trop de difficultés aux nouveau monde, certains enfin devenant des lieux refuge sans moyens, des lieux de relégation.
Pourrons nous, voudrons nous, vivre en paix dans cette nouvelle configuration ? Cela dépend de chacun de nous.
Un commentaire sur “L’homme domestiqué, l’homme assujetti au travail”