A propos de l’ouvrage de Glenn Albrecht, Les émotions de la terre, Les liens qui libèrent, 2020.
L’auteur est connu pour avoir créé le concept de solastalgie, le sentiment de perte liée à la dégradation du milieu naturel, du paysage. Il reprend dans cet ouvrage l’histoire de ce concept et en avance un nouveau, le Symbiocène. C’est un ouvrage nourri de références anglo-saxonnes, plus quelques incursions vers la psychanalyse. Nous ferons chemin faisant des relations avec des auteurs français, dont les réflexions sont proches.
Amour et engagement
Le terme de solastalgie a été construit à partir de sol, venant de consolation /désolation, qui rejoint la réflexion sur les mouvements intérieurs d’Ignace de Loyola, et du suffixe algie qui signifie douleur en latin. C’est le constat de la souffrance des personnes touchées par la dégradation de leur milieu de vie qui a conduit Albrecht à inventer ce concept et à approfondir l’importance des émotions dans la mobilisation des personnes, l’engagement contre les forces destructrices.
» Vous devez aimer quelque chose avant que la motivation pour la protéger ne devienne impérative, et cet amour est plus important que les engagements politiques partisans. » (P 49). » Les émotions sont des forces primaires et primordiales qui motivent nos actions. » (p 115).
Nous ne réagirons que si nous retrouvons notre relation affective à la nature, perdue depuis la révolution industrielle. Cette perte remonte aux origines de la civilisation occidentale comme le montre Philippe Descola, mais elle est aussi récente. Nos émotions sont la source de notre motivation, pas les raisonnements scientifiques. Il semblerait plus efficace de raconter des histoires que de publier des rapports scientifiques, même si ceux-ci sont nécessaires, mais pas suffisants.
La mort émotionnelle à l’égard de la nature
» Une mort émotionnelle à l’égard de la nature est en train de se propager. La mort émotionnelle […] s’observe chez les humains qui ne manifestent plus la moindre réaction à la fin, à la mort ou à la perte de la nature. […] Distraits par exemple par les écrans les gens ne remarquent même plus la nature. Elle n’existe plus là, dehors, physiquement, ni même conceptuellement. » (p 121-122).
Albrecht distingue trois types de rapport à la nature, immersif, la personne est plongée corps et esprit dans les grandes forces de la Terre […], partiellement immersif, les humains restent pour partie connectés à la nature mais créent des intermédiaires techniques entre eux et la Terre. Le troisième type exclut la nature, quelle qu’elle soit, qui ne fait plus l’objet d’une expérience humaine directe. » (p 123).
Cette typologie peut apparaître simple, voire simpliste, mais elle est très utile. Dans nos sociétés occidentales le type immersif a disparu, et le type excluant se développe, nous éloignant dangereusement de la connaissance nécessaire à pouvoir réagir, agir, pour éviter d’accentuer la dégradation de la biosphère. Pire encore, certains adultes développent une phobie, une peur de la nature sauvage qui les empêchent de voir que la 6e extinction ou la crise climatique sont des menaces graves et réelles. Ceux » qui éprouvent cette peur systémique des écosystèmes et de la vie seront incapables de faire preuve de l’empathie nécessaire pour ravir face aux risques d’extinction qui pèsent sur ces écosystèmes. » (P 135).
C’est ce qui explique qu’il puisse exister dans notre civilisation une forme d’hostilité à l’environnement, qui s’illustre par » la fracturation hydraulique, le forage pétrolier en Arctique, les coupes rases en Amazonie pour le pâturage du bétail et la disparition des forêts tropicales au profit de l’huile de palme. » (P 31).
Connaissance et relation à la nature
» Une connaissance détaillée de l’environnement domestique était vitale pour établir des relations durables avec les lieux et les moyens de subsistance. » (p 29). C’est tout à fait exact, et tous les anthropologues commencent leurs études de terrain par un inventaire des connaissances botaniques et cynégétiques des peuples qu’ils étudient.
Connaissance signifie ici connaissance concrète des plantes et de leurs propriétés, des animaux et de leur vie, de l’érosion des sols. Ce n’est pas une connaissance livresque dont nous avons besoin, mais concrète. D’où l’importance des balades en forêt, des jardins cultivés avec les enfants, des cabanes dans les arbres…
Relation symbolique à la nature
L’une des raisons de notre incapacité à agir est notre perte de conscience de la réalité qui nous entoure. Pas seulement parce que nous ne vivons plus dans la nature, mais aussi parce que » les phénomènes naturels ont lentement perdu leurs implications symboliques. Le tonnerre n’est plus la voix irritée d’un Dieu, ni l’éclair de son projectile vengeur. La rivière n’abrite plus d’esprit, l’arbre n’est plus le principe de vie d’un homme et les cavernes ne sont plus habitées par des démons. Les pierres, les plantes les animaux ne parlent plus à l’homme, et l’homme ne s’adresse plus à eux en croyant qu’ils peuvent l’entendre. Son contact avec la nature à été rompu, et avec lui à disparu l’énergie affective profonde qu’engendraient ses relations symboliques. » (Carl Jung et al., L’homme et ses symboles (1961), Laffont, 1992).
Il ne s’agit de passer à l’animisme ni de rediviniser la nature, mais de constater que nous ne lui parlons plus, alors que jusqu’à la révolution industrie le dialogue existait. Les contes sont là pour en témoigner, les forêts hantées, les villes sous les eaux, les marais malfaisants, les arbres qui se penchent pour parler, le ruisseau qui murmure… j’ai envie de retrouver ce langage symbolique, de parler avec les arbres, les animaux, les ruisseaux. Il y aurait toute une recherche à faire pour voir comment la nature nous parle dans les contes. Ce lien est encore visible dans les histoires orientales , voir le film d’animation afghan Parvana construit sur une double histoire réelle et humaine d’une part, imaginaire et cosmologique d’autre part, qui se rejoignent à la fin. Les histoires de Yakari petit garçon qui parle aux animaux.
Ce que je retiens c’est que les histoires de création du monde, les histoires de peur dans la forêt, sont des liens importants avec le monde réel. Nous avons perdu cette dimension, et nous avons perdu la relation avec la nature.
Expérience de la nature et émotion
» Avec la perte du ciel nocturne en raison des lumières vives et artificielles les gens perdent la boussole émotionnelle leur permettant de survivre dans les limites des formes de vie et des cycles de la Terre et de tout l’univers. » (p 31-32).
Le terme de boussole rappelle l’ouvrage de Bruno Latour, Où atterrir, qui propose de changer la boussole droite/gauche par la boussole vivant/non vivant. Mais parler de boussole émotionnelle complète bien la proposition.
La conscience ou la capacité de conscience de la perte de biodiversité et des paysages est de plus en plus faible avec les générations. En effet chaque génération à comme point de départ ce qu’elle a connu, donc, depuis le milieu du XVIIIe siècle, un point de départ dégradé par rapport aux générations précédentes. Progressivement la nature disparaît, c’est une extinction de l’expérience de nature. (Robert Michael Pyle, The Thunder Tree, cité par Albrecht, p 136).
Comment nous représenter l’état de départ, que l’on peut fixer au milieu du XIXe siècle ? Quelques photos du début du XXe siècle, par exemple des thons pêchés au Guilvinec dont la taille ferait pâlir les pêcheurs actuels. Des boites des papillons captures lors de promenades enfantines, que l’on n’a plus aucune chance de refaire aujourd’hui ?
Le refus de croire
L’inaction globale de l’humanité face aux crises environnementales est un thème largement débattu. Nous ne croyons pas ce que nous savons, écrit Jean-Pierre Dupuy. Face aux menaces, les comportements vont de la fuite à la paralysie.
» Face aux cataclysmes environnementaux et climatiques, l’inhibition du sentiment de culpabilité et sa sublimation sous forme de consommation et d’une poursuite du plaisir effréné permettent de juguler l’immense pression émotionnelle négative causée par la terreur globale. » (p 146).
C’est donc soit la fuite, soit la paralysie. En effet comme le résume William Rees , » ce qui est écologiquement nécessaire est politiquement infaisable, et le politiquement faisable n’a pas de sens écologique « . (p -50). … » De tels écarts entre ce que nous savons, nos valeurs et nos comportements sont aujourd’hui sources d’anxiété et causes d’ecoparalysie dans le monde entier « .
» je ne veux pas savoir ce que je dois savoir – même si en effet je le sais. Pour les psychologues il s’agit typiquement d’une dissonance cognitive. Que je fuie la réalité avec d’autres ne peut me consoler. […] Cette fuite entraîne une forme de solastalgie intérieure autogérée, une guerre contre soi-même. La consolation par l’ignorance n’est plus possible. […] Jung a tout à fait raison en disant que le problème est actuellement l’incarnation en chacun de l’inconscient collectif de l’humanité. » (Frederiksen, cité par Albrecht, p 94).
Nous sommes donc malheureux dans ce refus de reconnaître la réalité, et heureux, ou tout au moins en paix avec nous-mêmes quand nous la reconnaissons et que nous nous mobilisons, pour changer notre mode de vie et/lutter contre les forces destructrices.
Une voie : le Symbiocène
L’Anthropocène est mal nommé, on devrait le nommer l’obs-cène dit Albrecht car ce nouvel âge est celui de notre séparation avec la réalité naturelle. Nous sommes aujourd’hui dans la même situation que les peuples aborigènes d’Australie à la fin du XVIIIe siècle, quand ils ont été colonisés et que leur culture a été refoulée.
Albrecht développe l’idée du Symbiocène comme successeur de l’Anthropocène, un ère où l’homme vivrait en symbiose avec les autres êtres vivants. Idée parallèle à celle de Pablo Servigne dans son ouvrage sur L’entraide, l’autre loi de la jungle. Une bonne idée, qui permet de dépasser la simple idée de préserver notre environnement, de contourner ou dépasser la séparation nature culture sans nier pour autant notre histoire qui s’est construite sur cette séparation.
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