Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 2022 (1991).
Cet ouvrage a déjà 30 ans, mais il reste très actuel. La disparition de Bruno Latour est l’occasion de s’y replonger.
Attila et le poisson surgelé. Ce sont deux images fortes de la lecture stimulante de cet essai. Ce ne sont pas seules, mais elles m’ont marqué. Il n’est pas possible de résumer un essai aussi foisonnant, mais je voudrais souligner quelques points clefs pour moi.
Auparavant, je me hasarde à résumer ce qui me semblent des principes d’action.
- Changer notre rapport au temps, ne plus considérer comme un temps qui passe, mais comme un temps composé de moments qui perdurent. Vivre le passé comme le présent. Cela peut sembler abstrait, c’est la première étape pour réhabiter sur notre terre. Il n’y a pas que le temps linéaire ou le temps circulaire, il y aussi le temps composé. C’est au nom de ce temps linéaire que toutes les critiques sur notre mode de développement sont écartées. On ne va pas revenir au temps de la bougie ? Si car on ne l’a jamais quitté, la preuve, on en fabrique toujours.
- Remettre les innovations techniques, sous contrôle social, les évaluer au regard de leurs conséquences sur la relation nature/société. Une innovation est un être hybride nature/culture qui modifie nos relations, elle n’est jamais neutre, jamais acceptable a priori. Ceci renforce le principe de précaution, qui devient un principe de principe de réflexion. Nous devons nous remettre à penser.
- Ne pas imposer aux autres peuples notre vision catastrophiste des conséquences de nos erreurs. Il y aura sans doute des catastrophes, nous devons les éviter autant que possible, mais sans en profiter pour imposer aux autres peuples, qui pour la plupart n’en sont pas responsables, notre vision du monde, même si nous la considérons comme juste. Elle n’est juste que par rapport à nous. Acceptons l’humilité.
1/ Le point de départ de l’ouvrage, le Léviathan et la pompe à air
Le message de cet ouvrage c’est que n’avons jamais rompu avec la nature/culture, nous n’avons jamais vraiment séparé les deux, contrairement à ce que nous croyons. Le fait de nier que nous vivons toujours dans cet ensemble nature/culture nous empêche d’y revenir clairement, et nous bloque dans notre prise de conscience des enjeux écologiques.
Ceci pose des questions par rapport aux travaux de Descola qui pose pour acquis que nous avons séparé nature et culture au début des temps modernes (XVIe XVIIe siècle), sauf si l’on considère que notre représentation des rapports nature culture est aussi importante que la réalité de ces rapports. L’amitié entre les deux auteurs, l’une qui analyse ces rapports dans la société contemporaine en rapport avec la science, l’autre qui compare les sociétés dites primitives et la nôtre, valide cette hypothèse.
L’ensemble de l’ouvrage est en quelque sorte (selon J-B Fressoz) une exégèse du livre de Shapin et Schaffer, Léviathan and the air pump (1985) qui analyse la polémique entre Boyle et Hobbes au XVIIe siècle.
Boyle démontre l’existence du vide et défend l’idée qu’une vérité peut être énoncée par les scientifiques, de façon autonome par rapport au pouvoir politique. Ce qui est une innovation majeure.
Hobbes défend un corps politique uni, qui ne fait appel à aucune transcendance, et n’accepte aucune autre autorité que le souverain, c’est le Léviathan. Il s’oppose donc à Boyle qui veut faire reconnaître une vérité scientifique démontrée par l’expérience et validée par l’avis d’un groupe de personnes (la Royal Society) indépendant du pouvoir.
Hobbes refuse l’idée du vide, affirmant que l’éther est présent partout. Boyle développe et affine sa pompe à air. Les objets non humains portent leur vérité.
Hobbes invente la formule » pouvoir = connaissance » [ce qui fait penser à « savoir c’est pouvoir » de Bacon ?].
Mais finalement Boyle invente un monde politique d’où le pouvoir politique doit être exclu tandis que Hobbes invente une politique scientifique d’où la science expérimentale doit être exclue.ls inventent le monde moderne qui dissocie, sépare, science et politique.
Boyle et Hobbes traitent de science et de politique, mais pour les séparer.
La pensée sauvage aurait conjuré le danger que représente la découverte du vide, qui remet en cause les croyances antérieures (selon Horton, p 63). Mais les modernes l’acceptent sans problème puisqu’ils disent que nature et société sont des ensembles distincts. Ils s’empêchent de penser le collectif nature/culture, c’est ce qui fait leur force.
2/ Quelques points de l’analyse
Critique de l’épistémologie, de la science comme universel
Latour critique la conception de la science comme étant une donnée hors culture, des faits, prouvés scientifiquement. C’est la conception de Levi-Strauss, Canguilhem, Lyotard, Girard…). Cette conception, qui sépare donc nature et culture, sépare aussi les peuples d’Occident des autres.ce sont les deux Grands Partages.
La science n’est pas plus vraie qu’autre chose. Elle est produite de manière scientifique comme la technique est produite de manière technique, l’organisation de manière organisationnelle, l’économie de manière économique (p 157). » il en est des faits scientifiques comme des poissons surgelés : la chaîne du froid qui les maintient au frais ne doit pas être interrompue, fut-ce un instant. » (p 62).
En effet on ne peut mesurer la gravitation que si on a les instruments adéquats, l’élasticité de l’air que si l’on a une pompe à air, de même pour l’attraction universelle… on peut y croire en l’absence d’instrument mais alors ce sont des croyances, comme celles des peuples dits primitifs.
Comme le dit Philippe Descola, il a essayé d’expliquer que » Ramsès II, à proprement parler, n’est pas mort de la tuberculose. » Mais sans succès (Le Monde 30 octobre 2022). La tuberculose n’a été découverte que plusieurs siècles après la mort de Ramsès II, existait-elle avant d’être découverte ? (Nous ne développons pas la polémique qui a suivi, le débat sur le constructivisme social, puisque c’est la momie de Ramsès qui était soignée, et non Ramsès lui-même).
Chaque domaine produit sa vérité, la science en produit, le droit en produit, comme l’histoire ou la psychologie.
Purification et traduction, l’origine de la multiplication des hybrides
Purifier c’est séparer les humains des non humains.
Traduire c’est fabriquer des objets hybrides de nature et culture.
Ce qui est paradoxal c’est que la traduction ne fonctionne que parce que la purification existe, puisque l’on ne peut combiner deux objets que s’ils sont différents. Les objets hybrides montrent bien que nature et culture sont deux ensembles différents mais en relation, ce que les modernes refusent de reconnaître tout en vivant de cette mise en relation.
La relation traduction purification : la purification a permis la traduction, à condition de ne pas la penser.
Les pré modernes : en s’attachant à penser les hybrides, ils en ont interdit la prolifération car toute hybridation doit être en cohérence avec les deux ensembles, nature et culture, il y a systématiquement contrôle des innovations par la société, contrairement au monde moderne.. On rejoint là les idées de Jacques Ellul, selon lequel la technique se développe de façon autonome. Oui, parce qu’elle a été séparée, isolée, de la société.
Origine de la crise actuelle
Les modernes sont invincibles, un discours en boucle fermée
Les modernes sont invincibles car ils peuvent tout à la fois mobiliser la nature tout en la laissant infiniment éloignée des hommes, faire et défaire la société tout en rendant ses lois inéluctables. (p 56). Les Blancs ont la langue fourchue disaient les Indiens car ils séparent les rapports de force et les rapports de raison politiques, mais ils appuient » la force sur la raison et la raison sur la force. » p 57.
Ils sont invincibles car ils affirment la séparation nature culture et en même temps conjuguent nature et culture par fabrication de multiples objets hybrides (vaccins par exemple, mais aussi agro-carburants actuellement). Ils ne laissent donc aucune prise à la critique.
Résultat
Nous avons inventé une société où la nature est à la fois immanente et transcendante ce qui est contradictoire, où la société est à la fois immanente et transcendante, Dieu a tout fait et Dieu n’a rien fait.
Mais victimes de leur succès
Les hybrides se multiplient : » des embryons surgelés, des systèmes experts, des machines numériques, des robots à capteurs, des maïs hybrides, des banques de données, des psychotropes délivrés sur ordonnance, des baleines équipées de radio-sondes, des synthétiseurs de gènes… » (p 72). Nous pouvions en absorber quelques-uns, mais désormais » le tiers- État des choses et le tiers monde se mêlent pour envahir en foules toutes ses assemblées. » (p 73).
Il nous faut donc reconnaître que nous habitons, comme les autres peuples, dans la nature, sur la terre.
3/ Pistes d’action
Changer notre rapport au temps
Il faudrait revenir sur nos pas, mais c’est impossible car » Les modernes ont pour particularité de comprendre le temps qui passe comme s’il abolissait réellement le passé derrière lui, ils se prennent pour Attila derrière qui l’herbe ne repoussait plus. » (p 93)
Mais » Le passé demeure et même revient « . Quand j’utilise un marteau et une perceuse, je vis deux temps différents. Le marteau traverse les siècles, le temps perdure. Comme la roue de la brouette ou de la voiture.
» L’asymétrie entre nature et culture devient une asymétrie entre le passé et le futur. » (p 97).
Nous ne pouvons pas revenir au passé car ce serait une image inversée de la croyance au temps qui progresse. Alors » vQue faire si nous ne pouvons ni avancer ni reculer ? Déplacer notre attention. » (p 103). Trier des éléments qui appartiennent à des temps différents.
Voilà une réflexion fondamentale pour débattre du progrès. Pour les uns (les Huns) le progrès c’est Attila, pour les autres la richesse c’est le temps multiple. Il nous faut changer notre conception du temps.
Ralentir la production d’hybrides, ré habiter la terre
Le capitalisme et le socialisme ont tous deux échoué.
» En voulant abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, le socialisme l’avait multiplié indéfiniment. […] En voulant dévier l’exploitation de l’homme par l’homme sur une exploitation de la nature par l’homme, le capitalisme à multiplie indéfiniment les deux. » (p 17).
» Les socialismes ont détruit à la fois leurs peuples et leurs écosystèmes, alors que ceux [les peuples ?] du Nord-Ouest ont pu sauver leurs peuples et quelques-uns de leurs paysages en détruisant le reste du monde et en enfonçant dans la misère les autres peuples. » (p 18).
Qu’allons-nous devenir si nous cessons d’être modernes ? Il va falloir ralentir la production des hybrides en représentant officiellement leur existence. La ralentir car la mettre explicitement en relation avec la société, avec la culture et la nature. C’est un appel à reconstruire un contrôle social de la technique.
Nous reprenons ci-après la proposition de Bruno Latour de » Constitution non moderne « , 4eme garantie : » la production d’hybrides, en devenant explicite et collective, devient l’objet d’une démocratie élargie qui en règle ou ralentir la cadence. » (p 193). Cette proposition consiste à » remplacer la folle prolifération des hybrides par leur production réglée et décidée en commun. Il est temps peut-être de reparler de démocratie, mais d’une démocratie étendue aux choses mémé. » (p 194).
Il s’agit donc de nouveau habiter la terre, comme nous le faisions avant d’être modernes. C’est ce que Bruno Latour a développé ensuite dans Où atterrir ? Et Où suis-je ?
Face à la crise, rester modestes, ou humbles
Nos crimes sont affreux, la destruction de la nature, mais ils sont aussi communs. » il ne faut pas en exagérer les causes tout en mesurant leurs effets, car cette exagération elle-même serait la cause de crimes plus grands. Toute totalisation, même si elle est critique, aide le totalitarisme. À la domination telle, nous n’avons pas à ajouter la domination totale. » ( p 170-171).
» Certes la diabolisation est plus satisfaisante pour nous par ce que, même dans le mal, nous devrons encore exceptionnels, coupés de tous les autres et de notre propre passé. […] Un Occident radicalement coupé des autres cultures-natures, nul ne peut en discuter. »
» Les modernes ont inventé à la fois le système total, la révolution totale pour y mettre fin, et l’échec également total à faire cette révolution, échec qui désespère absolument. » ( p 172).
Bruno Latour nous appelle à » abandonner la croyance en notre propre étrangeté. Nous ne sommes pas exotiques mais ordinaires. Par conséquent les autres non plus ne sont pas exotiques. Ils sont comme nous, ils n’ont jamais cessé d’être nos frères. N’ajoutons pas le crime de nous croire radicalement différente à tous ceux que nous avons déjà commis. » (p 173).
C’est une critique des discours totalisants sur la crise écologique. Ce qui ne signifie pas que nous ne soyons pas responsables, ni qu’il ne faille lutter pour éviter qu’elle ne s’aggrave. Mais sans imposer notre vision aux autres, au contraire, en reconnaissant qu’il existe plusieurs visions du monde. Position fragile, sur une ligne de crête.
Merci pour cette recension précise, B. Latour nous guide ou éclaire pour tourner la page de cette modernité aveuglante, occidentalo-centrée et hégémoniste. Il nous invite à chercher la suite ensemble, par le débat démocratique, comme Gaël Giraud qui en appelle à une modernité 2.0
Réflexions exigeantes… Leur préférer l’expérience commune ?
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