Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil, 2021
Cet ouvrage applique aux images, à l’art, la théorie des quatre types de relation homme/nature : animisme, totémisme, naturalisme, analogisme. Quatre visions du monde.
Cette note est très réductrice, c’est une sorte d’aide-mémoire pour se repérer dans les 660 pages de l’ouvrage qui donne une vision mondiale d’une ethnologie de la représentation, et pas de toutes les représentations, ce n’est sans doute pas possible, mais de celles qui peuvent éclairer, illustrer, la théorie des relations homme/nature développée dans le précédent ouvrage de Philippe Descola, Par delà nature et culture.
1/ Les plis du monde, le totémisme
Le totémisme est défini comme des groupes partageant des qualités analogues (la force, le vol dans les airs, la gourmandise etc.). Ils ont un ancêtre commun et partagent les mêmes qualités avec des apparences différentes. C’est donc opposé à l’animisme mais différent dans sa structure, ce ne sont pas deux ensembles mais des groupes.
Dans le totémisme on cherche à représenter les qualités d’un groupe, qui a pris le nom d’un animal, mais qui ne descend pas de l’animal. C’est un groupe hybride composé d’humains et de non humains.
Les représentations du totémisme sont d’une part des personnes ou des animaux s’attachant à représenter les similitudes de leur structure interne, soit des territoires interprétés, décrits, comme générés par les ancêtres communs, les êtres du rêve (les totems).
Il peut même y avoir une figuration de la structure interne d’un poisson qui, au verso, représente le territoire structuré par ce poisson, et qui a la forme du poisson. (Figure 53 p 223). Ou bien les éléments deviennent des éléments du territoire : la ligne sinueuse tracée par un serpent a formé le lit d’un ruisseau, les œufs déposés par le python sont devenus un amas de rochers arrondis (on a des récits analogues dans les contes bretons).
La différence morphologique entre les hommes, les animaux et les plantes importe moins que les qualités partagées : comportement vif ou lent, confirmation plate arrondie ou élancée, luminosité claire ou foncée, texture rugueuse ou soyeuse, consistance dure ou souple… un totem est donc un ensemble de qualités.
2/ Esprits de corps, l’animisme
Dans l’animisme il faut pouvoir reconnaître l’autre, il n’y a donc jamais de composition d’ensemble.
Animisme : la représentation d’êtres non humains par des humains avec un masque maintient la différence entre l’humain et le non humain. L’humain portant le masque peut être très identifié, il prête sans se confondre son corps comme support du masque, et son esprit, par des intentions, mais l’animal reste indépendant de cette représentation. Il n’y a pas fusion ou confusion.
Les animaux sont souvent représentés dans un mouvement suspendu, ce qui signifie leur intention, donc ils en ont une.
Les esprits peuvent passer d’une forme à l’autre, vagabonder, ils ne sont pas prisonniers d’une forme particulière. Ils se croient des humains. Quand ils quittent les humains, ils peuvent reprendre leur forme animale comme la femme renarde des Inuits Netsilik (p 120). Les masques esquimaux permettent de passer du point de vue des hommes à celui des animaux, et inversement.
Pour les indiens d’Amazonie les différentes tribus d’humains sont aussi différentes entre elles qu’elles le sont des animaux ou des arbres. L’espèce humaine n’a guère de sens.
Au début du monde tous les existants communiquaient dans la même langue, habitaient des maisons, faisaient l’amour et la guerre, avaient toutes les potentialités désormais séparées selon les espèces : faire de la musique, nager, voler, grimper aux arbres etc. Avec la spécialisation chaque espèce a réduit ses potentialités, acquis une apparence, tout en gardant le même esprit (p 151).
Pour les Wauja (Amazonie) tous les êtres existant, apprenant l’apparition du soleil, se sont précipités à fabriquer des vêtements et des masques pour se protéger. Ils ont donc pris la forme de poissons, de mammifère, d’oiseaux, d’insectes..ceux qui ne réussirent pas devinrent des monstres cannibales aquatiques dévorateurs d’âmes (marmite, pirogue, serpent, caïman), les hommes gardèrent leur apparence.
Ajoutons qu’au moyen-âge les animaux pouvaient passer en procès, que le renard Isengrin avait toutes les qualités et les défauts des hommes, que les fables de La Fontaine mettent en scène des animaux ayant autant d’esprit que les hommes.
3/ Multiplier les points de vue, l’analogisme
L’analogisme considère les êtres non pour eux-mêmes mais dans leurs relations aux autres. Ils ne sont jamais représentés seuls, ou alors ce sont des êtres déjà composites (les chimères).
On retrouve cette conception dans de nombreux peuples, parfois hybridée avec le totémisme ou l’analogisme, mais il est nettement dominant en Asie et surtout en Chine.
L’opposition entre naturalisme et analogisme oppose aussi deux conceptions – séparation corps esprit pour le naturalisme, unité pour l’analogique – et deux structures humains et non humains d’une part, atomisation généralisée d’autre part. L’analogisme a dominé en Europe jusqu’à la Renaissance, et il est présent dans les Andes et au Mexique.
L’objet de l’analogisme sera donc de représenter les réseaux de correspondance entre des éléments discontinus.
C’est une conception qui a favorisé l’émergence de la forme étatique, où les individus sont considérés comme des éléments d’un tout. Mais il existe aussi des chimères chez des peuples sans État (Mali, Nouveau Mexique, p 313).
Les représentations en sont très variées. La chimère, présente chez les Grecs, est un assemblage de deux êtres de nature différente, c’est déjà une conception analogique. En Inde des animaux sont représentés comme des ensembles d’êtres enchevêtrés, comme le sont des tableaux associant de manière inextricable hommes, femmes, animaux et objets.
Il y a trois modalités de représentation de l’analogisme : par hypostase, les éléments sont associés dans un ensemble sans perdre leur identité, le masque de l’exorcisme de Kola Sanniya au Sri Lanka (figure 86 p 333),
Par agrégation fonctionnelle, les éléments associés participent à une fonction commune, les mesas ou tables cérémonielles au Mexique (Figure 89 p 346),1
Par détermination expressive, chaque élément est un aspect particulier d’un tout qui lui préexiste. Les poupées représentant des Katsinam en Arizona représentent des ancêtres, des messagers des divinités, des esprits personnifies d’Ani, de plantes, de phénomènes atmosphériques, mais avec toujours la même forme de poupée (figure 90 p 350).
Le moyen-âge fut une période analogique avec des tableaux associant hommes, femmes, animaux, habitats et objet sans ordonnancement unique. Il n’y a pas un seul point vue comme cela apparaîtra plus tard avec la perspective et le naturalisme.
4/ le naturalisme
La dernière conception apparaît en Europe sous sa forme théorique au XVII éme siècle (le début des temps modernes), sous sa forme artistique dès le XV éme siècle avec l’apparition des portraits aux Pays-Bas et en Italie.
Mise en évidence de la personnalité des hommes dans les portraits et ordonnancement dans une vue perspective sont deux caractéristiques fondamentales de cette vision du monde dominée par l’homme. La perspective est ce qui permet de découper dans un environnement infini une totalité dont l’homme est responsable, l’ordonnateur.
La peinture des paysages apparaît en même temps que les cartes géographiques qui mesurent le territoire et les horloges qui mesurent le temps. Tout se mesure. L’homme a construit une représentation vraie de son point de vue. Cette imitation est-elle vraie ? Le débat avait déjà eu lieu entre Platon pour qui l’imitation est inférieure du point de vue de la connaissance à l’objet figure, tandis que pour Aristote l’imitation met en évidence les relations cachées qui existent entre les objets représentés (p 547).
Le naturalisme se traduit par des représentations du paysage dans une ouverture de fenêtre, des portraits qui expriment des sentiments, des représentations de la. vie quotidienne (peinture flamande) qu’aucune autre civilisation n’avait expérimenté.
Le cubisme annoncerait la fin du naturalisme. Vers quelle ontologie ? Nul ne le sait, comme nul ne sait vers quel monde nous allons.