Exposé à l’Université permanente de Nantes, 21 mars 2022
Les explications de notre non-prise en compte des enjeux de la crise écologique sont innombrables. Elles sont biologiques (la préférence au cout terme, les émissions de dopamine), psychologiques (dissonance cognitive), économiques (temps de retour sur investissement), cognitives (prévisions linéaires, décalage entre notre capacité d’action et notre capacité de réflexion, amnésie intergénérationnelle), politiques (encore la préférence pour le court terme), idéologiques (croyance au progrès) … il y en a trop pour que cela ait un sens. La raison profonde est ailleurs, c’est la question de ce soir.
La crise écologique a-t-elle une dimension spirituelle ?
Oui. Pour trois raisons.
La crise écologique remet en cause notre relation aux vivants non-humains.
La crise écologique remet en cause notre rapport aux humains des générations futures, notre rapport à la mort.
Nous ne changerons pas notre mode de vie si nous ne changeons pas notre relation entre notre tête et notre cœur.
1/ Notre relation aux vivants non humains
Aldo Léopold[1], un forestier américain du début du XXème siècle, nous invite à « penser comme une montagne », c’est-à-dire à partager l’esprit de la montagne, une conception animiste. Pourquoi ? Parce que en ne pensant que comme des hommes, nous détruisons nos ressources : « Le vacher qui débarrasse son pacage des loups ne se rend pas compte qu’il prend sur lui le travail du loup qui consiste à équilibrer le troupeau en fonction de cette montagne particulière. Il n’a pas appris à penser comme une montagne. » (p.170). Et cela, Aldo Léopold l’a compris en regardant mourir une louve qu’il avait tuée, quand il croyait encore bien faire en éliminant ces prédateurs. Il arrive près de la bête en train de mourir : « Nous atteignirent la louve à temps pour voir une flamme verte s’éteindre dans ses yeux. Je compris alors, et pour toujours, qu’il y avait dans ces yeux-là quelque chose de neuf, que j’ignorais – Quelque chose que la montagne et elle étaient seules à connaître. » (p.169).
Aldo Léopold l’a compris dans les yeux mourants de la louve, pas dans les livres. De même il est difficile d’expliquer pourquoi il est important de réintroduire des loups en France, tant que l’on n’est pas touché, soit par les dégâts des zones sans prédateurs (surpâturage et érosion), soit, mais c’est plus difficile, par la flamme verte dans les yeux d’un loup en train de mourir.
C’est notre relation à la nature qui est en cause, alors passons de la biologie à l’anthropologie.
Pour Philippe Descola[2] il y a quatre manières de vivre notre relation au monde. Chacune donne à l’esprit une place particulière.
Les naturalistes que nous sommes considèrent qu’il y a d’un côté les hommes et de l’autre côté des êtres vivants sans conscience, sans esprit. Des débats ont lieu depuis quelques dizaines d’années sur la conscience des animaux supérieurs et même depuis quelques années sur la conscience des plantes, mais c’est très récent. Sur leur conscience du mal qu’on peut leur faire subir, sur leur mémoire. Mais fondamentalement nous restons marqués par cette séparation entre les hommes et le reste du monde, comme par la séparation entre esprit et corps.
Mais cette conception n’est que l’une des quatre conceptions des relations à la nature. Les totémistes considèrent les peuples comme différents, aussi différents entre eux que dans notre conception les animaux peuvent l’être des humains, donc que chaque peuple à un ancêtre commun avec une espèce animale associée, le totem. Certains sont agiles et capables de se déplacer dans les arbres, bavards, ils ont un ancêtre commun avec les babouins. D’autres sont souples, se cachent facilement, ils ont comme ancêtres des serpents. D’autres encore sont à l’aise sur et sous l’eau, ils ont comme ancêtres des poissons, etc. Ces ancêtres sont les « Êtres du Rêve ».
Les animistes ont conscience qu’ils partagent avec tous les autres êtres vivants un esprit commun, qu’ils peuvent communiquer avec ces êtres même s’ils semblent de nature différente. Ils chassent et coupent des arbres, mais toujours avec respect, et toujours avec mesure. S’ils coupent un arbre dont ils ont besoin, ils s’en excusent avant. S’ils tuent un caribou ils font un feu pour envoyer ses cendres aux esprits, que son esprit puisse continuer à vivre. C’est l’histoire de Yakari et du bison blanc.
Enfin les analogistes considèrent chaque être comme un élément en relation avec tous les autres éléments vivants du monde, sans distinction. Tous sont différents de nature et d’esprit mais tous sont indispensables à la vie du monde, comme les étoiles forment le ciel étoilé. La conception analogiste dominait assez largement en Europe au Moyen-Age, même si elle coexistait en particulier avec de l’animisme.
De manière plus scientifique Descola explique que chez les totémistes tous les êtres vivants ont une nature (physicalité) et leur intériorité (un esprit commun), alors que chez les analogistes tous les êtres sont différents aussi bien dans leur physicalité que leur intériorité. Les deux autres catégories sont les deux combinaisons intermédiaires.
Il situe les dominantes naturalistes en Occident, animistes en Afrique et en Amérique, totémistes en Australie et analogistes en Asie.
Quelle relation avec crise écologique et spiritualité ? C’est que le naturalisme, dominant en Occident depuis son apparition environ au 16eme siècle, a justifié l’exploitation sans limite de notre environnement, parce que nous lui nions tout esprit, toute identité. Mais au Moyen-Age on pouvait faire un procès au renard qui mangeait les poules. Les tableaux disposaient les différents éléments (personnages, bâtiments, paysages) juxtaposés sans perspective, inventée à Florence au XVème siècle comme moyen graphique de placer l’homme en surplomb. Comparez un tableau du Moyen Age et un tableau du XVIIIème siècle.
Nous sommes en Occident de façon dominante des naturalistes, mis aussi un peu totémistes quand nous parlons à notre chien, ou animistes quand nous injurions une voiture ou un ordinateur qui ne marche pas.
Considérer que la nature a un esprit, que nous partageons l’esprit de la nature, c’est une question spirituelle.
2/ La mort et notre relation aux générations futures.
La menace de l’effondrement est un révélateur de nos croyances, de nos peurs, de nos ignorances. C’est un révélateur car elle nous met face au risque de la mort, risque que nous tentons d’effacer dans les civilisations contemporaines (et que certains essaient de repousser comme les projets de l’université de la singularité) ; de la mort de nos civilisations, pas seulement des individus.
21 La mort de notre civilisation
Les civilisations sont mortelles
Selon Joseph Tainter[3], la fin de l’expansion territoriale de l’empire romain entraîne des difficultés financières. D’Auguste (27 avant JC à 14 après JC) à Dioclétien (qui termine son règne en 305 après JC), les empereurs sont obligés de créer de nouvelles taxes pour financer leur administration et l’armée, les aides aux pauvres et l’éducation… comme aujourd’hui. Antonin Pius (138 à 161)essaie de réduire l’administration et vend quelques propriétés de l’Empire La population diminue suite à la peste aux 3e et 4e siècles et ne se relève pas malgré la relative paix à l’ouest au 4e siècle et à l’est jusqu’au début du 7e siècle. On manque alors de personnel en agriculture, dans l’industrie et pour l’armée et l’administration. On embauche des barbares dans l’agriculture et on les enrôle dans l’armée. Constantin crée des aides pour les pauvres et les orphelins pour favoriser la démographie.
Chez les Maya, dont la civilisation a duré plus d’un millénaire, la cause de la chute ne semble pas être la fin de l’expansion territoriale mais plus directement les rendements décroissants de l’agriculture et de l’organisation sociale. Là aussi la question de la croissance démographique a été posée, et les Maya ont agi non pas comme les Romains par des aides aux pauvres, mais en favorisant l’alimentation des femmes et en valorisant la reproduction. La population a commencé à diminuer avant la chute à la fin du 9e siècle, et le fait qu’elle ne puisse reprendre montre que l’environnement avait été détérioré sous l’intensification, et/ou que l’agriculture intensive ne pouvait se maintenir sans un système hiérarchique qu’il n’était pas possible de reconstruire.
Pour les Chacoans (Nouveau Mexique), le retrait d’une partie du « réseau » de cités à partir de l’an 1000 serait dû non pas à la détérioration de l’environnement mais au fait qu’il était plus économique de se retirer que continuer ou de se battre pour le pouvoir. Mieux valait l’émigration et la chute.
On peut citer des dizaines de fins de civilisations, dont bien sûr celle de l’île de Pâques au XVème siècle, de l’Islande à la même période. Jared Diamond[4] en a étudié une petite dizaine, Tainter une vingtaine.
Notre société contemporaine est sujette comme les autres à la chute. La différence est que le monde est plein, plein de sociétés complexes, ce qui est un cas nouveau et unique dans l’histoire humaine, et que la chute concerne aussi les non humains, tous les non humains.
La poursuite des dépenses vers la complexité ne peut donc pas s’arrêter, la spirale est sans fin, car le premier qui arrête est absorbé par les autres. C’est pourquoi les propositions pour la décroissance, pour limiter les prélèvements sur la planète, ne peuvent être entendus. Une décroissance unilatérale équivaudrait à un désarmement unilatéral.
La chute ne peut être que mutuelle. Bonjour les dégâts !
Ou l prise de conscience ne peut être que mondiale, planétaire.
22 le devenir des générations futures
Comment être touché par les générations futures?
Changer maintenant en sachant que c’est pour un bénéfice que je ne percevrai pas c’est soit faire preuve d’une éthique de responsabilité forte (Hans Jonas), et/ou, mais ce n’est qu’une hypothèse et ce n’est pas exclusif, se sentir responsable après notre mort, donc se projeter après la mort, ce qui met en jeu une dimension spirituelle. En effet s’il n’y a plus rien après la mort, pourquoi me soucier de ceux qui resteront ? Si je partage un devenir avec eux, j’emporte ma responsabilité dans cet au-delà. Je reste responsable. Je les les porte dans mon cœur
La mort est indispensable à la vie. Si le grain ne meurt… Il s’agit là de la mort d’individus, la mort de notre monde, de notre civilisation inquiète. Elle met en jeu l’espoir (que tout va s’arranger, on reste dans le domaine du possible), et l’espérance (qui est du domaine de l’impossible, cf. Jacques Ellul).
Pour Bernanos[5] « On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. » Regarder en face le risque d’effondrement pourrait être désespérant. Au contraire, le manque d’espoir ouvre à l’espérance, l’impossible au possible (Jacques Ellul).
3 La relation à nous-mêmes
31 Croire et savoir
Nous avons abordé la relation aux autres, la relation au devenir, reste la relation à nous-mêmes. Nous savons que la crise arrive, qu’elle est là, mais » Nous ne croyons pas ce que nous savons » écrit Jean-Pierre Dupuy[6]. Cette formulation est dérivée de ce que dit Gunther Anders à propos de la bombe atomique, » Nous ne comprenons pas ce que nous savons « . Ce glissement sémantique entre croire et comprendre évoque Saint Augustin[7] : » il faut croire pour comprendre » …
Si l’on articule ces trois propositions, on obtient :
Nous savons, que la bombe atomique est une menace planétaire, comme la crise écologique. Il n’y a pas, il n’y a plus de doute sur ce point,
Nous ne comprenons pas cette menace, au sens où nous continuons, globalement, à vivre comme avant,
Nous ne comprenons pas parce que nous n’y croyons pas. Croire suppose de faire confiance à celui qui parle, celui qui nous apporte la parole, d’avoir un cœur ouvert, c’est à cette condition que nous comprendrons, au sens étymologique du terme, com-prendre, prendre avec nous. Et nous ne croyons pas parce que nous ne comprenons pas. Saint Augustin conclut ainsi un sermon : « Oui il faut comprendre pour croire et croire pour comprendre », une illustration du principe de récursivité de la pensée complexe. Comprendre ici c’est réaliser, intégrer cette parole en nous.
Nous avons tous les moyens de savoir ce qui se passe, mais cela reste au niveau intellectuel, sans nous toucher. Nous n’y croyons pas. Avec des mécanismes variés, du refus de l’évidence scientifique, au déni, au refoulement[8]… c’est le refus de passer de la tête au cœur. D’avoir du cœur, des sentiments, des émotions.
Nous avons une indigestion de chiffres. Sentir est premier, mais négligé. Il n’y a pas de chemin direct de savoir à comprendre, il faut croire, ce qui est un mouvement du cœur, pas de la tête. Ce schéma est pour les rationnels, voire les rationalistes, certains – les plus sensibles – n’ont pas besoin de tout savoir pour croire, ils comprennent d’instinct la situation. Nous ajoutons donc un élément, celui de la sensation, de la sensibilité.
Notre unité d’homme c’est la tête et le cœur, il n’y a pas opposition mais interaction entre les deux.
Cette relation entre sentir et savoir, émotion et compréhension, com-préhension, a été mise en évidence en Occident par Ignace de Loyola au XVe siècle puis Spinoza au XVIe siècle, de façon différente, en partant de points de vue différents mais convergents. À l’opposé d’un Descartes qui développe une vision dualiste, d’un côté le corps, de l’autre l’esprit, Spinoza insiste sur l’interaction nécessaire entre les émotions et l’esprit. Ignace propose une relecture des motions qui permet à l’homme de repérer en lui ses moments de consolation et de désolation (de joie et de tristesse dirait Spinoza), pour chercher, dans les deux cas, le bonheur auquel nous sommes promis. Ce moment de relecture est fondamental, c’est celui qui permet d’intégrer en soi les mouvements intérieurs, donc de comprendre, aussi bien émotionnellement qu’intellectuellement.
Il y a donc deux étapes fondamentales, la première d’être touché, ému, la seconde de prendre conscience. De passer de l’émotion à la motion, au mouvement intérieur, se mettre en mouvement.
De même qu’un enfant apprend d’autant mieux qu’il a un rapport positif avec son maître, nous pourrons avoir une relation positive à l’écologie si nous aimons les vivants non humains et toute la nature.
32/ De savoir à croire, du besoin au désir
Changer de mode de vie est nécessaire, même si cela semble impossible. Le nécessaire doit devenir possible. Sinon cela nous sera imposé. Lao Tseu.
Les arguments intellectuels ne nous feront pas changer, tant qu’ils sont perçus comme une contrainte. Et la seule façon de désirer de changer de mode de vie, c’est d’aimer, d’aimer les autres hommes, d’aimer les vivants non humains, d’aimer les paysages et les sols. Aldo Léopold.
Pour Denis Vasse[9]. » Le désir est bien l’essence : il fait surgir dans le réseau serré des nécessités de la vie le non nécessaire de la présence. » (p. 41). La nature peut être aimée, désirée, si elle n’est pas nécessaire à mes besoins, tout en étant nécessaire à mes moyens de subsistance. » Lorsque la tige du besoin renonce à son indéfinie croissance, éclot la Fleur du désir » L’homme de désir … est libre de travailler à la transformation du monde, non plus pour le réduire à soi-même et tenter d’occuper toutes les places, mais pour le rendre à lui-même en assumant son rôle d’homme unique entre les autres. » (p. 50).
Avez-vous envie de rouler moins vite pour sauvegarder l’air des générations futures ?
Si vous coupez du bois, avez-vous envie de le couper à la scie plutôt qu’avec une machine ?
Pour vous déplacer, choisissez-vous quand c’est possible la marche ou le vélo plutôt que la voiture ?
Avez-vous envie d’un nouveau smartphone, qui va nécessiter l’extraction de 70 kg de minerais[10] ?
Selon Bruno Latour[11] le problème est que nous vivons de l’extraction comme si nous n’étions qu’un fil électrique entre deux pôles, « comme les deux pinces de la prise de terre : l’une approprie, l’autre exclut » (p 145), l’une approprie le pétrole ou les terres rares, l’autre exclut les populations locales. Mais l’extractivisme ne nous rend-il pas fou, » car le seul moyen d’absorber une pareille contradiction c’est de fuir hors du monde » et il n’y a pas de lieu vraiment hors du monde. Bruno Latour continue cette réflexion en considérant que » les ennemis sont partout et d’abord en nous » (p 150) et que cet engagement, qui n’est porté par aucune culture politique, supposerait de » changer d’affect, d’attitudes, d’émotions même » ?
La beauté
D’émotions. Le monde est beau quand nous le regardons comme beau, comme la beauté d’une bien aimée resplendit dans les yeux de son amant mais peut passer inaperçue aux yeux des autres hommes. Certes un lever de soleil dans la montagne, un chêne centenaire ou un paon qui fait la roue apparaissent beaux à la plupart d’entre nous. Mais est-ce qu’un marais, un ver de terre, une pousse de plantain, suscitent en vous un sentiment de beauté ? Si oui, vous les protégerez et la beauté sauvera le monde. Sinon tout ceci disparaîtra, c’est d’ailleurs en cours.
Pour voir il faut entrevoir. Pour aimer et souffrir, il faut un peu connaître, regarder, côtoyer et surtout admirer nous dit Patrick Chamoiseau : « Si on n’est pas capable d’admirer, on n’est pas capable de voir. »
La beauté sauvera le monde, cette affirmation de Dostoïevski dans L’idiot a beaucoup de sens aujourd’hui.
33/ Qu’est-ce que la spiritualité pour moi ?
C’est la prise de conscience de mes sentiments, de mes mouvements intérieurs. Ignace de Loyola. Cette prise de conscience n’est souvent pas spontanée, elle suppose de prendre un temps, un temps de relecture pour les faire remonter à la conscience. Je vois sans les regarder vraiment un hérisson écrasé sur la route, une forêt éventrée par un bulldozer qui trace une route, une rivière dont le lit est à sec, un migrant qui n’a pas de toit. Je peux continuer à vivre sans être touché.
Si je prends le temps de relire ma journée, de me représenter tous ces événements, je vais peut-être faire des liens entre ces événements, ou entre certains d’entre eux et ce que je peux lire sur la crise écologique. Je peux laisser remonter à ma conscience mes sentiments, en prendre conscience. Pour Saint-Exupéry, on ne voit pas avec les yeux, mais avec le cœur.
Cela me touchera plus que tous les rapports sur la crise. Ces rapports peuvent me toucher si je suis prêt à les entendre, ils n’ont aucun effet s’ils restent à un niveau cérébral. Ils seront perçus comme porteurs de contraintes, comme de l’écologie punitive comme disait Ségolène Royal. Ils seront perçus comme dessinant une conversion libératrice si j’ai été touché par ce que j’ai vu. Je deviendrai heureux de rouler moins vite si je dois prendre une voiture, de rouler à vélo même s’il pleur à verse ou de couper le bois à la scie. Je me serai converti. N’est-ce pas là un événement spirituel ?
» En tant que producteurs de cadavres nous avons déjà fièrement atteint le stade de la production de masse « . Cette affirmation de Gunther Anders[12] qui s’applique à la seconde guerre mondiale, nous pouvons la transposer aux êtres non-humains, nous avons réussi à éliminer 70 % des insectes volants en 30 ans. Sans beaucoup de sentiments. L’enjeu est donc de mettre notre capacité d’imagination morale, nos représentations et nos sentiments au niveau de nos capacités d’action. Il nous faut nous » rendre capables de ressentir » et pour cela Gunther Anders propose des exercices d’élongation morale. Exercices, voilà qui nous rappelle les exercices spirituels de St Ignace.
Il ne s’agit pas de fabriquer un homme augmenté, mais de » rattraper le monde des instruments… en le tirant vers nous » (p. 306). De retrouver une unité entre notre action et nos sentiments.
Alors, la crise écologique a-t-elle une dimension spirituelle ? Oui, car elle touche aux rapports entre la vie et la mort. Pour Bruno Latour[13] la boussole de notre temps c’est l’axe vivant/non vivant, qui se superpose aux axes précédents, dont l’axe social/économique. Il ne le remplace pas, il le complète.
Oui car la sobriété seule c’est une amputation, une amputation du pouvoir d’achat. La sobriété couplée à la spiritualité c’est une libération, une ouverture.
Pour terminer je voudrais dire que la spiritualité c’est une prise de conscience de nos sentiments face au réel, et que le réel n’est pas la valeur monétaire de ce réel. La spiritualité peut donc être développée à partir du moment où l’on considère la vie réelle, les échanges de biens physiques, les conditions de vie physiques, et non la valeur monétaire de ces éléments (Georgescu-Roegen). Quand je décide de rouler moins vite, je peux le faire pour dépenser moins d’argent, cela ne durera qu’un temps, ou pour préserver les générations futures, je me projette dans le temps. Rouler moins vite a une évidente dimension spirituelle dans le rapport au temps. Le temps est supérieur à l’espace nous dit Héraclite.
Arnaud du Crest
[1] Aldo Léopold, Almanach d’un Comté des Sables, Flammarion, 2017 (1949).
[2] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 ; Les formes du visible, Seuil, 2021.
[3] Joseph Tainter, The collapse of complex societies, Cambridge university press, 1988
[4] Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, 2006
[5] Georges Bernanos, conférence 1945.
[6] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002.
[7] Saint Augustin, Sermon XLII.
[8] C’est assez proche du refus de reconnaître qu’un être cher a commis un acte répréhensible, comme cela arrive pour les proches des personnes ayant commis des abus sexuels. « Il y a une différence entre savoir et admettre. Cette dissociation psychique est parfois une question de survie » explique Audrey Pulvar à propos des pratiques incestueuses de Marc Pulvar, son père. Le Monde, 25 mars 2021.
[9] Denis Vasse, Le temps du désir, Seuil, 1969.
[10] https://www.mesdatasetmoi-observatoire.fr/article/le-cout-environnemental-du-numerique-augmente
[11] Bruno Latour, Où suis-je?, La Découverte, 2021.
[12] Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme, Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 303.
[13] Bruno Latour, Où suis-je ? La Découverte, 2021