Émission Fleur de sel, 9 octobre 2017
Vous voulez nous parler de ralentir aujourd’hui. Quel rapport entre l’écologie et le ralentissement ?
Prendre le temps c’est une attitude avant tout spirituelle. Quand je prie je prends d’abord un temps pour me poser, me mettre à l’écoute du Seigneur. Ce n’est que dans le temps donné que je peux trouver Dieu.
C’est aussi un enjeu écologique pour au moins deux raisons. La première est que plus je vais vite moins je vois ce qui est autour de moi, moins je vois ce qui change, moins je peux prendre conscience de ce changement. Quand je vais vite sur la route j’ai moins le temps de voir les panneaux, c’est la même chose par rapport à mon environnement. Et si je ne les regarde pas, je prendrai pas conscience des cours d’eau à sec, du silence des grenouilles et des oiseaux (1), de l’absence de papillons, des falaises qui reculent.
L’autre raison est que plus je vais vite à travailler, à circuler, à consommer, plus j’augmente la consommation des ressources en matières premières et en énergie. La consommation d’énergie augmente au carré de la vitesse, aussi bien pour la circulation sur la route que pour la production dans les entreprises. Rouler à 130 km/h, téléphoner à mon voisin parce que cela va plus vite, envoyer tout de suite les photos que viens de prendre avec mon téléphone, changer ce téléphone tous les deux ans, changer de vêtements chaque saison avec la mode qui va de plus en plus vite, c’est augmenter également la consommation de ressources.
Ralentir, n’est-ce pas à contre-courant, et même illusoire dans un monde qui va toujours plus vite ?
Si l’on limite son regard en effet. Si je ne regarde que la concurrence entre le train et l’avion, il faut que le train aille toujours plus vite. Si je produis des fromages ou des machines, en produire plus dans le même temps rendra chaque unité moins coûteuse. C’est ce que l’on appelle la productivité et je serai mieux placé que mon concurrent, je serai plus compétitif.
Mais si j’élargis mon regard, cette accélération se fait généralement au moyen d’une consommation d’énergie plus importante, et produire plus consomme évidemment plus de matière. Même si des efforts sont faits pour réduire la matière par unité, le gain par unité est effacé par l’augmentation du nombre d’unités produites. C’est ce que l’on appelle l’effet rebond. Gaël Giraud, un jésuite et économiste renommé, a très bien montré que la croissance dépend aux deux tiers de l’augmentation de la consommation d’énergie.
La façon la plus efficace de réduire les émissions de gaz à effet de serre des voitures ce n’est pas d’acheter une voiture plus économe, c’est de rouler moins vite. Faites l’essai. La façon la plus efficace de réduire notre consommation de matériaux c’est de produire des biens qui durent plus longtemps, de passer plus de temps à produire chaque unité.
C’est d’ailleurs ce que dit le pape François dans Laudato si. L’injonction au ralentissement apparaît dans l’encyclique Laudato si au # 114 au sujet de la technologie : » il est indispensable de ralentir la marche pour regarder la réalité d’une autre manière, recueillir les avancées positives et durables, et en même temps récupérer les valeurs et les grandes finalités qui ont été détruites par une frénésie mégalomane. »
Puis au # 191, au sujet de l’économie le pape écrit que nous devons » ralentir un rythme déterminé de production « .
Ralentir la technologie et la production, mais de quoi se mêle le pape ?
Eh bien le pape part d’un constat : le pouvoir politique, la technologie et la production économique (les entreprises) forment un système qui enferme l’homme dans la seule dimension économique, qui lui fait perdre son âme. C’est ce qu’il appelle à la suite de Giordini le paradigme technocratique. Sans développer ici ce concept, la seule façon de libérer l’homme de cet enfermement, c’est de ralentir le rythme de ce cercle vicieux, donc ralentir le rythme de l’innovation technologique, et ralentir le rythme de la production économique.
Je vous arrête tout de suite. Nous avons besoin d’innovation pour faire face à tous les défis d’aujourd’hui.
D’innovation oui, de recherche donc également, mais pas nécessairement de technologies. Prenons deux exemples. La permaculture qui consiste à gérer une production agricole sans prélever plus que ce que la terre peut renouveler fait appel à des notions scientifiques très pointues, à une connaissance approfondie du sol et des relations entre les plantes, mais sans ajouts de technologie. Les fabricants de tracteurs et de produits chimiques en sont pour leurs frais.
En éducation, les méthodes actives sont avant tout des méthodes d’animation, sans besoin à priori de tableaux numériques. Les recherches actuelles de low Technology, ou technologies à basse consommation d’énergie, se font avec des moyens technologiques très limités.
Et diminuer le rythme de production, n’est- ce pas contraire à l’emploi ?
Au contraire. Je sais bien que l’opinion générale est qu’il faut augmenter la vitesse de production, donc la productivité, pour développer l’emploi. En langage courant c’est avoir de la croissance, et vous savez que tous nos gouvernements ont un objectif prioritaire : relancer la croissance pour créer de l’emploi.
Eh bien c’est une erreur. Sans pouvoir entrer ici dans les détails indiquons simplement que la productivité en France a été multipliée par deux entre 1975 et 2013, et le chômage par trois.
De plus comme notre moteur économique devient de moins en moins performant au fil des années, et ce dans tous les pays du monde, il faut faire de plus en plus d’efforts pour accélérer. C’est comme si un moteur de voiture vieillissant était moins performant et qu’il faille appuyer toujours plus sur l’accélérateur, sans aller plus vite. Résultat, si l’Etat veut accélérer la croissance il s’endette, si une entreprise veut accélérer soit elle met plus de pression sur ses salariés, et les tensions augmentent, soit elle diminue le nombre de salariés pour produire autant avec moins de personnes qui produiront plus par personne, donc produiront plus vite, et c’est l’emploi qui diminuera.
Mais il faut bien faire face à la concurrence, sinon nous devenons moins compétitifs et perdent des emplois ?
La concurrence c’est la question de la compétitivité, à ne pas confondre avec la productivité. Il y a en fait deux modalités de concurrence, par les coûts et par la qualité. Par les coûts il faut produire toujours plus vite, quelles qu’en soient les conséquences. Par la qualité du produit, alors c’est un compromis, parfois délicat, entre le coût du produit et la capacité des acheteurs à l’acquérir. Le commerce aux États Unis avait diminué sa productivité et augmenté ses marges entre x et x, en développant les services aux clients. Puis la concurrence par les coûts a repris le dessus. Mais les deux modèles sont viables, et même le modèle par la qualité est certainement celui qui a le plus d’avenir.
Nous avons de plus en plus les moyens d’aller plus vite, avec les trains rapides, l’avion, les télécommunications, c’est un progrès ?
C’est une augmentation de la vitesse, pas toujours un progrès pour l’homme. Le train rapide ne s’arrête plus dans les petites villes, il stérilise une bande de 100 mères de chaque côté de la voie par sécurité, soit un hectare par cent mètres de voie, et je ne vois plus grand chose des paysages que je traverse. Comme le disais déjà Jean-Jacques Rousseau, pour se déplacer la chaise à porteur convient, mais pour voyager rien de tel que la marche.
Les télécommunications sont plus rapides que ma pensée, combien de fois ai-je regretté d’avoir envoyé un mail trop rapidement rédigé ? L’écriture sur un papier est plus réflexive.
Un repas vite avalé est-il plus bénéfique qu’un repas où je prends mon temps ? La médecine nous recommande de manger plus lentement. Le mouvement slow food qui préconise de prendre son temps pour préparer les repas, et pour manger, se développe.
Et puis notre façon de calculer la vitesse est-elle correcte ? Nous mesurons le nombre de km parcourus en une heure. Mais si nous ajoutons au temps que nous avons passé dans la voiture (ou le train, l’avion…) le temps que nous avons mis à gagner l’argent nécessaire à l’achat de la voiture et au carburant, alors la vitesse diminue fortement, et il devient souvent plus intéressant de prendre notre vélo. C’est ce que l’on appelle la vitesse généralisée développée par Jean-Pierre Dupuy (2) et Ivan Illich (3)
C’est une vision univoque, les voitures, les avions permettent aussi de sauver des vies.
Oui bien sûr, ils provoquent des morts et sauvent aussi des vies. Vous savez que le nombre de morts sur la route est actuellement de 4 000 par an mais il était supérieur à 15 000 au début des années 1970. Si l’on avait posé au début de l’ère automobile la question suivante aux français : » Nous avons un moyen d’aller rapidement à l’autre bout de la France, en toutes circonstances, mais il faudra tuer pour cela 10 000 personnes par an, principalement des jeunes. Ce moyen nous permettra aussi de sauver des vies « . Qu’auraient répondu les français ?
Cela pose effectivement question mais on ne peut pas ré écrire l’histoire. Pour l’avenir, y-a-t-il une vitesse limite ?
On ne peut pas dire qu’il y ait une vitesse limite, mais quand l’accident arrive c’est que l’on a dépassé sa limite de vitesse. C’est un rapport entre nos capacités et les possibilités de la vitesse, entre l’homme et la technologie.
Quand les machines électroniques calculent et raisonnent plus vite que nous, les données électroniques circulent à une vitesse 40 millions de fois supérieure à la vitesse de notre influx nerveux entre le cerveau et la main. Notre liberté est en danger si nous ne savons pas maîtriser les algorithmes (4). C’est ce qui arrive périodiquement à la Bourse où les ordinateurs achètent et vendent à la microseconde et provoquent des mini krachs boursiers.
Tout ceci est bien loin de notre vie quotidienne…
Il y a des exemples plus proche de notre expérience quand notre ordinateur nous suggère d’acheter tel produit ou tel livre ou tel vêtement car il a enregistré nos achats précédents et a plus de mémoire que nous, ou quand nous regrettons d’avoir répondu tout de suite à un mail, sans prendre le temps de réfléchir plus avant.
Nous avons l’habitude de devoir ralentir pour des raisons négatives : fatigue lors d’une randonnée, brouillard qui oblige d’être prudent en bateau, risque de dépasser la limite de vitesse sur la route. Le ralentissement dont nous parle le pape François est à la fois commun à cette approche négative, il y a danger, il faut ralentir, et positif, le ralentissement m’ouvre à la contemplation, me rapproche de mon Créateur.
Citons pour conclure le pape François :
» Beaucoup de personnes font l’expérience d’un profond déséquilibre qui les pousse à faire les choses à toute vitesse pour se sentir occupées, dans une hâte constante qui, à son tour, les amène à renverser tout ce qu’il y a autour d’eux. »
Vous notez l’expression » à renverser tout ce qu’il y a autour d’eux. » À prendre au sens propre, quand je me presse je renverse des choses, et figurée comme il le développe ensuite :
» Cela a un impact sur la manière dont on traite l’environnement. Une écologie intégrale implique de consacrer un peu de temps à retrouver l’harmonie sereine avec la création, à réfléchir sur notre style de vie et sur nos idéaux, à contempler le Créateur, qui vit parmi nous et dans ce qui nous entoure, dont la présence « ne doit pas être fabriquée, mais découverte, dévoilée » « . (LS 255).
Un livre Ivan Illich, La convivialité, Seuil, 1973
Un site www.slowfood.fr
Sources
1 Rachel Carlson, Le printemps silencieux, éd. Wildproject, 2009 (1962)
2 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2004
3 Ivan Illich, La convivialité, Seuil, 1973
4 Bernard Stiegler, La société automatique, Fayard, 2015