Patrick Chastenet, Les racines libertaires de l’écologie politique, L’échappée, 2023
Patrick Chastenet présente cinq auteurs unis par la passion de la liberté et de la nature, cinq auteurs dont il montre les fondements anarchistes et écologiques, parfois explicites, parfois souterrains.
Trois sont des figures de l’anarchie : Elisée Reclus, Murray Bookchin et Jacques Ellul. Ivan Illich ne s’en est jamais réclamé et Bernard Charbonneau était critique contre toute école de pensée.
L’écologie est pour les uns un terrain de lutte ou d’analyse, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Murray Bookchin, pour d’autres un élément de la critique du développement capitaliste, Elisée Reclus et Ivan Illich. Tous les cinq ont marqué la pensée de l’écologie politique.
Idées force
Il faut frapper au Centre, ne pas fuir aux marges, dans les circuits alternatifs, aussi bien pour Charbonneau que pour Bookchin. C’est la seule façon de ne pas être récupéré.
Réduire la taille des villes pour constituer des collectivités autonomes et démocratiques.
Il est possible de passer à un autre modèle de façon pacifique, sans violence. Le refus de la violence est juste, on sait que la prise de pouvoir par la violence perpétue la violence et les phénomènes de domination. Mais ces auteurs disent aussi qu’il faut frapper le système au Centre, or le capitalisme résistera aussi longtemps que possible, et par tous les moyens. Et les anarchistes ne demandent pas de prendre le pouvoir, mais de supprimer le pouvoir. Sans violence ?
C’est là que l’opportunité de l’effondrement intervient. Si la violence est externe, qu’elle mobilise chacun pour y faire face plutôt que d’être un moyen, peut-être est-ce une voie possible ?
On peut repérer trois facteurs de la dégradation écologique :
- Social, la domination de l’homme par l’homme, (Bookchin)
- Économique, la croissance, le capitalisme, (Illich)
- Technologique (Ellul).
Le premier est antérieur aux deux autres qui apparaissent de manière simultanée puisqu’ils sont liés l’un à l’autre.
Il faut agir sur les trois facteurs, lutter contre les rapports de pouvoir, contre le capital et la technologie.
Nous reprenons quelques éléments de ces présentations sauf celle d’Elisée Reclus.
Jacques Ellul est qualifié de radical mais pas extrémiste. Pour Ellul la protection de l’environnement est illusoire tant que l’on ne rompt pas avec la croissance économique et la logique techno-industrielle. La pollution n’est pas une bavure du système mais consubstantielle au système. Il constate que « ce n’est plus la limite de l’accumulation du capital qui menace les régimes capitalistes mais des limites relatives à l’épuisement des matières premières, à l’exploitation des ressources naturelles et à la survie de la planète ». (p 59). Ellul considère que cette croissance cessera de toutes façons mais qu’il vaut mieux s’arrêter en appuyant sur le frein que s’arrêter en s’écrasant contre le mur. Le résultat final est le même mais pas dans les mêmes conditions. (p 59).
Ellul est assez critique par rapport au travail, considérant que le fruit du travail est un don de Dieu. Il avait d’ailleurs choisi la spécialité universitaire qui lui semblait la plus inutile, l’histoire du droit. Il reprend l’Ecclésiaste, Tout est vanité, y compris le travail. C’est là une position radicalement opposée à l’opinion dominante du travail comme réalisation de soi. « Qui creuse une fosse y tombera et qui abat un mur, un serpent le mordra » (X, 8). Ellul considère qu’avec l’automatisation il sera possible de ne travailler que deux heures par jour, mais c’était avant la prise de conscience du réchauffement climatique, c’était un temps où l’énergie paraissait toujours disponible. Et être partisan de l’automatisation et critique de la technologie est-il cohérent ?
Ellul défend la place de la ville, dont il dit que c’est « le lieu le plus spirituel de la terre », que « la vie intellectuelle ne peut pas exister hors de la grande ville » et que les utopies sont toujours urbaines (p 67).
Son éthique repose non sur l’impuissance mais sur la non-puissance (p 69).
Pratiquement Jacques Ellul s’est fortement engagé pour la défense de l’environnement, de la côte Atlantique en particulier. D’un point de vue théorique c’est avant tout un critique de la technique.
Bernard Charbonneau était l’ami fidèle d’Ellul. Il est anarchiste mais hors système, hors école. C’est un individualiste, qui défend les théories de Stirner.
Il est aussi critique sur le travail qu’Ellul : « Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finiront-nous de travailler ? » ( p 112).
Il est très conscient des dangers qui nous menacent mais défend la primauté de la pensée « Le paradoxe est de devoir nous hâter lentement, sommés de réfléchir dans une maison qui prend feu. » (p 125). Et pour lui il n’existe qu’un « seul moyen d’éviter d’être récupéré : au lieu de fuir dans les marges frapper au Centre. » (p 128). Voilà une réflexion à méditer pour tous ceux qui s’engagent dans des créations alternatives, coopératives, écolieux et autres.
Selon Charbonneau le projet écologiste est à la fois révolutionnaire puisqu’il veut changer le sens de la société et conservateur puisqu’il veut protéger des forêts, des villages et des cultures. (p 129).
Il défend « la volupté ascétique : le peu, mais bon. ». (P 130). Une autre façon d’exprimer l’abondance frugale.
Ivan Illich est un autre critique de la croissance, s’oppose au pape Paul VI qui déclarait en 1967 dans Populorum progressio que « chaque peuple doit produire plus et mieux ». Pour lui, au Brésil, chaque voiture individuelle prive cinquante personnes du droit de disposer d’un autocar. » (p 138). Il annonce que « la production de services serait plus destructrice de la culture que la production et biens matériels ne l’était pour la nature. » (p140). Une réflexion qui rejoint celle d’André Gorz. Illich fait remarquer que l’attention s’est polarisée sur la nécessité de limiter la consommation de biens au détriment de la tout aussi nécessaire limitation des services. (P 141). Réflexion à transmettre aux innombrables concepteurs de services « nouveaux ».
Radical, il propose l’interdiction des transports aériens et, pourquoi pas, de tout transport dont la vitesse dépasse celle du vélo.(p 144). La bicyclette est l’outil qui a le plus fort rendement énergétique grâce aux roulements à bille : l’humain peut se déplacer 3 à 4 fois plus vite qu’à pieds en dépensant cinq fois moins d’énergie. (p 145). Jean-Pierre Dupuy montre avec le calcul de la vitesse généralisée qu’un ouvrier agricole va plus vite en vélo qu’en voiture et qu’un contremaître travaille 4 heures par jour pour payer les frais de sa Peugeot 404.
Plus la dépense énergétique est faible, plus la diversité culturelle est forte, plus la dépense énergétique augmente, plus est élevé la domination sur autrui. (P 145). « La corruption du meilleur engendre le pire », formule qui revient souvent et qu’il appliquera au message du Christ (le meilleur) et à l’Eglise (le pire). (p 145).
Illich défend la notion d’ascèse, l’askesis en grec. L’ascèse c’est l’entraînement, l’exercice répété avec courage et obstination. Prendre l’escalier et non l’ascenseur, écrire une lettre et non un mail, trouver une réponse dans les livres avant de consulter une base de données. (P 152). A la fin de sa vie, il dit ne plus rien attendre de la politique et la recherche théorique se substitue progressivement à l’analyse politique…
Murray Bookchin frappe au Centre : « On ne peut pas plus persuader le capitalisme de limiter sa croissance qu’un être humain de cesser de respirer. Les tentatives de rendre le capitalisme « vert » ou « écologique « sont condamnées d’avance par la nature même du système qui est de croître indéfiniment. » (p 157).
Mais au contraire d’Ellul ou d’Illich il fait confiance au potentiel libérateur de la technologie moderne. Il se situe dans la tradition d’un Paul Lafarge, ou pour prendre une référence plus ancienne, d’Aristote. Pour lui la machine et le rédempteur de l’humanité.
Pour l’écologie sociale l’idée de dominer la nature naît de la domination de l’homme par l’homme. (p 182) avant d’être due à des causes économiques. Dans les sociétés organiques « L’humanité vivait dans une relation harmonieuse avec la nature parce que chaque communauté prise séparément vivait dans une harmonie sociale interne. » (p185).
Bookchin est partisan du remplacement de la société capitaliste par une société non divisée et sans hiérarchie.
Le limites du capitalisme sont désormais de limites écologiques. L’écologie peut-elle remplacer la prédiction selon laquelle le capitalisme allait s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions ?
Bookchin finira par rompre avec l’anarchisme, préférant se dire communaliste. Comme Ellul, il valorise le rôle de la ville, de la polis qui a la même étymologie que la politique, la ville est le « berceau du processus de civilisation ». Mais la taille de la ville doit permettre à la fois de satisfaire tous ses besoins matériels, de discuter et décider ensemble d’une politique, d’entendre un appel à l’aide ou que l’on se trouve. (p 189). Il faut donc réduire la taille de nos villes.
Impossible ? « Si nous ne réalisons pas l’impossible, nous devrons faire face à l’impensable. » (p 192).
La stratégie n’est pas de compter sur les marges et les circuits alternatifs, mais de créer des contre-pouvoirs, de contrer l’Etat-nation.
Le rôle de la religion
L’écologie plonge ses racines dans la religion, particulièrement le protestantisme : Georges Perkins Marsch (1801-1882), Henry-David Thoreau (1817-1862), Lisée Reclus (1830-1905): Ernst Haeckel (184-1919), John Muir (1838-1914), Gifford Pinchot(1865-1946), Aldo Léopold (1887-1948), Robert Hainard (1906-1999), Denis de Rougemont (1906-1985), Rachel Carlson (1907-1954). (p 198).
Le christianisme a joué historiquement dans deux sens opposés. Il a libéré l’homme des croyances magico-religieuses, rendu possible l’essor de la science et de la technologie.
Mais le christianisme a transféré le sacré sur le facteur de désacralisation qu’est la technique.
Les cinq auteurs ont des positions différentes sur la religion, le phénomène technologique, le facteur démographique.
Leurs points communs :
Refus de voter, de la démocratie parlementaire
Idéal d’une société décentralisée, autogouvernée
Un passage pacifique, sans violence, à une société plus juste,