L’État droit dans le mur

Anne-Laure Delatte, L’État droit dans le mur, Fayard, 2023

Nous nous attacherons dans cette note au principal sujet du livre, la politique économique et budgétaire, et en retenons trois idées force et une question :

  • Il y a une ligne politique économique, appliquée depuis les années 1970, c’est le néolibéralisme, qui est défini par trois principes, le maintien d’un rôle important de l’État pour soutenir le fonctionnement du marché (même si le discours prétend diminuer la place de l’État), le choix d’un régime démocratique mais en limitant le pouvoir des citoyens, la place centrale du marché et le prix comme indicateur de valeur de toute chose.
  • En application de cette ligne, l’État intervient de plus en plus pour soutenir les entreprises par des subventions, exonérations fiscales et sociales. Ces aides, directes et indirectes, représentent 24 % des dépenses de l’État en 2021.
  • Enfin l’État subventionne principalement les entreprises les plus polluantes, et les banques financent essentiellement les entreprises productrices de combustibles fossiles. Les banques centrales, dont la Banque de France, ont fait de même jusqu’en 2022, en application du principe de neutralité de marché. Depuis 2022 la BCE a décidé de « verdir sa politique monétaire », mais cela prendra du temps.

Les données de l’évolution des dépenses de l’État présentées par l’autrice montrent que les aides aux entreprises représentent près de 80% de l’augmentation totale du budget de l’État (évalué en % du PIB) entre les périodes 1995-2009 et 2010-2021. Peut-être une explication du constat d’une dégradation des services publics malgré l’augmentation globale du budget ? Les aides directes et indirectes représentent 24% des dépenses de l’État en 2021 (dont 62 % pour les aides aux entreprises et 38 % pour les aides aux ménages), soit plus que le budget de l’Éducation nationale ou des Armées, et près de la moitié du budget de la « mission » Économie, finances et souveraineté industrielle et numérique », qui est le premier budget de l’Etat.

Le constat est assez sombre pour deux raisons. D’une part l’idéologie du marché impose sa loi tout en se masquant, elle est donc d’autant plus difficile à dénoncer, d’autre part le poids structurel des activités polluantes est tel qu’il bloque toute modification notable de la politique budgétaire et financière.

L’invention du néolibéralisme

L’un des éléments les plus intéressants est la mise du jour du rôle de la Société du Mont Pèlerin à l’origine de la création du concept, et la mise en œuvre du néolibéralisme. Cette société est née d’un regroupement d’intellectuels en 1947 en Suisse, au Mont Pèlerin. Ils sont pour la plupart influencés par Walter Lippman, reconnaissent l’échec du libéralisme, mais considèrent que le marché est le meilleur moyen d’assurer la régulation de l’économie, et pensent que :

1/ l’Etat est nécessaire pour organiser la société et soutenir le fonctionnement du marché. L’Etat aura pour rôle de soutenir les entreprises, pas le bien-être des citoyens. Ils sont pour le marché donc libéraux, et pour un État fort, on les nommera néolibéraux.

Le discours est de dire que l’on est pour un État réduit, la pratique maintien l’importance de l’Etat.

2/ Il faut également un régime politique démocratique car c’est le seul compatible avec le marché, mais une démocratie contrainte, « dans laquelle les citoyens n’ont pas trop le pouvoir de changer les choses. » p 40.

3/ Le marché doit pouvoir résoudre la plupart des problèmes, il convient de donner un prix à toutes choses, par exemple les droits à polluer.

Ces principes ont mis 30 ans à venir à bout de l’Etat providence, et le néolibéralisme est advenu avec les années Reagan. La société du Mont Pèlerin existe toujours.

L’État se sert des contributions des ménages pour financer les entreprises

Les ménages sont les principaux contributeurs au budget de l’État, leur part est constante depuis 70 ans, autour de 80 %.[1] Les entreprises contribuent pour un peu moins de 20 %.(annexe tableau 1).

Les aides de l’État, au contraire, sont attribuées principalement aux entreprises. Nous reprenons les données, finement analysées par Anne-Laure Delatte dans les tableaux 2 et 3 (annexe).

Les ménages contribuent pour 82% des recettes fiscales de l’État en 2021, cette part étant assez constante depuis 1949, et reçoivent 38% des aides monétaires de l’État, cette part ayant tendance à diminuer. A contrario les entreprises contribuent pour 18% aux recettes de l’État et perçoivent 62% des aides directes et indirectes. Donc l’État sert à transférer le financement des ménages vers les entreprises pour un montant de 15,2 % du PIB (23-5,1).

Ce raisonnement ne porte que les flux monétaires, il faudrait évaluer l’apport de l’État en termes d’éducation, d’infrastructures de transport, de santé… sans vouloir évaluer ces services en équivalent monétaire, ce qui deviendrait à rejoindre la théorie néolibérale ! Mais déjà du point de vue monétaire, l’action de l’État est claire, c’est prélever auprès de ménages de quoi financer les entreprises au nom de la sauvegarde du marché.

Les néolibéraux nous diront que financer les entreprises c’est financer l’emploi.  Mais même s’il est vrai que le contexte a changé, le taux de chômage était plus faible dans la période où les entreprises étaient moins financées.

Voyons maintenant quelle est la part des aides dans le budget de l’État et comment évolue  le montant des aides par rapport au budget global ?

Le constat est clair (tableau 4) : les aides représentent une part importante du budget de l’État, et cette part augmente du fait de l’accroissement des aides aux entreprises. Ces aides aux entreprises augmentent de 3,3 points entre les deux périodes tandis que les dépenses de l’État augmentent de 4,2 points. Ceci signifie que l’augmentation des aides aux entreprises représente 78% de l’augmentation du budget de l’État. Il ne reste que 22% pour le reste, dont service de la dette et services publics. Il faudrait analyser plus finement mais c’est déjà un indice des raisons de la dégradation de la qualité des services publics (sachant qu’il y a beaucoup d’autres causes, dont le manque de prévention dans la santé, les pratiques pédagogiques dans l’éducation, la croissance de la complexité de façon générale, etc.).

Le financement de la pollution

Par l’État

« Au cours des quarante-cinq dernières années, les subventions publiques ont été versées en majorité aux branches d’activité les plus polluantes, et ça s’est accéléré au cours de la période récente. » p 140. Anne-Laure Delatte a regroupé les branches en quatre groupes selon leurs émissions de GES. Le plus polluante a vu ses subventions doubler en 45 ans, le groupe le moins polluant est stable, à un niveau de financement cinq fois inférieur.

Par les banques

En 2021 la Banque de France finance 23 % de la dette de l’État, soit autant que dans les années 1950[2]. La Banque de France refinance également les banques privées, mais avec une évolution très forte depuis environ 40 ans, c’est qu’elle ne sélectionne plus ce qu’elle finance. La règle est en effet que depuis 1984 la Banque de France refinance les banques privées selon leurs propres critères, sans orienter aucunement. Ainsi une banque fortement engagée sur des activités pétrolières sera refinancée de la même façon qu’une banque engagée dans la transition énergétique ou écologique. Le marché décide. C’est l’application des principes du néolibéralisme.

Les banques privées, donc les banques centrales puisqu’elles calquent leur action sur le « marché » « prêtent essentiellement aux sociétés productrices de combustibles fossiles et à forte intensité d’émissions carbone. » p 145.

Cette règle a été modifiée et un nouveau cadre opératoire a commencé à être appliqué en septembre 2022. Mais selon Isabelle Schnabel, membre du directoire de la BCE, « les entreprises polluantes resteront majoritaires au moins jusqu’à la fin des années 2020 ». P 149.


[1] Les données sont extrapolées des graphiques de l’ouvrage, il peut y avoir des approximations de 0,1 à 0,2% du PIB. Les niches déclassées sont des niches fiscales suffisamment anciennes pour avoir été réintégrées dans le budget.

[2] Nous ne rentrons pas ici dans les mécanismes complexes de financement de la dette de l’Etat par la Banque de France, la loi de 1973 qui limite ce financement direct et renforce le financement par les banques commerciales, d’où l’impact de l’évolution des taux d’intérêt.

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