Walter Scheidel, Une histoire des inégalités, Actes Sud, 2021
Résumé
J’ai longtemps avancé que la transition écologique ne serait possible et juste que si l’on menait en même temps une réduction forte des inégalités. Walter Scheidel montre que la réduction des inégalités ne s’est produite, dans l’histoire, qu’en périodes de crise aiguë. Il a sans doute raison. Nous vivrons donc une nouvelle phase de réduction des inégalités, mais quand, et seulement quand, la crise écologique bouleversera nos modes de vie. Dommage.
L’augmentation des inégalités commence dès qu’il y a des surplus de production (par rapport aux besoins de base), dans un contexte de propriété privée et d’héritage. Ces trois conditions sont en général rassemblées dans tout développement de civilisation, donc toute civilisation qui se développe augmente les inégalités. » Les civilisations les plus développées sont donc marquées par des inégalités extrêmes » (p IV).
La seule option pour éviter ce processus infernal est de limiter la propriété privée (interdire la vente des terres) et de supprimer l’héritage. Il y a eu de nombreuses tentatives dans l’histoire, qui n’ont pas duré plus de quelques années, mais qui témoignent, par leur radicalité, de l’aspiration des hommes à l’égalité. Voilà un message d’espoir.
Ceci étant, l’histoire est marquée par des périodes longues d’augmentation des inégalités, entrecoupée de périodes de crise avec une forte réduction. Mais ces phases de réduction ne sont jamais librement décidées. Elles sont soit provoquées par des destructions du capital, du patrimoine des plus riches, par la guerre, une révolution, l’effondrement d’une civilisation, soit par une forte réduction de la population qui renverse le rapport capital/travail comme après une pandémie ou une guerre de masse.
Ces quatre facteurs que Walter Scheidel les nomme les 4 cavaliers de l’apocalypse, révolution, guerre, effondrement d’une civilisation, pandémie. » Tout le reste, la lutte de classes, le mouvement social, le solidarisme, la morale, ne fonctionne qu’à condition de renverser l’apocalypse. » (P. XI).
L’effondrement des civilisations est le plus ancien de ces facteurs mais un facteur violent » passé maître dans l’art de fouler aux pieds tant les inégalités que la vie des hommes » p 412.
Les pandémies ont un effet fort en modifiant le rapport terre/travail, mais cette modification est de courte durée et annulé dès que la reprise démographique se fait. P 417.
Les 30 glorieuses sont aussi la période dite de la grande compression des revenus initiée lors de la seconde guerre mondiale pour financer l’effort de guerre et assurer la cohésion sociale. Pourquoi ne serions-nous pas capables, face au défi de la conversion écologique, de prendre des décisions analogues, les eux enjeux sont les mêmes : financer la conversion et préserver la cohésion de la société. La transition ou conversion écologique ne pourra se faire que dans un contexte de justice sociale, comme la guerre ne pouvait être menée que dans un contexte de cohésion sociale. Mais pour cela il faudrait avoir pris conscience que nous sommes en situation de guerre, de guerre contre nous-mêmes.
État des inégalités
Le niveau actuel des inégalités n’est pas inédit, contrairement à ce que j’imaginais. On a atteint périodiquement de très hauts taux d’inégalités (p. 16) :
Les citoyens de l’empire romain les plus riches avaient un revenu 1.5 million fois supérieur au revenu moyen, comme Bill Gates et l’Américain moyen actuel.
Le niveau actuel des inégalités aux États Unis est équivalent à celui de 1929
En 1913 en Angleterre les 10% des ménages les plus riches possédaient 92% du capital privé, aujourd’hui un peu plus de la moitié.
Le maximum des inégalités en Europe à été atteint au IVe siècle pour l’empire romain, suivi de l’effondrement de l’empire romain et de la peste,
puis au XIVe siècle, suivi de la peste noire,
puis en 1929, suivi de la crise économique.
La mesure des inégalités est complexe, on peut prendre la part des revenus ou celle du patrimoine, utiliser le coefficient de Gini directement, ou le pondérer. L’ouvrage de Scheidel est parsemé de valeurs selon les pays et les époques. Quelques extraits significatifs :
Part des revenus provenant du capital (et de l’entrepreneuriat) : 60% en 1742 à Amsterdam
Part du patrimoine détenu par les 1% les plus riches : 59% à Leyde en 1722
Coefficient de Gini des revenus primaires
Effet des révolutions et de la libéralisation
France, 1789 : 0,59
Russie 1980 : 0,26 ; 2011 : 0,51
Chine 1984 : 0,23 ; 2014 : 0,55
Vietnam 2010 : 0,45
Cambodge 2009 : 0,51
Cuba 1959 : 0,56 ; 1986 : 0,22 ; 1999 : 0,41 ; 2004 : 0,42
Augsbourg 1498 : 0,66 ; 1558 : 0,88 ; 1618 : 0,93 ; 1660 : 0,75 effet de la guerre de trente ans
Amérique latine 1870 : 0,35 ; 1913 : 0,38 ; 1938 : 0,42 ; 1970 : 0,55 ; 1990 : 0,55
Part du revenu
Coefficient | 1980 | 1990 | 2010 | |
France | Part des 1% | 7,6 | 8,0 | 8,1 |
France | Gini primaire | 36,4 | 42,6 | 46,1 |
France | Gini après redistribution | 29,1 | 29,1 | 30,0 |
USA | Part des 1% pvc | 10,0 | 14,3 | 17,5 |
USA | Gini primaire | 38,6 | 43,3 | 46,9 |
USA | Gini après redistribution | 30,4 | 34,2 | 37,3 |
On voit que les inégalités primaires mesurées par le coefficient de Gini sont proches entre les USA et la France, et plus globalement entre l’Europe et les USA, ce qui signifie que c’est la redistribution qui permet de limiter les inégalités. Combien de temps cette politique pourra-t-elle être maintenue, vu son coût ?
Coefficient de Gini du patrimoine
Grande Bretagne avant l’empire romain 0,35 ; empire Romain 0,6 ; après l’empire 0,4 (relatif à la superficie des maisons) p 384 effets de l’effondrement
Lucques Italie 1320 : 0,5 5; 1380 : 0,4; 1500 : 0,65 effet de la peste noire
Augsbourg 1498 : 0,66 : 1604 : 0,89
Effet de la réforme agraire
Corée du Sud 1945 : 0,72 ; 1960 : 0,35 ;
Sud Vietnam 1950 : 0,6 ; 1960 : 0,42
Les causes des inégalités
La richesse dans l’antiquité était fournie par le revenu des terres (dont le rendement financier était supérieur à la croissance des revenus du travail, le taux de croissance étant très faible) mais aussi, parfois surtout, par le pillage, le vol, les détournements de fonds, que l’on peut considérer aussi comme des revenus d’un travail. Ces pratiques étaient, et sont toujours, facilitée par la proximité avec le pouvoir politique.
Les inégalités ont fortement augmenté avec l’invention et le développement de l’agriculture. Pour travailler les terres le travail forcé était largement pratiqué et il a fallu » la domestication des plantes et des animaux ainsi que l’émergence des États pour que le recours à l’esclavage prenne toute son ampleur. » (p. 101).
Cela laisse songeur. Domestication des plantes et des hommes. L’alternative est celle des chasseurs cueilleurs, incapables de nourrir la population actuelle, ou la mendicité pratiquée par St François qui refusait que les frères cultivent un bout de terrain. Forte intuition ?
Dans le temps modernes c’est à partir de la période Reagan, les années 1970, que les politiques neo libérales et la concurrence mondiale ont initié une baisse générale des taux, et une remontée des inégalités.
La propriété privée des terres
Les aspirations à l’égalité sont anciennes. La propriété privée des terres n’a pas toujours été la norme (p.89). Dans l’histoire on peut repérer
Il y a 5000 ans les Sumériens, qui géraient des terres collectives
Il y a 2000 ans les terres collectives dans les empires chinois Chang et Zhou
Une gestion mixte de terres collectives et familiales, périodiquement réajustée aux besoins, chez les Aztèques
Une attribution périodiquement ajustée des terres (à différents niveaux d’altitude) aux familles en fonction de leurs besoins chez les Incas.
La ré attribution des terres a aussi été tentée dans l’empire chinois au début du 1er millénaire par Wang Mang (usurpateur du siège des Han pendant une courte période). Wang Mang aurait essayé d’imposer que les familles ayant acquis des terres au-delà d’une certaine superficie en cèdent une partie à leur famille et à leur voisinage (p 104), conformément à la tradition de redistribution périodique connue sous le nom de champ en damier, mais il n’est pas sûr que cela ait pu être appliqué, pas plus que le jubilé de la loi de Moïse.
Dans l’assemblée des femmes Aristophane imagine que les Athéniennes abolissent la propriété privée, en 392 avant notre ère. Platon, dans ses Lois, imagine un écart maximal des richesses foncières de 1 à 4. Evhémère, un écrivain grec du début du IIème siècle avant notre ère, imagine une île où personne ne posséderait rien en dehors de sa maison et de son champ. P 362.
À Rome en 133 avant notre ère Tibérius Gracchus limite les concessions de terres prises aux ennemis à 120 ha par exploitant et les rend inaliénables. La réforme tient 4 ans, Gracchus est assassiné.
À Sparte en 240 avant notre ère Agis IV décide de redistribuer les terres en 4500 lotissements de taille égale. Mais il part en guerre, est défait et part en exil. En 207 Nabis fait libérer des milliers d’esclaves, exiler les riches spartiates et redistribue leurs terres aux pauvres.
Réduction des inégalités en temps de crise
Pendant les deux guerres mondiales et encore plus juste après, la plupart des pays en guerre ont augmenté leurs taux d’imposition sur les revenus et sur les successions, pour financer leur effort de guerre puis la reconstruction d’une part, pour renforcer la cohésion sociale d’autre part. Les taux d’imposition marginale sur les plus hauts revenus ont ainsi atteint jusqu’à 95%, sans pénaliser pour autant la croissance puisque ce fut aussi la période, après la seconde guerre mondiale, où la croissance a été la plus forte.
La part de revenu des 1 % à diminue, entre 1914 et 1945, des deux tiers au japon et de plus de la moitié en France, au Danemark, en Suède… p 172. Donc c’est possible.
Le calcul des indicateurs d’inégalités
L’indice de Gini est l’indicateur de base de l’évaluation des inégalités, mais il est imparfait. Deux modifications sont proposées.
Le taux d’inégalité dépend du niveau du PIB/habitant par rapport au revenu de subsistance. Si ce PIB/ h est égal au revenu de subsistance, il n’y a pas d’inégalité possible puisqu’il n’y a pas de surplus distribuable.et plus le surplus est élevé, plus les inégalités sont a priori possibles. On calcule donc un taux d’extraction, égal à taux de Gini/ valeur maximale de ce taux. On observe pour les pays européens que l’indice de Gini augmente mais que le taux d’extraction diminue.
Mais le revenu de subsistance est insuffisant pour définir la limite d’un revenu acceptable dans les sociétés développées, il est socialement plus élevé, les exigences sont plus fortes. On applique donc un coefficient d’élasticité du revenu de base de 0,5.
Et enfin il faut tenir compte du fait que l’économie des pays développés a besoin de consommateurs et donc ne peut pas supporter un taux d’inégalités trop élevé, c’est la limite ajustée au degré de complexité économique. Donc si l’indice de Gini maximum augmente avec le PIB, y compris l’indice ajusté au revenu de subsistance social, l’indice maximum diminue avec le PIB. À un moment c’est cette seconde limite qui devient le facteur limitant.
Bonsoir, merci de cet article érudit sur un sujet central de notre devenir commun de Terriens: Le lien croissance des inégalités et conversion écologique.
Est-ce qu’on ne peut pas formuler ce lien plus simplement, hors des considérations morales du 1er paragraphe ?
La croissance des inégalités est le principal moteur de la croissance économique (A.Sen, T. Picketty ou Esther Duflo… – à retrouver), Laquelle croissance envoie la planète dans le mur ou l’abîme (au choix).
Donc les justices sociale et environnementales ont partie liée, fondamentalement, essentiellement : Pas trop besoin de se poser de question, tout ce qui est bon pour l’une est bon pour l’autre, ACTION !
Bien à vous – BM
Bruno Magniny (+33)6 07 03 84 90
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