Le temps et l’espace de la démocratie écologique

Il y a une contradiction entre le temps court de la démocratie et le temps long des enjeux écologiques, mais ce n’est pas en bricolant les instances démocratiques dans le cadre territorial actuel que l’on pourra dépasser cette contradiction. Il faut repenser le cadre territorial dans la perspective de la conversion écologique et démocratique. Le cadre des grands États n’est compatible ni avec les enjeux écologiques, ni avec un réel processus démocratique (le processus formel est respecté mais en mode très dégradé).

Pour repenser ce cadre territorial, on ne peut pas inventer ex nihilo un nouveau modèle territorial, il faut réviser le temps tel qu’il est vécu dans notre civilisation, un temps plus lent peut nous amener vers des territoires plus restreints, ce que n’adopterons pas si nous gardons le temps rapide de production et de consommation.

Nous nous référerons à ce qu’écrit le pape François dans Laudato si[1] sur la question des rapports entre le temps et l’espace dans le contexte des enjeux écologiques : « le temps est supérieur à l’espace ». Le temps et l’espace sont d’abord des données physiques, le temps pouvant être assimilé ici à une durée, l’espace correspondant à l’étendue du territoire sur lequel se déploie la vie sociale. Ce sont aussi des données politiques, liées au mode de pilotage d’un projet pour le temps, à la délimitation d’un territoire pour l’espace.

Nous présenterons tout d’abord nos hypothèses sur les caractéristiques de l’espace territorial au sens politique du terme, de l’organisation territoriale de la société, puis sur les relations entre cet espace et les modalités de gestion des projets dans le temps, enfin nous reviendrons sur les enjeux.

La démarche sera donc en quatre étapes :

  • Ralentir la marche de la production et de la consommation (temps)
  • Recentrer notre activité économique et sociale sur un territoire plus petit adapté aux nouveaux modes de production et de consommation (espace)
  • Inciter ces petits territoires à une autonomie politique qui leur permette de prendre en charge les enjeux de long terme (ce qui n’est pas possible dans les grands États démocratiques mais ça peut l’être dans les grands États non démocratiques), (temps)
  • Coordonner les petits territoires dans des fédérations à un niveau régional, national et mondial (espace).

On ne définit pas a priori la taille de ces petits territoires, il y a une relation dynamique entre le processus de ralentissement et la dimension territoriale à laquelle on pourra aboutir. Les grandes conurbations urbaines évoluerons sans doute de façon différente des zones rurales ou des villes moyennes.

Le temps

Le temps est un sujet fondamental aujourd’hui car la façon dont nous vivons le temps est une des causes profondes de nos difficultés, ou de notre bonheur. La modalité personnelle est importante, la modalité collective aussi, la façon de vivre notre démocratie, c’est cet aspect que nous allons aborder ici.

L’espace est lié au temps

Le principe de compensation écologique illustre ce principe du lien entre temps et espace. Dans les projets d’aménagement du territoire, toute artificialisation d’un espace doit répondre aux risques écologiques par la séquence Eviter (si l’on peut)/ Réduire/ Compenser.

Mais la compensation, la modalité la plus utilisée hors conflit, ne compense pas réellement. Détruire une forêt de plusieurs siècles et replanter des arbres dans un terrain un peu plus loin ne fournira évidemment pas la même biodiversité avant quelques siècles, et encore[2].

L’espace ne peut pas être évalué indépendamment du temps nécessaire à ce qui est produit sur cet espace.

D’autres illustrations peuvent être prises, comme la relation entre la vitesse de déplacement et la délimitation des espaces. Plus la vitesse ou les moyens de transports augmentent, plus l’espace concerné est large. C’est ainsi que les zones d’emploi (espaces concernés par les déplacements domicile travail quotidiens) sont régulièrement élargis.

La démocratie prise en tenailles

Considérer le temps comme un processus, c’est ne pas lui fixer de limite dans la durée, mais un objectif, aboutir. On connait trop de projets qui devaient être terminés dans un délai donné et qui ont été définitivement abandonnés plusieurs années après avoir dépassé le délai et le budget. Ne pas fixer de date buttoir est le meilleur moyen de réussir, car ce n’est pas le délai qui est fixé, mais l’objectif[3].

La démocratie représentative est prise en tenaille entre la contrainte du temps court des élections, nécessaire au contrôle démocratique dans notre système puisque l’on délègue aux élus la gestion des affaires publiques entre deux élections, et le temps long des enjeux environnementaux, sur lesquels toute décision ne pourra avoir d’effet qu’à long terme. Réduire aujourd’hui les émissions de gaz à effet de serre aura un effet dans 30 ou 50 ans puisque nous constatons aujourd’hui les conséquences de ce qui a été brûlé tout au cours du XXe siècle ; en revanche supprimer les pesticides peut avoir des effets plus rapides sur la biodiversité.

Le temps long est-il compatible avec notre système démocratique ? Oui si on déconnecte le temps des projets du temps des procédures de démocratie représentative, si la démocratie participative, collaborative, s’affranchit du calendrier électoral. Vouloir inclure l’une dans l’autre conduira inévitablement à des conflits et à une dégradation de l’une et de l’autre.

Pour résoudre ou dépasser la contradiction, plusieurs auteurs ont proposé d’ajouter des institutions ou de les modifier, par exemple de modifier le Conseil économique, social et environnemental[4] en lui confiant les enjeux de long terme. Mais ceci ne résoudrait rien si l’on ne prend pas en compte aussi l’espace.

Il nous semble qu’il faut reprendre la question de manière plus structurelle en dépassant le seul temps de la politique.

Modifier notre rapport au temps

Nous voici donc face à une double perspective, un espace localisé de réorganisation de notre vie personnelle et politique, une façon de vivre accordée à une notion de temps long, contradictoire avec les modes de vie actuels. Comment commencer ?

Si l’on distingue classiquement en politique le temps long des enjeux écologiques et le temps court de la démocratie, on peut distinguer aussi temps existentiel et temps opératoire [J-P. Boutinet], temps existentiel du présent vécu sans se projeter, caractéristique des cultures traditionnelles, et temps opératoire de la culture technologique.

Le temps long est par essence un temps existentiel, alors que le temps court est opératoire et éjecte l’expérience du temps vécu ici et maintenant. Le temps long nous renvoie à notre mode de vie, à notre façon d’habiter le terre, alors que le temps court nous renvoie à notre capacité, volonté, de transformer cet habitat. Or la préparation de notre capacité à affronter la conversion à venir dépend d’abord de notre capacité à transformer notre mode de vie, pas notre habitat au sens technologique du terme.

Comme il n’est pas possible de créer ex nihilo les communautés que nous avons évoquées, nous nous proposons de commencer par le temps. Choisir de vivre le temps comme temps long, et la meilleure façon n’est-elle pas de passer par la vitesse, de réduire la vitesse ? Nous aborderons ainsi à la fois le temps long comme durée et comme processus. La vitesse c’est le rapport du temps à l’espace dans un déplacement. L’accélération continue de notre monde est-elle si nécessaire ? Ne sommes-nous pas dans le monde à l’envers, celui qu’imagine Lewis Caroll[5] où il faut sans cesse accélérer pour rester immobile ?

Pour Paul Virilio[6], la vitesse et la peur, le pouvoir et la peur, nous conduisent vers le risque de régime totalitaire. Une montée du totalitarisme dont Virilio identifie deux causes :

  • La disparition de la confiance, car la confiance nécessite du temps. On ne peut plus croire en rien, et c’est la porte ouverte au nihilisme, au totalitarisme.
  • La domination de l’instantané, de l’immédiateté, qui nie le projet, donc la politique.

 « La philosophie politique d’aujourd’hui n’a pas pensé la question de la vitesse et de la vitesse articulée à l’espace. » Nous sommes au cœur de notre sujet. Ce manque de pensée empêche de voir que nous sommes dans un espace fractal : « lorsque la compression temporelle a lieu, la fragmentation de la société qui en est issue fini par créer une société fractale », ce que renforce la globalisation spatiale et temporelle du monde.

Emportés par la vitesse, nous ne voyons plus que devant nous (et encore pas très loin !). Pour regarder les côtés, faire des liens, dans une société complexe, il faut aller plus lentement ou avoir d’autres instruments. Les animaux ont des yeux qui permettent de regarder sur les côtés pour prévenir d’où vient le danger. Et nous ?

Il peut paraître contradictoire de proposer de ralentir alors qu’il y a urgence à agir pour éviter les catastrophes climatiques et environnementales. Mais s’il y a urgence, c’est justement de ralentir les processus d’extraction, de production et de consommation.

Il est possible de vivre le temps long dans les différents domaines de notre vie.

Dans notre vie quotidienne

Dans l’alimentation, préparer ses repas à partir de produits frais prend plus de temps, mais régénère mon rapport à la création, consomme moins d’énergie que des produits préparés ou surgelés. Et prendre le temps de partager le repas avec mes proches facilite la réalité de la communauté, du vivre ensemble.

Dans le logement, c’est aussi une façon de vivre, nettoyer avec des outils à basse consommation d’énergie comme le balai ou la serpillière plutôt que l’aspirateur, limiter le débit des robinets  (vitesse de circulation de l’eau).

Dans le transport et les déplacements c’est le plus évident. Choisir les moyens les plus lents comme la marche, le vélo, plutôt que la voiture quand c’est possible. Ralentir la vitesse maximum sur toutes les routes, limiter les transports aériens, le panel d’actions est large.

Les services numériques sont aussi et peut-être surtout aujourd’hui des facteurs d’accélération à domestiquer. Choisissons les réseaux numériques les plus lents, (compatibles néanmoins avec le numérisation croissante des services publics), mais pas besoin de 5G par exemple. Gardons notre téléphone le plus longtemps possible et faisons le réparer plutôt que de le changer pour une nouvelle génération. Parlons à nos voisins plutôt que de leur envoyer un mail.

Nous appropriant cette lenteur, ce temps plus long est porteur de bénéfices personnels.

Prendre le temps de regarder autour de soi. Prendre le temps de rencontrer l’autre, de me rencontrer moi-même, de rencontrer Dieu notre Seigneur. Sinon il n’y a plus de place pour lui.

Dans le domaine économique la lenteur des processus de production pourra entraîner un plus grand temps de maturation et de discernement des processus de décision politique, nécessaire à l’appropriation des enjeux par la population. Nous n’entrons pas ici dans le débat de la faisabilité du ralentissement de la production, ce qui en termes de gestion signifie la diminution de la productivité[7], qui peut être viable et générateur d’emplois si l’on s’attache au rendement plutôt qu’à la productivité[8]. Bien sûr diminuer la productivité, donc la croissance, mettrait en difficultés  dans un premier temps notre compétitivité par rapport à ceux qui continuent à accélérer. Ils perdront à la fin, mais il y aura des dégâts entre temps…

Le système socio-technique

La vitesse d’évolution de notre système socio-technique est incompatible avec un système d’information qui puisse nous permettre de voir où nous allons et d’utiliser les indications sur l’évolution de notre environnement[9]. Les indicateurs sont souvent élaborés avec retard par rapport à l’émergence des phénomènes mesurés, il y a ensuite un temps de latence souvent important pour prendre une décision, et un temps important pour que l’application de la décision ait un effet sur les causes et dons sur notre espace de vie. Si le système est en accélération permanente (c’est le cas d’une économie dont le PIB augmente chaque année), il est incapable de prendre en compte les indicateurs d’alerte. Incapable : ce n’est même pas – ou pas seulement – une mauvaise volonté des dirigeants. Incapable : les machines électroniques calculent à une vitesse 40 millions de fois plus rapide que notre cerveau, comment contrôler les actions induites par les programmes de ces machines alors que n’avons pas le temps de les contrôler ?

Si nous prenons au sérieux l’affirmation selon laquelle le temps des processus est supérieur à l’espace contrôlé, l’espace d’application, si nous acceptons l’idée que la transformation des espaces est trop rapide pour pouvoir prendre en compte les signaux d’alerte, alors il nous faut ralentir. Ralentir dans les déplacements, ralentir la production, ralentir les échanges.

De manière plus politique et sociale, le choix du temps long c’est le soutien aux modes de production utilisant le moins d’énergie possible, que ce soit en agriculture comme la traction animale ou pour les produits manufacturés en soutenant la réparation de préférence à la production à la chaîne d’objets jetables, des infrastructures de transport donnant toute leur place aux trains régionaux et locaux, des routes à vitesse limitée. C’est le choix du type de processus plutôt que la recherche du résultat immédiat.

La chaîne causale consisterait donc à intégrer le temps long et la vitesse lente dans sa vie personnelle, dans les process économiques, impliquant de fait un rythme plus lent aux processus sociaux et politiques, permettant ainsi une implication des citoyens dans ces processus. Et non à l’inverse et de manière volontariste, mais sans doute illusoire, vouloir modifier le rythme des processus démocratiques sans modifier auparavant, ou au moins simultanément, les processus concrets. Le temps long des sujets écologiques est nécessaire à prendre en compte dans les processus politiques mais il  est dépendant des autres types de temps qui structurent le temps social global.

On retrouve ici la formule du pape[10] « La réalité est supérieure à l’idée », ou la formulation plus matérialiste selon laquelle l’infrastructure détermine la superstructure.

Et en pratiquant un temps long je me recentre sur un territoire plus local. C’est la pratique du temps qui va créer l’occasion, la configuration d’un nouveau territoire de vie. Ivan Illich considérait que la vitesse de déplacement ne devrait pas être de plus de 25 km/h pour éviter les concentrations de population.

L’espace

La question de la dimension territoriale devient aujourd’hui une question centrale. Les Etats modernes sont-ils adaptés à gérer la crise écologique, les mutations à venir ?

L’espace et le territoire

Dans le domaine de la gestion des territoires, l’un des enjeux d’un système politique qui nous intéresse ici, on distingue classiquement trois types de territoires[11] [12] 

  • Les territoires homogènes qui présentent des caractéristiques communes (zones urbaine, zone rurale, zone pauvre ou riche, naturelle ou protégée…). Ils sont a priori définis sans prendre en compte la notion de temps de déplacement. Ils sont en revanche caractérisés par leur histoire, leur culture.
  • Les territoires polarisés définis par exemple par les déplacements quotidiens domicile travail (les zones d’emploi ou les aitres urbaines), les déplacements quotidiens des consommateurs (bassins de vie), ou les lignes de transport de marchandise. Leur périmètre dépend de l’existence et de la vitesse des moyens de transport.
  • Les territoires-plan, conçus comme des espaces sur lesquels le pouvoir applique son plan. Ils sont délimités dans l’espace par la dimension du plan, dans le temps par la durée du dit plan.

Le premier type de territoire est celui qui correspond à mon expérience de vie. Comme le dit Bruno Latour[13], « un territoire, ce n’est pas la circonscription administrative, par exemple la ville d’Avignon, c’est ce qui vous permet de subsister. Etes-vous capables de définir ce qui vous permet, vous, de subsister ? Si oui, alors je prétends que la liste que vous pouvez dresser de vos conditions de subsistance définit le territoire que vous habitez. […] Ce n’est pas l’espace qui définit un territoire mais les attachements, les conditions de vie[14]. »

Cette approche a l’intérêt de faire la relation entre les enjeux écologiques et le territoire, de faciliter l’engagement des habitants à défendre leur territoire et, partant, le milieu, l’environnement : « La différence est énorme dans les réactions suscitées entre défendre la nature et défendre un territoire, et c’est cette différence qui m’intéresse. Car évidemment, dans la plupart des cas, les deux alertes pointent vers des phénomènes qui sont strictement les mêmes. » La mobilisation pour la défense de la nature est encore faible, la mobilisation pour défendre un territoire est souvent plus forte[15].

L’homme et le territoire

Une autre approche du territoire est celui de l’œcoumène[16], terme réintroduit de nos jours, notamment par le géographe Augustin Berque, pour désigner la relation de l’humain à son milieu : sensible et concrète, symbolique et technique.

Le terme d’écoumène vient du verbe grec oikeo, qui signifie habiter. Il a donc la même étymologie qu’écologie ou économie. Écoumène vient d’un vieux mot grec, oikoumenê, « l’habitée ». Pour les auteurs grecs,  oikoumenê gê désignait la partie habitée de la Terre, celle où il y a des humains, pour la distinguer de l’érème,  le désert, là où il n’habite pas d’humains.

Vidal de La Blache (1845-1918) emploie le terme oekoumène en appelant à une prise en compte en termes généraux des relation de la terre et de l’humanité : « Par-dessus le localisme dont s’inspiraient les conceptions antérieures, des rapports généraux entre la terre et l’homme se font jour (…). Les solitudes océaniques ont divisé des oekoumènes longtemps ignorants les uns des autres (..) Aujourd’hui toutes les parties de la terre entrent en rapport, l’isolement est une anomalie qui semble un défi.» La perspective oekouménale émerge clairement dans ces propos du père fondateur de la géographie humaine française : rassembler une humanité divisée en plusieurs oekoumènes multiples en un même oekoumène, conforme au principe de l’unité terrestre.

Aujourd’hui l’humanité risque de nouveau d’éclater en plusieurs ensembles séparés les uns des autres, par manque de moyens de communication. C’est alors notre responsabilité de fédérer ces unités géographiques, ces territoires.

La notion d’écoumène (forme latinisée de l’œkoumène) évolue ensuite avec Jacques Berque vers la prise en compte des relations de l’homme au territoire, dans ses dimensions écologique, sociale, historique et symbolique. Berque distingue le milieu géographique, topos, et le lieu existentiel, chôra. La chôra se rapporte au devenir, à l’existence de la chose. C’est « le milieu relationnel au sein duquel le crayon existe, et sans lequel il n’existerait pas.» Dans la chôra, l’être humain et son milieu s’engendrent et se façonnent l’un l’autre en un mouvement incessant.

Cette approche est importante pour trois raisons. La totalité de l’espace terrestre étant désormais sous la domination de l’homme, la relation de l’homme à la terre est cruciale, il n’y a plus d’espace disponible, nous devons apprendre à gérer celui que nous occupons.

La seconde raison est qu’il nous faut réapprendre à considérer la terre comme une partie de nous-mêmes et nous-mêmes comme une partie de la terre, à rebours de la conception dualiste héritée des Lumières et qui a conduit à la crise actuelle. Enfin, il nous faut quitter la conception dualiste qui sépare la mesure de l’homme et celle des choses, et à engendre la démesure, pour aller vers une mesure commune à la terre et à l’homme.

La démocratie à l’épreuve des grands nombres

Auguste Comte oppose la démos, ensemble d’individus aux liens ténus, à la société, ensemble de personnes en relation les unes avec les autres. Il oppose la démocratie (pour démos) à la sociocratie « un gouvernement de la société par elle-même où chacun a voix au chapitre, mais en considération de son rôle social, pas en tant qu’individu ». Il imaginait des républiques dont les capitales n’auraient pas plus d’une dizaine de milliers de ménages.

Pour Léopold Kohr[17] : « les problèmes sociaux ont tendance à croître exponentiellement avec la taille de l’organisme qui les porte, tandis que la capacité des hommes à y faire face … croît seulement linéairement, ce qui veut dire que si une société dépasse sa taille optimale les problèmes qu’elle rencontre doivent croître plus rapidement que les moyens humains qui seraient nécessaires pour les traiter ». On peut faire ici un parallèle avec l’entropie croissante d’un système fermé.

Par exemple les besoins de formation s’accroissent plus vite que productivité globale, ce qui fait qu’il y a de plus en plus d’exclus[18]. « Ce n’est pas un raté du système mais un produit nécessaire de ce même système ».

Pour Kohr si « n’importe quel petit État, qu’il soit une république ou une monarchie, est par nature démocratique, n’importe quel État de grande taille est par nature non démocratique ».

La démocratie et l’écologie

Les scénarios prospectifs d’organisation territoriale compatibles avec une gestion écologique des territoires nous orientent vers des organisations en petites communautés auto productives. En effet, une fois que nous aurons diminué de 60 % notre consommation d’énergie et réduit drastiquement l’extraction de matières premières, que nous aurons relocalisé nos productions, le mode le plus efficace et résilient sera non plus celui des grands Etats, chargés de gérer des infrastructures lourdes de production d’énergie ou de transports, mais des petites communautés auto-productives[19], où la complexité de la société et des outils techniques aura été réduite.

David Holmgren[20] fait une relation étroite entre la diminution de l’énergie nette disponible (et non pas l’énergie totale extraite) et le degré de complexité possible de la société. Moins d’énergie, moins de complexité, donc une décroissance énergétique nécessaire. Il se situe clairement dans l’optique des rendements décroissants, mais à la différence de Tainter[21], il distingue nettement effondrement et décroissance (collpase et descent). Fondamentalement optimiste, il milite pour la décroissance énergétique volontaire, et la met en pratique.

Quatre scenarios

Ces éléments étant posés, Holmgren décrit quatre scénarios à partir de l’analyse du différentiel de vitesse d’évolution de deux phénomènes généralement analysés séparément, le changement climatique et la diminution des ressources fossiles. Chacun sait que ces deux phénomènes ont une origine commune, mais on ne fait pas l’analyse de leurs conséquences croisées. Une simple matrice permet de le faire.

Description brève des scénarios :

Brun : les ressources encore disponibles – elles diminuent mais lentement – permettent à l’Etat de se maintenir, le changement climatique rapide impose des mesures de sécurité fortes : c’est un Etat fort. Mais l’exploitation des ressources fossiles accélère à son tour le changement climatique, on passera rapidement au scénario suivant. Les inégalités augmentent, la sécurité devient un problème crucial.

Techno vert : tout va lentement, c’est ce que nous croyons vivre aujourd’hui, avec un effort des gouvernements et des entreprises vers le business vert. Le prix de l’énergie augmente, l’agriculture se développe à nouveau, l’écologie industrielle aussi. Le changement climatique peut être stabilisé par les efforts sur les ENR. Ex. les stratégies actuelles de l’Europe.

Mais ces deux scénarios sont instables, les ressources vont s’épuiser à court ou moyen terme, et on passera dans l’un des deux autres scénarios.

Gardien de la Terre : l’épuisement rapide des ressources affaiblit les structures d’Etat, les communautés se replient sur elles-mêmes, mais en paix relative car les changements climatiques sont lents. Il n’y a pas le temps de développer suffisamment les ENR, les réseaux sociaux et techniques s’effondrent, la mobilité diminue, les pouvoirs locaux deviennent plus importants. Les GES se réduisent aussi. Les monnaies locales se développent. Retour à la ruralité. Moins d’énergie, donc moins d’inégalités. Le capital humain, au sens de l’augmentation du nombre d’années d’études, ne serait pas soutenable. Il faut investir dans la citoyenneté.

Canot de sauvetage : l’Etat est affaibli par l’épuisement des ressources, chacun se protège des effets du changement climatique, c’est chacun pour soi, repli généralisé, protection individuelle. Récession, guerres locales, famines, la population diminue, d’où deux hypothèses, soit un retour au scénario gardien de la Terre sur une base de population réduite, soit la généralisation des guerres et l’effondrement final.

Il y a une relation étroite entre diminution de l’énergie et des ressources (dont l’espace, dont la disponibilité est inversement proportionnelle à la population, ce qui est particulièrement important dans les pays pauvres agricoles), changement climatique, maintien ou dépérissement de l’Etat et violences[22].

Une représentation très schématique des degrés de complexité montre que si le scénario brun correspond effectivement à la plus grande complexité en moyenne, le scénario vert nécessite plus de complexité dans le domaine culturel (genres et culture), alors que le scénario brun est plus complexe dans les domaines de la monnaie, de l’habitat et de l’énergie. C’est ainsi que nous pouvons dessiner l’avenir souhaitable : réduire la complexité technique, augmenter nos capacités culturelles.

Des scénarios simultanés

Cette représentation des scénarios a l’intérêt de bien mettre en évidence les tendances possibles, mais ne peut pas représenter « la » réalité de demain, ou même d’aujourd’hui. Nous sommes déjà en partie dans ces situations, et nous vivrons simultanément plusieurs d’entre elles. C’est ce que Marx appelle une « formation sociale », c’est-à-dire la présence simultanée de plusieurs modes de production (petite production marchande, capitalisme industriel et capitalisme financier par exemple).

Holmgren articule donc ces scénarios à un même moment sur des espaces différents. Un Etat fort[23] (Brun) dans lequel des espaces régionaux développent des technologies vertes (Vert), où des petites communautés se recentrent sur la préservation des ressources naturelles[24] (Bleu) et des familles vivent sur elles –mêmes[25]. C’est déjà en partie le cas aujourd’hui, des Etats apparemment forts qui ont peu d’influence sur leur territoire, des régions qui développent leurs propres stratégies, des communautés en dehors de la société. La question est celle du poids respectif de ces modèles dans l’usage des ressources.

L’écologie c’est aussi faire coexister des systèmes différents. On rejoint ici les propositions de Christian Arnsperger et Dominique Bourg[26] sur une coexistence de trois modes de production, qui seraient le capitalisme, l’économie sociale et solidaire (ESS) et les expérimentations radicales, soit une écologie permaculturelle sur les coexistences. Sauf que ces trois modes apparaissent contradictoires, le capitalisme, qui ne peut pas fonctionner en mode stationnaire, ayant vocation à absorber les autres modes, alors que les quatre modèles de Holmgren pourraient coexister dans des espaces différenciés.

Comment passerons-nous de la structuration actuelle en Etats aux systèmes communautaire nous ne le savons pas, mais nous y sommes appelés.

Mais les petites communautés ne sont pas toutes adaptées à la gestion du temps long. Il y a des lieux ou on peut travailler ensemble, prendre son temps, d’autres qui vivent depuis longtemps des conflits et ne peuvent pas se projeter dans un temps long. C’est un produit de l’histoire. Il y a des territoires à forte capacité d’intégration (Ancenis, Redon…) adaptés à des projets sur long terme et d’autres traversés de conflits liés à leur histoire, où l’on ne peut pas élaborer de projets sur un temps long.

Un retour aux origines ?

Cette perspective nous renvoie aux origines de la création des villes et des cités Etat et à la conception linéaire de l’histoire, des chasseurs cueilleurs vers l’agriculture sédentaire, puis vers les villes. Cette conception linéaire est fortement contestée par James Scott[27] qui décrit de manière assez convaincante la coexistence conflictuelle du mode de vie nomade et des agriculteurs sédentaires, sur plusieurs millénaires, depuis la création des premières villes vers 3000 avant notre ère, jusqu’au milieu de second millénaire après notre ère. Et les conflits perdurent avec les peuples qui refusent encore notre mode de vie, en Amazonie, en Nouvelle-Zélande ou dans le Sahara.

Retour sur le temps

Unité du temps et de l’espace

Nous revenons ici au concept d’écoumène. Jacques Berque propose de traduire le terme fûdosei, concept élaboré par le philosophe japonais Watsuji  Tetsurô, par le terme médiance. « Je conçois la médiance comme le sens, à la fois subjectif et objectif (une signification, une sensation, une tendance), de la relation d’une société à l’étendue terrestre (relation qui est un milieu).» Il ne s’agit pas d’un concept purement spatial, mais d’une réalité doublement marquée par le temps, celui de l’histoire et celui de l’époque, qui lui donnent un sens (trajectoire). La médiance se situe à trois niveaux : « celui de l’en-soi des choses et de la nature (l’étendue du monde physique ou objectif) ; celui des relations écologiques liant l’espèce humaine à son environnement ; et celui du paysage, où jouent les relations d’ordre symbolique par lesquelles une culture fonde en nature la subjectivité collective.»  Cette formule conjugue donc l’espace (le milieu) et le temps (l’histoire). « C’est une trajection, c’est-à-dire un mouvement dans lequel le monde subjectif et le monde objectif ne cessent d’interagir, pour ainsi dire en spirale, produisant ainsi la réalité trajective (mi-subjective, mi-objective) qui est celle de nos milieux.» L’écoumène devient alors une réalité trajective, celle de l’ensemble des milieux.

Pour le dire plus simplement, tout territoire est le produit d’une histoire, culturelle et écologique, produit de l’occupation humaine qui l’a transformé et du vivant (plantes et animaux) qui le font vivre.

Cette recherche d’unité était aussi celle d’Henri Lefebvre[28] :  » Si quelqu’un dit « énergie », il doit aussitôt ajouter qu’elle se déploie dans un espace. Si quelqu’un dit « espace », il doit aussitôt dire ce qui se meut ou change. L’espace pris séparément devient abstraction vide ; et de même l’énergie et le temps. « 

Pourtant au cours du XXème siècle l’espace prend le pas sur le temps :

« l’Etat se consolide à l’échelle mondiale. Il pèse sur la société (les sociétés) de tout son poids ; il planifie, il organise « rationnellement » la société avec la contribution des connaissances et des techniques, imposant des mesures analogues, sinon homologues, quelles que soient les idéologies politiques, le passé historique, l’origine sociale des gens au pouvoir. L’Etat écrase le temps en réduisant les différences à des répétitions, à des circularités (baptisées « équilibre », « feed-back », « régulations », etc.) L’espace l’emporte selon le schéma hégélien. Cet Etat moderne se pose et s’impose comme centre stable, définitivement, des sociétés et des espaces (nationaux). Fin et sens de l’histoire, comme l’avait entrevu Hegel, il aplatit le social et le « culturel ». Il fait régner une logique qui met fin aux conflits et contradictions. Il neutralise ce qui résiste : castration, écrasement. Entropie sociale ? Ex-croissance monstrueuse devenue normalité ? Le résultat est là. »

Est-ce vraiment la fin de l’histoire, la victoire de Hegel ? Non…

« Cependant les forces bouillonnent dans cet espace. La rationalité de l’Etat, des techniques, des plans et programmes, suscite la contestation. La violence subversive réplique à la violence du pouvoir. Guerres et révolutions, échecs et victoires, affrontements et remous, le monde moderne correspond à la vision tragique de Nietzsche. La normalité étatique impose aussi la perpétuelle transgression. Le temps ? Le négatif ? Ils surgissent explosivement. Leur négativité nouvelle, tragique, se manifeste : la violence incessante. Les forces bouillonnantes soulèvent le couvercle de la marmite : l’Etat et son espace. Les différences n’ont jamais dit leur dernier mot. Vaincues, elles survivent. Elles se battent parfois férocement pour s’affirmer et se transformer à travers l’épreuve. […]

La confrontation entre les thèses et hypothèses de Hegel [l’espace de l’Etat comme fin de l’histoire], Marx [le temps historique comme temps de la révolution], Nietzsche  » Je crois à l’espace absolu qui est le substrat de la force, la délimite, la modèle. « , commence. Non sans peine. » Nous sommes au seuil d’une fin non pas de l’histoire mais de l’Etat comme fin de l’histoire, au seuil d’un nouveau temps historique non pas comme révolution sociale mais comme recomposition sociale et spatiale.

Il faudrait explorer la pensée d’autres philosophes sur le temps psychique (Bergson), la réflexion épistémologique qui réfléchit sur les espaces abstraits (logico-mathématiques)… mais nous nous éloignons de notre sujet.

Projet ou processus ?

Imaginons que nous soyons donc dans un contexte de petites communautés, qui prennent en min leur devenir. On peut alors considérer qu’elles vont pouvoir élaborer des projets de transition écologique. Mais qu’est-ce qu’un projet, et la notion de projet est-elle toujours, ou à quelles conditions est-elle congruente avec celle de processus ?

Le projet apparaît paré de toutes les vertus, surtout s’il est conçu de manière participative, il peut conduire à une planification écologique prenant en compte les enjeu de long terme. Mais il pose aussi question.

Pour J-P. Boutinet[29] l’obligation faite à toute une série d’institutions d’élaborer un projet, que ce soit les entreprises, les collectivités, les établissements d’enseignements etc. « exprime une sorte de non-sens  à travers la recherche forcée de sens : nous évoluons dans une situation proche de l’absurde [… de la recherche] d’une transcendance qui n’écrive plus à s’imposer spontanément, transcendance que le corps social de son côté s’avère incapable de susciter : il revient alors à chacun, à travers son propre projet, de confectionner pour lui sa propre transcendance […] faute de puiser son inspiration dans un lien social inducteur qui fait présentement défaut. » (p. 3). Où l’on rejoint les réflexions de Tocqueville (voir plus loin).

Ce n’est pas qu’il faille abandonner la notion de projet, utile et même nécessaire dans le cadre de la transition écologique, mais le projet est second par rapport au processus social dans lequel il s’inscrit. Le  » lien social inducteur  » est premier, le processus. Sinon  » le projet peut se transformer en dérégulateur social, comme un imaginaire toujours  présenté comme imaginaire créateur et émancipateur [qui] se meut en son inverse, un imaginaire leurrant et aliénant.  » 

Le projet comme processus gère de l’incertitude sur son aboutissement, le projet comme outil technique chasse l’incertitude et du coup le processus social. Assimiler le dire (le projet énoncé, annoncé) au faire (le résultat) est  » une dérive totalitaire  » ce que résume brutalement Cioran :  » Tout projet est une forme camouflée d’esclavage « . ( Cioran, Écartèlement, cité par J-P. Boutinet). Choisissons donc le projet-processus capable de gérer l’incertain, de ne pas avoir d’objecitf à court terme, capable d’aboutir à un autre résultat que celui qui a été annoncé au départ.

Le projet contre le temps ?

Le choix d’une gestion par projet devrait prendre en compte un temps long, non limité a priori. Là encore, J-P. Boutinet nous met en garde.

 » La gestion par projet … précipite le temps vécu; elle le fragilise et nous introduit dans le règne de l’éphémère : les projets, en dépit de leur ampleur, ne sauraient laisser prise à une quelconque résistance ; ils nous échappent à travers leur fuite inexorable vers une réalisation qui, par le fait même, va les anéantir et nous projet vers de nouvelles réalisations tout aussi insaisissables.  » (p. 4).)

Rappelons que pour ce qui nous concerne ici, la transition écologique au regard d’un avenir menaçant que l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare [Maurice Blondel]. Imaginer l’avenir anéantit le temps présent qui est le plus important pour se préparer.

Dans bon nombre de projets les acteurs,  » contraints d’élaborer des projets clefs en mains, au lieu de prendre ce temps long indispensable pour induire de la situation tout l’inédit qu’elle recèle, introduisent massivement dans leur projet bon nombre d’éléments d’emprunt qui lui sont étrangers. » (p. 5).

Alors oui au projet, mais sans contrainte de temps…

Peut-on mesurer le temps ?

Venons-en aux objections à notre propos. Le temps, mais le temps court, le temps qui court, est omniprésent dans notre société, au point que l’on entend des formules comme « je perds mon temps » (une formule qui paraîtrait absconde avant le XVIIIe siècle) ou « le temps c’est de l’argent ». Peut-on raisonnablement faire le choix du temps long, occulter la dure réalité de ce temps court, de ce temps de la production ?

Pour y répondre il faut faire un petit détour théorique sur la mesure du temps. Le temps se mesure-t-il ? Le processus s’évalue (projet réussi ou non), la durée du temps se mesure, mais la valeur du temps pose question.

Il faut arrêter de tout convertir en valeur d’échange monétaire, sinon nous n’aurons bientôt plus rien à échanger. C’est la distinction entre durabilité forte (non substituabilité) et durabilité faible, qui permet de considérer que l’on peut remplacer des ressources naturelles par des produits fabriqués, de la terre stérilisée par des cultures hydroponiques etc. Puisque tout a une valeur monétaire, tout peut être échangé, substitué. Le temps n’échappe pas à cette façon de penser. Si je n’ai pas le temps de cuisiner, j’achète des produits tout fabriqués, si je n’ai pas le temps de me déplacer j’envoie un mail etc.

Pourtant le temps échappe à la loi de la valeur contrairement à ce que les économistes classiques ont voulu démontrer. Je vous raconte une petite histoire. L’empereur de Chine voulait un dessin de papillon. Il le demande au plus célèbre artiste du pays. Celui-ci lui demande un palais, 20 serviteurs et 10 ans. Il accepte et revient 10 ans après. J’ai besoin encore de 5 ans. Il accepte et reviens 5 ans après. Où est mon dessin ? L’artiste prend une feuille, un pinceau, et fait le dessin. Il était parfait.

Peut-on donner une valeur monétaire au temps ? Non. Les concepteurs et les travaux intellectuels sont difficilement mesurables en termes de temps. Mais le temps n’a pas de valeur en soi. Le temps ce n’est pas de l’argent.

Oui nous sommes payés parce que nous travaillons un certain nombre d’heures, pour ceux qui ont un emploi. Mais la valeur de ce qui est produit ne dépend pas, pas seulement, du temps passé[30]. Ce n’est pas théorique, il nous faut nous extraire de l’idée que tout, y compris le temps, peut être transformé en valeur d’échange.

On en revient donc à la distinction classique entre valeur d’échange et valeur d’usage. La prépondérance de la valeur d’échange a détruit l’appréhension de la valeur intrinsèque des choses et des êtres vivants. Le temps considéré comme valeur d’échange a détruit le temps comme valeur personnelle. Le temps court évalué, assimilé à une donnée monétaire n’est pas une bonne mesure.

De la même façon considérer que deux terrains de même valeur, deux espaces, sont substituable, est faux. Même si un parking d’un ha près d’une grande ville a la même valeur monétaire qu’un champ de 10 ha, l’agriculteur à qui on prendrait ces dix ha pour en faire un lotissement et à qui on donnerait le terrain de parking ne pourrait rien en faire d’un point de vue agricole.

Le choix du temps long du processus est donc alternatif, et pas seulement différent, du choix du temps court comme facteur de production. Faire le choix de travailler le bois avec des outils à main prend plus de temps mais est cohérent avec un projet de société bas carbone, on choisit le procédé, on s’inscrit dans un processus, avant de mesurer le coût, la valeur d’échange. De même pour un transport à la voile ou le choix de la réparation plutôt que de la fabrication à la chaîne d’objets jetables.

Décider dans un temps long

Décider par consensus prend du temps et nécessite une attention à tous. Par ex. un comité économique et social local qui devait donner un avis sur un projet d’aménagement dans une commune.  On arrive à un certain consensus après plusieurs réunions mais le président du comité observe que l’un des participants, un agriculteur, n’avait rien dit. Il lui donne la parole, il avait trouvé une faille, le comité a repris totalement le projet.

Un exemple bien connu est celui des Indiens Kogi de Colombie où toute décision est soumise au débat, et où un projet n’est mis en œuvre qu’une fois adopté et précisé dans tous ses détails. Ensuite la réalisation ne pose pas de problème. C’est une procédure proche de fait du discernement ignacien des jésuites.

Prise de pouvoir ou processus d’espérance

Cette démarche rejoint l’affirmation du pape François à plusieurs reprises pour qui le temps est supérieur à l’espace[31]. Voici ce qu’il écrit dans Laudato si :

« La myopie de la logique du pouvoir ralentit l’intégration de l’agenda environnemental aux vues larges, dans l’agenda public des gouvernements. On oublie ainsi que « le temps est supérieur à l’espace »,  que nous sommes toujours plus féconds quand nous nous préoccupons plus d’élaborer des processus que de nous emparer des espaces de pouvoir. » LS 178.

Le pape François avait déjà développé cette idée dans La joie de l’évangile[32]. Il oppose le court terme de recherche du résultat et du pouvoir au long terme qui privilégie le processus.

« Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité socio-politique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir.

Donner la priorité au temps c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. […]. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènement historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. » LS 223

Pour le pape François le temps long, le processus, c’est une lumière qui nous éclaire, mais que l’on ne contrôle pas, que personne ne contrôle, elle est confiance. Le temps court c’est au contraire la volonté de contrôler un espace de pouvoir. C’est mortifère. Le temps long c’est celui du projet processus, dont on ne sait pas quand il aboutira, mais que l’on conduit avec confiance et ténacité.

Heinrich Block[33] explicite le propos :  « Privilégier le temps sur l’espace suppose une certaine fragilité, celle de perdre le contrôle total, de se désapproprier du résultat de l’action réalisée, celle d’accepter un résultat différent de celui qui était attendu. C’est précisément cette fragilité qui fait place à l’émergence du nouveau. Tant qu’on reste dans la logique de la maîtrise et du contrôle absolu, on reste dans la répétition du déjà connu. La création n’a pas de place dans la plénitude et la perfection, elle prend forme quand on laisse un certain vide. A l’inverse de l’espace, le temps ne peut pas être possédé. Fabriquer est une manière de posséder l’espace, tandis que créer est une manière d’initier un processus. L’espace a partie liée avec le pouvoir, le temps est de l’ordre du service. »

Citons aussi Tocqueville (1840) qui relie explicitement espérance (une vertu chrétienne) et temps long : nos contemporains « aussitôt qu’ils ont perdu l’usage de placer leurs principales espérances à long terme, sont portés à vouloir réaliser leurs moindres désirs et il semble que, du moment où ils désespèrent de vivre une éternité, ils sont disposés à agir comme s’ils ne devaient exister qu’un seul jour ».

Cette approche n’est pas spécifiquement chrétienne ou religieuse. Etienne Klein[34] l’exprime de façon analogue d’un point de vie philosophique : «  L’espace est la marque, et même la démonstration, de notre puissance ? Nous pouvons l’aménager, l’adapter, le parcourir en tous sens et à toute vitesse, y faire des zigzags, modifier son apparence et ses formes. Le temps lui, est plutôt la marque de notre faiblesse. Il n’est pas un lieu de promenade où nous pourrions aller et venir à notre gré, il n’est pas malléable, on ne peut le manipuler d’aucune façon, il s’impose à nous… ».

Résumons : le temps long est dépossession, liberté, ouverture, sans limite connue sinon celle que nous lui fixons. L’espace peut être délimité, possédé, il peut enfermer mais il ne peut pas contenir le temps qui passe. Comme le dit Héraclite[35], « On ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c’est une autre eau qui vient à vous ; elle se dissipe et s’amasse de nouveau ; elle recherche et abandonne, elle s’approche et s’éloigne. Nous descendons et nous ne descendons pas dans ce fleuve, nous y sommes et nous n’y sommes pas. »

Exemples et scénarios pour les territoires

Il n’y a pas de solution clefs en mains.

Deux options, soit créer des communautés en dehors du système dominant, comme les oasis de Pierre Rahbi, l’Arche de Lanza del Vasto, mais ces communautés ne vont pas changer la société. Soit modifier les modes de vie à l’intérieur du système, comme le propose Villes en transition (dont Ungersheim est un exemple bien connu), le pays du Mené avec l’objectif 100 % d’autonomie énergétique, Eoliennes en Pays de Vilaine, Territoires zéro chômeurs de longue durée ou les oasis de conscience (Edgar Morin), Détroit et la remise en valeur des friches industrielles…

Les petites communautés sont plus adaptées à la prise en compte du temps long dans les processus. En effet mettre d’accord la population d’un Etat sur la gestion des forêts, les infrastructures de transport, la gestion des produits phytosanitaires… fait apparaître les oppositions d’intérêt – légitimes – qui ne peuvent être résolues par consensus, le temps va agir comme un couperet, au risque de prendre des décisions opposées à l’intérêt à long terme. En revanche ces mêmes questions traitées dans de petites communautés peuvent aboutir à des solutions consensuelles et positives pour tous, humains et non humains.

Si donc nos démocraties ne sont pas compatibles avec le temps long, ce qui semble avéré, nous devons changer l’espace de référence mais le temps prime. Et l’espace sera à la fois un espace de plus de proximité avec les compétences associées, en relation avec un espace mondial de coordination pour la préservation de notre biosphère, la définition de normes, la régulation des échanges. Ce n’est pas une prévision, mais une piste d’action, une proposition d’engagement. Développons les solidarités locales, les productions locales, les transports locaux, la maitrise locale des décisions par l’implication des citoyens et nous serons un peu plus prêts, peut-être, à affronter la grande transformation[36] ou la conversion écologique et l’enjeu de coordinations régionales et mondiale. Il y aura en effet besoin que ces communautés soient reliées entre elles par des systèmes fédératifs et coopératifs.


[1] Laudato si 223.

[2] Laudato si 39 : « En effet, ce remplacement peut affecter gravement une biodiversité qui n’est pas hébergée par les nouvelles espèces qu’on implante. Les zones humides, qui sont transformées en ter­rain de culture, perdent aussi l’énorme biodiver­sité qu’elles accueillaient. »

[3] Comme on l’enseigne en gestion de projet, on ne peut fixer que deux critères d’un projet parmi trois, le coût, la qualité et le délai.

[4] Dominique Bourg (dir.), Pour une 6e république, Odile Jacob, 2011.

[5] Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir, Flammarion, 1971 (1871).

[6] Paul Virilio, L’administration de la peur, éd. Textuel, Paris, 2010.

[7] « nous devons nous convaincre que ralentir un rythme déterminé de production et de consommation peut donner lieu à d’autres formes de progrès et de développement. » Laudato si 191.

[8] Arnaud du Crest, Décarboner l’économie, éd. Sociales, 2018.

[9] Dennis Meadows, Les limites à la croissance, le rapport Meadows 30 ans après, éd. Rue de l’échiquier, 2012.

[10] Laudato si 110.

[11] Jacques Boudeville, Les espaces économiques, Que-sais-je, PUF, 1970.

[12] Définitions Insee des territoires

Une aire urbaine ou « grande aire urbaine » est un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans enclave, constitué par un pôle urbain (unité urbaine) de plus de 10 000 emplois, et par des communes rurales ou unités urbaines (couronne périurbaine) dont au moins 40 % de la population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par celui-ci.

Le zonage en aire urbaine 2010 est basé sur les données du recensement de la population de 2008 et plus particulièrement sur celles relatives à l’emploi et aux déplacements entre le domicile et le lieu de travail.

Il  partage le territoire en quatre grands types d’espaces : espace des grandes aires urbaines, espace des autres aires, autres communes multipolarisées et communes isolées, hors influence des pôles. Dans les espaces des grandes aires urbaines et des autres aires, on distingue les pôles et les couronnes de ceux-ci.

Une zone d’emploi est un espace géographique à l’intérieur duquel la plupart des actifs résident et travaillent, et dans lequel les établissements peuvent trouver l’essentiel de la main d’œuvre nécessaire pour occuper les emplois offerts.

Le bassin de vie est le plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants.

Les services et équipements de la vie courante servant à définir les bassins de vie sont classés en six grands domaines: services aux particuliers, commerce, enseignement, santé, sports, loisirs et culture, transports.

[13] Le Monde, 22-23 juillet 2018

[14] Cette façon de définir le territoire, c’est aussi une façon de mobiliser les populations le plus souvent passive face aux défis climatiques pour la défense de leur environnement : « Si je vous dis : « Votre territoire est menacé », vous dressez l’oreille. Si je vous dis : « Il est attaqué », vous êtes tout feu tout flamme pour le défendre.« La différence est énorme dans les réactions suscitées entre défendre la nature et défendre un territoire, et c’est cette différence qui m’intéresse.

[15] Même s’il s’agit parfois de défense avec des motivations discutables comme le refus de logements sociaux à proximité de quartiers résidentiels, de densification de logements dans une zone de résidences secondaires etc.

[16] Wikipedia, article écoumène.

[17] Cité par Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014, p. 85.

[18] Cité par Olivier Rey, p. 100.

[19]Rob Hopkins, Manuel de transition, Ecosociété, 2010, Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014.

[20] David Holmgren, Future scenarios, Chelsea Green Publishing, 2009, USA.

[21] Joseph Tainter, The collapse of complex societies, 1990, Cambridge, Cambridge University Press.

[22] Welzer, ibid.

[23] Mais peu écouté, cf. le Mexique

[24] Voir le film Volem rien foutre al pays, de Pierre Carles et Stéphane Goxe, 2006.

[25] Voir le film Agrarian Utopia, de Uruphong Raksasad, 2009.

[26] Christian Arnsperger, Dominique Bourg, Ecologie intégrale, Pour une société permacirculaire, PUF, 2017

[27] James C. Scott, Homo domesticus, La Découverte, 2019.

[28] Henri Lefebvre, La production de l’espace, L’Homme et la société, 1974,  n° 31-32,  pp. 15-32

https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1974_num_31_1_1855

[29] Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, PUF, 1993

[30] C’est toute la question de la valeur travail, du temps de travail vivant incorporé à la valeur des produits, voir Adam Smith, Marx… nous ne développons pas cela ici.

[31] Formule inspirée semble-t-il d’Héraclite.

[32] Exhort. apost. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 222 : AAS 105 (2013), 1111.

[33] Délégué épiscopal à la formation du diocèse du Jura https://www.eglisejura.com/?p=1294

[34] Etienne Klein, Le temps, Flammarion 1995

[35] Alfred Fouillée, Extraits des grands Philosophes, Librairie Delagrave, 1938, p. 25., consulté sur http://philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Heraclite_PenseesD’Heraclite.htm#_ftn2

[36] Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Karl Polanyi.

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