Temps, espace et démocratie écologique

Il y a une contradiction entre le temps court de la démocratie et le temps long des enjeux écologiques, mais ce n’est pas en bricolant les instances démocratiques dans le cadre territorial actuel que l’on pourra dépasser cette contradiction. Il faut repenser le cadre territorial dans la perspective de la conversion écologique et démocratique. Le cadre des grands États n’est compatible ni avec les enjeux écologiques, ni avec un réel processus démocratique (le processus formel est respecté mais en mode très dégradé).

Pour repenser ce cadre territorial il faut d’abord réviser le temps tel qu’il est vécu dans notre civilisation, un temps plus lent peut nous amener vers des territoires plus restreints, ce que n’adopterons pas si nous gardons le temps rapide de production et de consommation.

Nous nous référerons à ce qu’écrit le pape François dans Laudato si[1] sur la question des rapports entre le temps et l’espace dans le contexte des enjeux écologiques : « le temps est supérieur à l’espace ». Le temps et l’espace sont d’abord des données physiques, le temps pouvant être assimilé ici à une durée, l’espace correspondant à l’étendue du territoire sur lequel se déploie la vie sociale. Ce sont aussi des données politiques, liées au mode de pilotage d’un projet pour le temps, à la délimitation d’un territoire pour l’espace.

Nous présenterons tout d’abord nos hypothèses sur les caractéristiques de l’espace territorial au sens politique du terme, de l’organisation territoriale de la société, puis sur les relations entre cet espace et les modalités de gestion des projets dans le temps, enfin nous reviendrons sur les enjeux.

La démarche sera donc en quatre étapes :

  • Ralentir la marche de la production et de la consommation (temps)
  • Recentrer notre activité économique et sociale sur un territoire plus petit adapté aux nouveaux modes de production et de consommation (espace)
  • Inciter ces petits territoires à une autonomie politique qui leur permette de prendre en charge les enjeux de long terme (ce qui n’est pas possible dans les grands États démocratiques mais ça peut l’être dans les grands États non démocratiques), (temps)
  • Coordonner les petits territoires dans des fédérations à un niveau régional, national et mondial (espace).

On ne définit pas a priori la taille de ces petits territoires, il y a une relation dynamique entre le processus de ralentissement et la dimension territoriale à laquelle on pourra aboutir. Les grandes conurbations urbaines évoluerons sans doute de façon différente des zones rurales ou des villes moyennes.

Le temps

La façon dont nous vivons le temps est une des causes profondes de nos difficultés, ou de notre bonheur. La modalité personnelle est importante, la modalité collective aussi, la façon de vivre notre démocratie.

L’espace est lié au temps

Le principe de compensation écologique illustre ce principe du lien entre temps et espace. La compensation, la modalité la plus utilisée hors conflit, ne compense pas réellement. Détruire une forêt de plusieurs siècles et replanter des arbres dans un terrain un peu plus loin ne fournira évidemment pas la même biodiversité avant quelques siècles, et encore[2].

L’espace ne peut pas être évalué indépendamment du temps nécessaire à ce qui est produit sur cet espace.

D’autres illustrations peuvent être prises, comme la relation entre la vitesse de déplacement et la délimitation des espaces. Plus la vitesse ou les moyens de transports augmentent, plus l’espace concerné est large. C’est ainsi que les zones d’emploi (espaces concernés par les déplacements domicile travail quotidiens) sont régulièrement élargis.

La démocratie prise en tenailles

Considérer le temps comme un processus, c’est ne pas lui fixer de limite dans la durée, mais un objectif, aboutir. On connait trop de projets qui devaient être terminés dans un délai donné et qui ont été définitivement abandonnés plusieurs années après avoir dépassé le délai et le budget. Ne pas fixer de date buttoir est le meilleur moyen de réussir, car ce n’est pas le délai qui est fixé, mais l’objectif[3].

La démocratie représentative est prise en tenaille entre la contrainte du temps court des élections, nécessaire au contrôle démocratique dans notre système puisque l’on délègue aux élus la gestion des affaires publiques entre deux élections, et le temps long des enjeux environnementaux, sur lesquels toute décision ne pourra avoir d’effet qu’à long terme. Réduire aujourd’hui les émissions de gaz à effet de serre aura un effet dans 30 ou 50 ans puisque nous constatons aujourd’hui les conséquences de ce qui a été brûlé tout au cours du XXe siècle ; en revanche supprimer les pesticides peut avoir des effets plus rapides sur la biodiversité.

Le temps long est-il compatible avec notre système démocratique ? Oui si on déconnecte le temps des projets du temps des procédures de démocratie représentative, si la démocratie participative, collaborative, s’affranchit du calendrier électoral. Vouloir inclure l’une dans l’autre conduira inévitablement à des conflits et à une dégradation de l’une et de l’autre.

Pour résoudre ou dépasser la contradiction, plusieurs auteurs ont proposé d’ajouter des institutions ou de les modifier, par exemple de modifier le Conseil économique, social et environnemental[4] en lui confiant les enjeux de long terme. Mais ceci ne résoudrait rien si l’on ne prend pas en compte aussi l’espace.

Il nous semble qu’il faut reprendre la question de manière plus structurelle en dépassant le seul temps de la politique.

Modifier notre rapport au temps

Nous voici donc face à une double perspective, un espace localisé de réorganisation de notre vie personnelle et politique, une façon de vivre accordée à une notion de temps long, contradictoire avec les modes de vie actuels. Comment commencer ?

Si l’on distingue classiquement en politique le temps long des enjeux écologiques et le temps court de la démocratie, on peut distinguer aussi temps existentiel et temps opératoire [J-P. Boutinet], temps existentiel du présent vécu sans se projeter, caractéristique des cultures traditionnelles, et temps opératoire de la culture technologique.

Le temps long est par essence un temps existentiel, alors que le temps court est opératoire et éjecte l’expérience du temps vécu ici et maintenant. Le temps long nous renvoie à notre mode de vie, à notre façon d’habiter le terre, alors que le temps court nous renvoie à notre capacité, volonté, de transformer cet habitat. Or la préparation de notre capacité à affronter la conversion à venir dépend d’abord de notre capacité à transformer notre mode de vie, pas notre habitat au sens technologique du terme.

Choisir de vivre le temps comme temps long, la meilleure façon n’est-elle pas de réduire la vitesse ? Nous aborderons ainsi à la fois le temps long comme durée et comme processus. La vitesse c’est le rapport du temps à l’espace dans un déplacement. L’accélération continue de notre monde est-elle si nécessaire ? Ne sommes-nous pas dans le monde à l’envers, celui qu’imagine Lewis Caroll[5] où il faut sans cesse accélérer pour rester immobile ?

Pour Paul Virilio[6], la vitesse et la peur, le pouvoir et la peur, nous conduisent vers le risque de régime totalitaire. Une montée du totalitarisme dont Virilio identifie deux causes :

  • La disparition de la confiance, car la confiance nécessite du temps. On ne peut plus croire en rien, et c’est la porte ouverte au nihilisme, au totalitarisme.
  • La domination de l’instantané, de l’immédiateté, qui nie le projet, donc la politique.

 « La philosophie politique d’aujourd’hui n’a pas pensé la question de la vitesse et de la vitesse articulée à l’espace. » Nous sommes au cœur de notre sujet. Ce manque de pensée empêche de voir que nous sommes dans un espace fractal : « lorsque la compression temporelle a lieu, la fragmentation de la société qui en est issue fini par créer une société fractale », ce que renforce la globalisation spatiale et temporelle du monde.

Emportés par la vitesse, nous ne voyons plus que devant nous (et encore pas très loin !). Pour regarder les côtés, faire des liens, dans une société complexe, il faut aller plus lentement ou avoir d’autres instruments.

Il peut paraître contradictoire de proposer de ralentir alors qu’il y a urgence à agir pour éviter les catastrophes climatiques et environnementales. Mais s’il y a urgence, c’est justement de ralentir les processus d’extraction, de production et de consommation.

Il est possible de vivre le temps long dans les différents domaines de notre vie : l’alimentation, les transports, l’usage des services numériques.

La vitesse d’évolution de notre système socio-technique est incompatible avec un système d’information qui puisse nous permettre de voir où nous allons et d’utiliser les indications sur l’évolution de notre environnement[7]. Les indicateurs sont souvent élaborés avec retard par rapport à l’émergence des phénomènes mesurés, il y a ensuite un temps de latence souvent important pour prendre une décision, et un temps important pour que l’application de la décision ait un effet sur les causes et dons sur notre espace de vie. Si le système est en accélération permanente (c’est le cas d’une économie dont le PIB augmente chaque année), il est incapable de prendre en compte les indicateurs d’alerte. Incapable : ce n’est même pas – ou pas seulement – une mauvaise volonté des dirigeants. Incapable : les machines électroniques calculent à une vitesse 40 millions de fois plus rapide que notre cerveau, comment contrôler les actions induites par les programmes de ces machines alors que n’avons pas le temps de les contrôler ?

Si nous prenons au sérieux l’affirmation selon laquelle le temps des processus est supérieur à l’espace contrôlé, l’espace d’application, si nous acceptons l’idée que la transformation des espaces est trop rapide pour pouvoir prendre en compte les signaux d’alerte, alors il nous faut ralentir. Ralentir dans les déplacements, ralentir la production, ralentir les échanges.

Le choix du temps long c’est le soutien aux modes de production utilisant le moins d’énergie possible, que ce soit en agriculture comme la traction animale ou pour les produits manufacturés en soutenant la réparation de préférence à la production à la chaîne d’objets jetables, des infrastructures de transport donnant toute leur place aux trains régionaux et locaux, des routes à vitesse limitée. C’est le choix du type de processus plutôt que la recherche du résultat immédiat.

En pratiquant un temps long je me recentre sur un territoire plus local. C’est la pratique du temps qui va créer l’occasion, la configuration d’un nouveau territoire de vie. Ivan Illich considérait que la vitesse de déplacement ne devrait pas être de plus de 25 km/h pour éviter les concentrations de population.

L’espace

La question de la dimension territoriale devient aujourd’hui une question centrale. Les Etats modernes sont-ils adaptés à gérer la crise écologique, les mutations à venir ?

L’espace et le territoire

Le territoire vécu est celui qui correspond à mon expérience de vie. Comme le dit Bruno Latour[8], « un territoire, ce n’est pas la circonscription administrative, par exemple la ville d’Avignon, c’est ce qui vous permet de subsister. Etes-vous capables de définir ce qui vous permet, vous, de subsister ? Si oui, alors je prétends que la liste que vous pouvez dresser de vos conditions de subsistance définit le territoire que vous habitez. […] Ce n’est pas l’espace qui définit un territoire mais les attachements, les conditions de vie[9]. »

Cette approche a l’intérêt de faire la relation entre les enjeux écologiques et le territoire, de faciliter l’engagement des habitants à défendre leur territoire et, partant, le milieu, l’environnement : « La différence est énorme dans les réactions suscitées entre défendre la nature et défendre un territoire, et c’est cette différence qui m’intéresse. Car évidemment, dans la plupart des cas, les deux alertes pointent vers des phénomènes qui sont strictement les mêmes. » La mobilisation pour la défense de la nature est encore faible, la mobilisation pour défendre un territoire est souvent plus forte[10].

La démocratie à l’épreuve des grands nombres

Auguste Comte oppose la démos, ensemble d’individus aux liens ténus, à la société, ensemble de personnes en relation les unes avec les autres. Il oppose la démocratie (pour démos) à la sociocratie « un gouvernement de la société par elle-même où chacun a voix au chapitre, mais en considération de son rôle social, pas en tant qu’individu ». Il imaginait des républiques dont les capitales n’auraient pas plus d’une dizaine de milliers de ménages.

Pour Léopold Kohr[11] : « les problèmes sociaux ont tendance à croître exponentiellement avec la taille de l’organisme qui les porte, tandis que la capacité des hommes à y faire face … croît seulement linéairement, ce qui veut dire que si une société dépasse sa taille optimale les problèmes qu’elle rencontre doivent croître plus rapidement que les moyens humains qui seraient nécessaires pour les traiter ». On peut faire ici un parallèle avec l’entropie croissante d’un système fermé.

Par exemple les besoins de formation s’accroissent plus vite que productivité globale, ce qui fait qu’il y a de plus en plus d’exclus[12]. « Ce n’est pas un raté du système mais un produit nécessaire de ce même système ».

Pour Kohr si « n’importe quel petit État, qu’il soit une république ou une monarchie, est par nature démocratique, n’importe quel État de grande taille est par nature non démocratique ».

La démocratie et l’écologie

Les scénarios prospectifs d’organisation territoriale compatibles avec une gestion écologique des territoires nous orientent vers des organisations en petites communautés auto productives. En effet, une fois que nous aurons diminué de 60 % notre consommation d’énergie et réduit drastiquement l’extraction de matières premières, que nous aurons relocalisé nos productions, le mode le plus efficace et résilient sera non plus celui des grands Etats, chargés de gérer des infrastructures lourdes de production d’énergie ou de transports, mais des petites communautés auto-productives[13], où la complexité de la société et des outils techniques aura été réduite.

David Holmgren[14] fait une relation étroite entre la diminution de l’énergie nette disponible et le degré de complexité possible de la société. Moins d’énergie, moins de complexité, donc une décroissance énergétique nécessaire. Il se situe clairement dans l’optique des rendements décroissants, mais à la différence de Tainter[15], il distingue nettement effondrement et décroissance (collpase et descent). Fondamentalement optimiste, il milite pour la décroissance énergétique volontaire, et la met en pratique.

Quatre scenarios

Holmgren décrit quatre scénarios à partir de l’analyse du différentiel de vitesse d’évolution de deux phénomènes généralement analysés séparément, le changement climatique et la diminution des ressources fossiles.

Description brève des scénarios :

Brun : les ressources encore disponibles – elles diminuent mais lentement – permettent à l’Etat de se maintenir, le changement climatique rapide impose des mesures de sécurité fortes : c’est un Etat fort.

Techno vert : tout va lentement, c’est ce que nous croyons vivre aujourd’hui, avec un effort des gouvernements et des entreprises vers le business vert. Le prix de l’énergie augmente, l’agriculture se développe à nouveau, l’écologie industrielle aussi. Le changement climatique peut être stabilisé par les efforts sur les ENR. Ex. les stratégies actuelles de l’Europe.

Mais ces deux scénarios sont instables, les ressources vont s’épuiser à court ou moyen terme, et on passera dans l’un des deux autres scénarios.

Gardien de la Terre : l’épuisement rapide des ressources affaiblit les structures d’Etat, les communautés se replient sur elles-mêmes, mais en paix relative car les changements climatiques sont lents. Il n’y a pas le temps de développer suffisamment les ENR, les réseaux sociaux et techniques s’effondrent, la mobilité diminue, les pouvoirs locaux deviennent plus importants. Les GES se réduisent aussi. Les monnaies locales se développent. Retour à la ruralité. Moins d’énergie, donc moins d’inégalités.

Canot de sauvetage : l’Etat est affaibli par l’épuisement des ressources, c’est chacun pour soi, repli généralisé. Récession, guerres locales, famines, la population diminue, d’où deux hypothèses, soit un retour au scénario gardien de la Terre sur une base de population réduite, soit la généralisation des guerres et l’effondrement final.

Une représentation très schématique des degrés de complexité montre que le scénario vert nécessite plus de complexité dans le domaine culturel (genres et culture), alors que le scénario brun est plus complexe dans les domaines de la monnaie, de l’habitat et de l’énergie. C’est ainsi que nous pouvons dessiner l’avenir souhaitable : réduire la complexité technique, augmenter nos capacités culturelles.

Des scénarios simultanés

Cette représentation des scénarios a l’intérêt de bien mettre en évidence les tendances possibles, mais ne peut pas représenter « la » réalité de demain, ou même d’aujourd’hui. Nous sommes déjà en partie dans ces situations, et nous vivrons simultanément plusieurs d’entre elles.

Holmgren articule donc ces scénarios à un même moment sur des espaces différents. Un Etat fort (Brun) dans lequel des espaces régionaux développent des technologies vertes (Vert), où des petites communautés se recentrent sur la préservation des ressources naturelles (Bleu) et des familles vivent sur elles –mêmes. C’est déjà en partie le cas aujourd’hui, des Etats apparemment forts qui ont peu d’influence sur leur territoire, des régions qui développent leurs propres stratégies, des communautés en dehors de la société. La question est celle du poids respectif de ces modèles dans l’usage des ressources.

L’écologie c’est aussi faire coexister des systèmes différents. On rejoint ici les propositions de Christian Arnsperger et Dominique Bourg[16] sur une coexistence de trois modes de production, qui seraient le capitalisme, l’économie sociale et solidaire (ESS) et les expérimentations radicales, soit une écologie permaculturelle sur les coexistences. Sauf que ces trois modes apparaissent contradictoires, le capitalisme, qui ne peut pas fonctionner en mode stationnaire, ayant vocation à absorber les autres modes, alors que les quatre modèles de Holmgren pourraient coexister dans des espaces différenciés.

Comment passerons-nous de la structuration actuelle en Etats aux systèmes communautaire nous ne le savons pas, mais nous y sommes appelés.

Mais les petites communautés ne sont pas toutes adaptées à la gestion du temps long. Il y a des lieux ou on peut travailler ensemble, prendre son temps, d’autres qui vivent depuis longtemps des conflits et ne peuvent pas se projeter dans un temps long. C’est un produit de l’histoire. Il y a des territoires à forte capacité d’intégration (Ancenis, Redon…) adaptés à des projets sur long terme et d’autres traversés de conflits liés à leur histoire, où l’on ne peut pas élaborer de projets sur un temps long.

Retour sur le temps

Unité du temps et de l’espace

Nous revenons ici au concept d’écoumène. Jacques Berque propose de traduire le terme fûdosei, concept élaboré par le philosophe japonais Watsuji  Tetsurô, par le terme médiance. « Je conçois la médiance comme le sens, à la fois subjectif et objectif (une signification, une sensation, une tendance), de la relation d’une société à l’étendue terrestre (relation qui est un milieu).» Il ne s’agit pas d’un concept purement spatial, mais d’une réalité doublement marquée par le temps, celui de l’histoire et celui de l’époque, qui lui donnent un sens (trajectoire). La médiance se situe à trois niveaux : « celui de l’en-soi des choses et de la nature (l’étendue du monde physique ou objectif) ; celui des relations écologiques liant l’espèce humaine à son environnement ; et celui du paysage, où jouent les relations d’ordre symbolique par lesquelles une culture fonde en nature la subjectivité collective.»  Cette formule conjugue donc l’espace (le milieu) et le temps (l’histoire). « C’est une trajection, c’est-à-dire un mouvement dans lequel le monde subjectif et le monde objectif ne cessent d’interagir, pour ainsi dire en spirale, produisant ainsi la réalité trajective (mi-subjective, mi-objective) qui est celle de nos milieux.» L’écoumène devient alors une réalité trajective, celle de l’ensemble des milieux.

Pour le dire plus simplement, tout territoire est le produit d’une histoire, culturelle et écologique, produit de l’occupation humaine qui l’a transformé et du vivant (plantes et animaux) qui le font vivre.

Cette recherche d’unité était aussi celle d’Henri Lefebvre[17] : «  Si quelqu’un dit « énergie », il doit aussitôt ajouter qu’elle se déploie dans un espace. Si quelqu’un dit « espace », il doit aussitôt dire ce qui se meut ou change. L’espace pris séparément devient abstraction vide ; et de même l’énergie et le temps. […] La confrontation entre les thèses et hypothèses de Hegel [l’espace de l’Etat comme fin de l’histoire], Marx [le temps historique comme temps de la révolution], Nietzsche  » Je crois à l’espace absolu qui est le substrat de la force, la délimite, la modèle. « , commence. Non sans peine. »

Nous sommes au seuil d’une fin non pas de l’histoire mais de l’Etat comme fin de l’histoire, au seuil d’un nouveau temps historique non pas comme révolution sociale mais comme recomposition sociale et spatiale.

Peut-on mesurer le temps ?

Venons-en aux objections à notre propos. Le temps, mais le temps court, le temps qui court, est omniprésent dans notre société, au point que l’on entend des formules comme « je perds mon temps » (une formule qui paraîtrait absconde avant le XVIIIe siècle) ou « le temps c’est de l’argent ». Peut-on raisonnablement faire le choix du temps long, occulter la dure réalité de ce temps court, de ce temps de la production ?

Pour y répondre il faut faire un petit détour théorique sur la mesure du temps. Le temps se mesure-t-il ? Le processus s’évalue (projet réussi ou non), la durée du temps se mesure, mais la valeur du temps pose question.

Il faut arrêter de tout convertir en valeur d’échange monétaire, sinon nous n’aurons bientôt plus rien à échanger. C’est la distinction entre durabilité forte (non substituabilité) et durabilité faible, qui permet de considérer que l’on peut remplacer des ressources naturelles par des produits fabriqués, de la terre stérilisée par des cultures hydroponiques etc. Puisque tout a une valeur monétaire, tout peut être échangé, substitué. Le temps n’échappe pas à cette façon de penser. Si je n’ai pas le temps de cuisiner, j’achète des produits tout fabriqués, si je n’ai pas le temps de me déplacer j’envoie un mail etc.

Pourtant le temps échappe à la loi de la valeur contrairement à ce que les économistes classiques ont voulu démontrer. Je vous raconte une petite histoire. L’empereur de Chine voulait un dessin de papillon. Il le demande au plus célèbre artiste du pays. Celui-ci lui demande un palais, 20 serviteurs et 10 ans. Il accepte et revient 10 ans après. J’ai besoin encore de 5 ans. Il accepte et reviens 5 ans après. Où est mon dessin ? L’artiste prend une feuille, un pinceau, et fait le dessin. Il était parfait.

Peut-on donner une valeur monétaire au temps ? Non. Les concepteurs et les travaux intellectuels sont difficilement mesurables en termes de temps. Mais le temps n’a pas de valeur en soi. Le temps ce n’est pas de l’argent.

On en revient donc à la distinction classique entre valeur d’échange et valeur d’usage. La prépondérance de la valeur d’échange a détruit l’appréhension de la valeur intrinsèque des choses et des êtres vivants. Le temps considéré comme valeur d’échange a détruit le temps comme valeur personnelle. Le temps court évalué, assimilé à une donnée monétaire n’est pas une bonne mesure.

Prise de pouvoir ou processus d’espérance

Cette démarche rejoint l’affirmation du pape François à plusieurs reprises pour qui le temps est supérieur à l’espace[18]. Voici ce qu’il écrit dans Laudato si :

« La myopie de la logique du pouvoir ralentit l’intégration de l’agenda environnemental aux vues larges, dans l’agenda public des gouvernements. On oublie ainsi que « le temps est supérieur à l’espace »,  que nous sommes toujours plus féconds quand nous nous préoccupons plus d’élaborer des processus que de nous emparer des espaces de pouvoir. » LS 178.

Le pape François avait déjà développé cette idée dans La joie de l’évangile[19]. Il oppose le court terme de recherche du résultat et du pouvoir au long terme qui privilégie le processus.

« Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité socio-politique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir.

Donner la priorité au temps c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. […]. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènement historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. » LS 223

Pour le pape François le temps long, le processus, c’est une lumière qui nous éclaire, mais que l’on ne contrôle pas, que personne ne contrôle, elle est confiance. Le temps court c’est au contraire la volonté de contrôler un espace de pouvoir. C’est mortifère. Le temps long c’est celui du projet processus, dont on ne sait pas quand il aboutira, mais que l’on conduit avec confiance et ténacité.

Cette approche n’est pas spécifiquement chrétienne ou religieuse. Etienne Klein[20] l’exprime de façon analogue d’un point de vie philosophique : «  L’espace est la marque, et même la démonstration, de notre puissance ? Nous pouvons l’aménager, l’adapter, le parcourir en tous sens et à toute vitesse, y faire des zigzags, modifier son apparence et ses formes. Le temps lui, est plutôt la marque de notre faiblesse. Il n’est pas un lieu de promenade où nous pourrions aller et venir à notre gré, il n’est pas malléable, on ne peut le manipuler d’aucune façon, il s’impose à nous… ».

Résumons : le temps long est dépossession, liberté, ouverture, sans limite connue sinon celle que nous lui fixons. L’espace peut être délimité, possédé, il peut enfermer mais il ne peut pas contenir le temps qui passe.

Exemples et scénarios pour les territoires

Nous avons deux options, soit créer des communautés en dehors du système dominant, comme les oasis de Pierre Rahbi, l’Arche de Lanza del Vasto, mais ces communautés ne vont pas changer la société. Soit modifier les modes de vie à l’intérieur du système, comme le propose Villes en transition (dont Ungersheim est un exemple bien connu), le pays du Mené avec l’objectif 100 % d’autonomie énergétique, Eoliennes en Pays de Vilaine, Territoires zéro chômeurs de longue durée ou les oasis de conscience (Edgar Morin), Détroit et la remise en valeur des friches industrielles…

Les petites communautés sont plus adaptées à la prise en compte du temps long dans les processus. En effet mettre d’accord la population d’un Etat sur la gestion des forêts, les infrastructures de transport, la gestion des produits phytosanitaires… fait apparaître les oppositions d’intérêt – légitimes – qui ne peuvent être résolues par consensus, le temps va agir comme un couperet, au risque de prendre des décisions opposées à l’intérêt à long terme. En revanche ces mêmes questions traitées dans de petites communautés peuvent aboutir à des solutions consensuelles et positives pour tous, humains et non humains. Si donc nos démocraties ne sont pas compatibles avec le temps long, ce qui semble avéré, nous devons changer l’espace de référence mais le temps prime. Et l’espace sera à la fois un espace de plus de proximité avec les compétences associées, en relation avec un espace mondial de coordination pour la préservation de notre biosphère, la définition de normes, la régulation des échanges. Ce n’est pas une prévision, mais une piste d’action, une proposition d’engagement. Développons les solidarités locales, les productions locales, les transports locaux, la maitrise locale des décisions par l’implication des citoyens et nous serons un peu plus prêts, peut-être, à affronter la grande transformation[21] ou la conversion écologique et l’enjeu de coordinations régionales et mondiale. Il y aura en effet besoin que ces communautés soient reliées entre elles par des systèmes


[1] Laudato si 223.

[2] Laudato si 39 : « En effet, ce remplacement peut affecter gravement une biodiversité qui n’est pas hébergée par les nouvelles espèces qu’on implante. Les zones humides, qui sont transformées en ter­rain de culture, perdent aussi l’énorme biodiver­sité qu’elles accueillaient. »

[3] Comme on l’enseigne en gestion de projet, on ne peut fixer que deux critères d’un projet parmi trois, le coût, la qualité et le délai.

[4] Dominique Bourg (dir.), Pour une 6e république, Odile Jacob, 2011.

[5] Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir, Flammarion, 1971 (1871).

[6] Paul Virilio, L’administration de la peur, éd. Textuel, Paris, 2010.

[7] Dennis Meadows, Les limites à la croissance, le rapport Meadows 30 ans après, éd. Rue de l’échiquier, 2012.

[8] Le Monde, 22-23 juillet 2018

[9] Cette façon de définir le territoire, c’est aussi une façon de mobiliser les populations le plus souvent passive face aux défis climatiques pour la défense de leur environnement : « Si je vous dis : « Votre territoire est menacé », vous dressez l’oreille. Si je vous dis : « Il est attaqué », vous êtes tout feu tout flamme pour le défendre.« La différence est énorme dans les réactions suscitées entre défendre la nature et défendre un territoire, et c’est cette différence qui m’intéresse.

[10] Même s’il s’agit parfois de défense avec des motivations discutables comme le refus de logements sociaux à proximité de quartiers résidentiels, de densification de logements dans une zone de résidences secondaires etc.

[11] Cité par Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014, p. 85.

[12] Cité par Olivier Rey, p. 100.

[13] Rob Hopkins, Manuel de transition, Ecosociété, 2010, Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014.

[14] David Holmgren, Future scenarios, Chelsea Green Publishing, 2009, USA.

[15] Joseph Tainter, The collapse of complex societies, 1990, Cambridge, Cambridge University Press.

[16] Christian Arnsperger, Dominique Bourg, Ecologie intégrale, Pour une société permacirculaire, PUF, 2017

[17] Henri Lefebvre, La production de l’espace, L’Homme et la société, 1974,  n° 31-32,  pp. 15-32

https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1974_num_31_1_1855

[18] Formule inspirée semble-t-il d’Héraclite.

[19] Exhort. apost. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 222 : AAS 105 (2013), 1111.

[20] Etienne Klein, Le temps, Flammarion 1995.

[21] Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Karl Polanyi.

Un commentaire sur “Temps, espace et démocratie écologique

  1. Joli – joli ! J’apprécie ici la cohérence montrée entre vision philo et vision chrétienne (selon François ‘naturellement’ !) Sympa aussi de n’écrire qu’une conclusion partielle, qui fait toute place au lecteur et à sa propre lecture du monde.

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