Jean Birnbaum, Un silence religieux, éd. du Seuil, 2016
Cet ouvrage analyse la cécité, l’aveuglement volontaire de la gauche par rapport à la religion, aux religions. Elle est restée sur une conception utilitariste de la religion qui, dans le meilleur des cas, peut aider un peuple à se révolter, mais qui devrait se dissoudre une fois la révolution acquise, une fois les causes de la révolte détruites.
L’analyse marxiste ne se limite pas à l’opium
Pour Marx[1] en effet, la religion n’est pas simplement l’opium du peuple, la religion est à double face : » La détresse religieuse est en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée[2], le cœur d’un monde sans cœur, l’esprit d’un monde sans esprit. Elle est l’opium du peuple « .
Le marxisme va en conclure qu’il faut libérer le peuple de son oppression et que la société pourra ainsi retrouver son cœur, retrouver son esprit, et l’homme n’aura plus besoin de religion. Cette libération pourra se faire en s’appuyant, en utilisant la protestation contre la détresse.
C’est le cas d’Engels qui écrit La guerre des paysans menée par le théologien Thomas Münzer au XVe siècle, mais aussi de Kautsky, Lénine, Rosa Luxembourg, Gramsci, et plus récemment dans les luttes révolutionnaires en Amérique du Sud avec l’engagement de chrétiens partisans de la théologie de la libération dans les mouvements révolutionnaires.
D’autres, en particulier la gauche française, nient tout caractère révolutionnaire à la religion. » Les croyants ont peur de Dieu, les non-croyants ont peur d’en parler » écrit Daniel Sibony.
Mais si la religion est le cœur et l’esprit d’une créature opprimée, elle peut aussi être le cœur et l’esprit d’une créature libérée, d’autant que, nous le savons depuis Marx, l’homme n’est jamais totalement libéré, comme le disait Mao, la lutte est continue.
Il ne faut pas confondre aliénation et dépendance. La lutte contre l’aliénation dans le travail dans le cadre du système capitaliste doit libérer l’homme d’une structure de pouvoir qu’il n’a pas choisie. Il en créera une autre, comme l’Histoire l’a montré.
La dépendance c’est la reconnaissance d’une instance supérieure à l’homme, une reconnaissance qui rend l’homme plus libre, puisque reconnaissant ses limites, qu’il n’est pas le tout puissant, il peut vivre sans chercher à être le maître du monde, au contraire il peut vivre en recevant le monde, la Création, comme un don.
L’islam, un nouvel internationalisme
Cette question prend toute son actualité aujourd’hui avec la montée en puissance de l’islamisme.
Comme le disait Christian Jambet : » L’islam est aujourd’hui la seule religion qui, à l’échelle mondiale, s’impose de façon militante, se propose comme avenir de ce même monde ».
L’insurrection iranienne, comme la lutte algérienne pour l’indépendance, a un fondement islamique, occulté par la gauche (au moins au début pour l’Iran, et cela reste un tabou pour les luttes algériennes). Pour Michel Foucault qui est allé en reportage en Iran à cette époque, « si les facteurs économiques et sociaux sont importants pour expliquer la révolution iranienne, seule l’espérance messianique pouvait mettre le feu aux poudres. »
« C’est l’islam qui place chaque révolte devant l’urgence d’une conversion intime ou la métamorphose de soi vaut rupture avec le monde tel qu’il est ». Une belle façon de dire que la révolution aujourd’hui nécessite une transformation simultanée de soi et du monde.
Michel Foucault écrit : » En se soulevant les Iraniens disaient – et c’est peut-être l’âme du soulèvement : il nous faut changer, bien sûr, de régime et nous débarrasser de cet homme, […] il nous faut changer tout le pays […] Mais surtout il faut nous changer nous-mêmes, […] La religion était pour eux comme la promesse et la garantie de trouver de quoi changer radicalement leur subjectivité. »
Foucault va plus loin que la nécessité matérielle de changer notre mode de vie en même temps que le mode de fonctionnement, le mode de production et de reproduction de la société. Pour nous changer nous-mêmes nous devons changer notre subjectivité, notre façon d’appréhender le monde. La religion le permet. Peut-être aussi la philosophie, mais d’une manière plus élitiste, moins partagée ?
Commentaires
Ceci étant l’insurrection à base religieuse n’est pas une révolution. Elle a un rapport au temps complètement différent. » Loin de vouloir accélérer le cours de l’Histoire, elle veut s’en abstraire définitivement; son objectif n’est pas de changer le monde mais d’en finir avec lui. » écrit Jean Birnbaum.
Donc s’il est vrai que la religion ne peut pas être à l’origine d’une révolution, elle peut en être néanmoins une composante, si elle n’est pas la seule, et dans une approche clarifiée des diverses composantes d’un changement de société. Ni comme un élément utilitaire (point de vue marxiste), ni totalitaire (point de vue islamique) mais autonome.
Dans ce livre, la gauche est réduite à ses composantes les plus classiques, de ce que sont aujourd’hui le parti socialiste et les courants trotskistes. Mais il y a une autre gauche, que l’on a appelée la seconde gauche, dans laquelle de nombreux chrétiens ont milité, tout en étant regardés avec méfiance, c’est vrai, par les autres. Mais il y a des chrétiens dans les mouvements écologiques, même s’ils n’y sont pas en tant que tels à l’exception de petits groupes comme Chrétiens unis pour la Terre, Chrétiens et pic de pétrole, Notre Dame des Landes Bien commun…
Le bouquin de Birnbaum montre bien que si l’on rejette les forces religieuses elles se constituent en communautarismes. Donc à l’inverse, il faudrait les intégrer en tant que telles dans le jeu. Non pas en tant que représentantes de communautés, mais de courants spirituels. De la même façon qu’en Amérique latine il y a eu des alliances, respectant l’identité de chaque groupe, entre des groupes marxistes et des groupes religieux de la théologie de la libération.
Il faudrait donc éviter à la fois la tendance communautariste qui identifie une religion et une groupe social, et la tendance confusionnelle qui conduirait à la création de partis portiques mus par une tendance religieuse (islamisme ou démocratie chrétienne). C’est peut-être de la responsabilité des partis politiques d’ouvrir le débat sur ce sujet avec des représentants religieux, et c’est de la responsabilité de ces derniers d’ouvrir le débat avec les politiques.
C’est un peu ce que nous tentons dimanche prochain avec un débat sur la place de la parole des chrétiens dans le débat public (voir ici), et c’est un peu aussi la démarche que nous avons lancée avec l’appel de chrétiens contre Notre Dame des Landes, au nom d’une engagement spirituel, sans nous confondre avec des mouvements partisans.
[1] Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel.
[2] Cette formule fait penser à ce passage de l’encyclique Laudato si : « écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres. » LS 49.