La mécanisation au pouvoir

Siegfried Giedion

La mécanisation au pouvoir, éd Denoël, 1980 (1948). Note de lecture

L’auteur est un historien de l’art, spécialisé dans le domaine de l’architecture, ami d’architectes novateurs comme Le Corbusier et.  Il était attentif aux mouvements d’idées de son temps et  son ouvrage « Espace, temps, architecture » connut dans les années 1970 un immense succès. Après avoir examiné l’héritage architectural de l’Occident, l’auteur y étudie les nouvelles possibilités apportées par l’industrialisation. Ce livre, publié pour la première fois en 1968, est devenu une référence sur l’architecture et l’histoire de l’art du XXe siècle.

Dans cette histoire de la mécanisation autour du XVIII et XIXe siècles, Giedion élargit son propos et étudie non plus les effets de l’industrialisation sur l’architecture, mais sur l’homme. Une évolution  logique d’un point de vue épistémologique. Mais ce faisant il met en cause les effets de la mécanisation sur l’homme. Tout en décrivant l’invention des tapis roulants, des machines à vapeur, des bras articulés, il s’interroge sur le devenir de l’homme dans un monde où il a évacué la relation de l’homme au biologique, au vivant. La mécanisation éloigné l’homme des phénomènes vivants, elle éloigne l’homme de lui-même.

Alors cette réflexion nous interroge aujourd’hui, l’emballement de la technologie, qui pose des problèmes éthiques comme la GPA ou le big data, a-t-elle son origine dans ces siècles de découverte de la mécanique, de la thermodynamique et de l’électricité. De ces découvertes ou l’homme maîtrisait encore ce qu’il faisait, mais où il posait les bases d’un système qui allait le dépasser ?

On pense évidemment à Ellul et Illich qui allaient reprendre ces réflexions quelques années plus tard mais sans faire ce détour historique, très éclairant, et inquiétant.

Pour illustrer notre propos, Giedion décrit à la fin de son livre le développement de l’insémination artificielle des bovins et des moutons en se demandant quel serait son devenir. Eh bien nous y sommes. Une fois le mécanisme enclenché, il ne connait pas de limite. Giedion écrivait déjà, dans le chapitre consacré à l’insémination artificielle des animaux d’élevage :  » Mannequins au vagin artificiel et seringues sont prêts pour l’injection de semence. On pèse actuellement les avantages et les inconvénients immédiats d’une telle démarche, car nous ne savons pas encore jusqu’où et jusqu’à quand la nature se soumettra à nos pratiques. […] Quoiqu’il en soit, on empiète dangereusement sur les fonctions de la nature lorsqu’on en arrive à réduire la production de la vie à un processus mécanique. »

Une perte de la relation au vivant

Comme l’écrit Giedion dans sa préface en 1948, « les années qui viennent […] devront remettre tout de l’ordre dans nos esprits comme dans notre production, dans notre sensibilité comme dans notre évolution économique et sociale. Elles devront combler le fossé qui, depuis le début de la mécanisation, à dissocié note façon de penser et notre façon de sentir ».

En effet, nous pensons à partir de ce que nous voyons et sentons. Mais comment sentir le grain de blé s’il passe directement dans la machine, la chaleur de la pâte du pain si le pétrin est automatique, la douleur de l’animal que l’on tue si c’est une machine qui le fait, le plaisir d’engendrer si cela devient artificiel ?

Giedion prend l’exemple du pain dont la qualité de la farine a été dégradée par les exigences de la mécanisation : « La question ‘La mécanisation est-elle responsable de la dégradation de la qualité du pain ? ´ est impossible a écarter car la réponse ne fait aucun doute. La mécanisation a détruit le caractère fondamental du pain. » Et aussi : « Le règne de la mécanisation pure et simple et révolu », ce qui voulait dire en 1948 qu’il fallait revenir à des méthodes artisanales. Au contraire, nous avons évolué vers des méthodes encore plus automatisées, sauf les poches de résistance des boulangers artisanaux, des AMAP et autres tentatives considérés comme marginales, mais centrales pour Giedion.

« Nous avons perdu le contact avec les forces organiques qui nous habitent et nous entourent. Nous sommes tombés dans un état d’aliénation, d’impuissance et de chaos. » En 1948 déjà ? Aujourd’hui certainement, et le retour au jardin, à la randonnée, est un signe, faible, des tentatives pour remettre le monde organique à sa place.

La mécanisation nous éloigne du vivant mais aussi de la mort, qui en l’aboutissement. « Plus une société se mécanise, plus son rapport à la mort se dégrade. La mort est devenue un accident terminal inévitable. » En étudiant les modes d’abattage industriel de son temps, Giedion constate que les machines ne peuvent pas tuer rapidement, il faut une intervention humaine, et tous les efforts ont donc porte sur l’organisation industrielle, rationnelle, des abattoirs. Le résultat est le même : « Ce qui frappe dans cette mise à mort en série, c’est sa parfaite neutralité. On n’éprouve rien, on ne ressent rien, on observe seulement. […] L’indifférence à la mort plonge peut être ses racines au cœur même de notre époque. C’est pendant la dernière guerre, toutefois, qu’elle s’est révélée dans toute son horreur, lorsque des populations entières, aussi désarmées que les bêtes suspendues au rail, furent anéanties avec le plus parfait sang-froid. »

Giedion fait la référence à l’Holocauste des juifs par les nazis, qui ont effectivement appliqué les règles de la production industrielle au projet d’Hitler.

L’homme exclu du travail

La mécanisation a éliminé l’homme du processus de production, le transformant en surveillant, mais elle a aussi éliminé le besoin d’avoir des ouvriers qualifiés pour réparer les machines, en inventant, peu après 1850, le principe des pièces détachées, de l’interchangeabilité des pièces. Désormais plus besoin de faire appel à un ouvrier, chacun peut changer sa pièce lui-même. Cette invention répond à un fort besoin des fermiers américains, isolés dans des territoires immenses, devant se débrouiller par eux-mêmes. Henry Ford reprend ce principe pour la fabrication automobile dans les années 1910. Ce processus sera poursuivi plus tard avec l’invention des machines a commandé numérique qui éliminent les ouvriers qualifiés non plus de la réparation, mais de la production. Chaplin illustre cette évolution dans son film Les temps modernes allant jusqu’à inventer la machine à faire manger les ouvriers pour gagner du temps, et Giedion ajoute « Bien sûr la machine à manger est refusée par le directeur comme étant trop compliquée. Mais quelques années plus tard la réalité ne va-t-elle pas refléter cette idée du déjeuner adapté au rythme de l’usine ? Dans les self-services les tapis roulants ne transportent-ils pas les plats chauds de la cuisine jusqu’au consommateur ? » Et il se demande « Jusqu’où peut-on souhaiter que l’être humain devienne partie intégrante de la machine ? Le verdict de l’histoire dépend de la réponse à cette question ».

 

Une voie ouverte à la mondialisation

La mécanisation a ouvert la voie à mondialisation par l’incitation, l’obligation de se spécialiser et donc de vendre à un marché sans cesse élargi, puis mondial. En effet les premiers à se mécaniser produisant à moindres coûts rendent invendables les produits de ceux qui ne sont pas non compétitifs. Quand les fermiers américains des grandes exploitations mécanisées du Middle West ont commencé à vendre leur blé dans les états de l’Est où dominaient des exploitations de plus petite taille, ils ont obligé les fermiers de ces états à abandonner la culture du blé pour se spécialiser dans l’élevage.

Perte de la biodiversité

La mécanisation de la reproduction a diminué le nombre d’espèces animales utilisés en élevage.  » En Union soviétique, en 1936, on insémina plus de quinze mille brebis avec la sema ce d’un seul bélier. » De même la sélection génétique végétale réduit le nombre de variétés cultivées pour mieux s’adapter aux méthodes mécaniques et à la standardisation des marchés.

Conclusion

Giedion a examiné longuement les contradictions entre mécanisation et processus biologiques, constatant que dans les conditions technologiques de son temps, ces processus ne sont pas compatibles sans dégrader la qualité des éléments biologiques, que ce soit la qualité de la pâte à pain, la biodiversité des races animales, ou la qualité des sols. Pour conclure que  » si l’on veut dominer la nature sans la dégrader, la plus grande prudence s’impose ; pour cela il faut que l’homme cesse de se comporter comme l’adorateur passionné et servile de la déesse Production. »

 

Commentaires

Dans ce texte, Giedion ne cite pas les avantages de la mécanisation : production de biens à bas coûts, donc accessibles à un plus grand nombre, élimination de tâches dures ou répétitives comme le soulèvement de poids, le pétrissage… Mais ces avantages ont aussi leurs inconvénients, la production de masse c’est l’exploitation de masse de nos ressources, et le déversement en masse de nos effluents. Les conditions de travail ont été améliorées dans les pays riches, mais se sont au contraire dégradées dans les pays pauvres, comme le montrent bien les mines d’or ou de cuivre, les usines de produits chimiques en Inde. Les conditions de vie se sont dégradées aussi, quand les populations boivent de l’eau souillée de plomb aux Etats-Unis en 2016, ou que du gaz inflammable s’échappe de leur robinet dans les zones d’extraction de gaz de schiste.

Ce n’est pas un texte passéiste. D’une part il est basé sur une recherche historique et technique très rigoureuse, d’autre part il n’idéalise pas la situation du moyen âge ou des peuples primitifs. Il s’inquiète de la dégradation de la population qu’il connait, des pays les plus développés.

Il rejoint un autre penseur de ces années, Bergson[1] qui écrivait en 1932 : « La mécanique, par une erreur d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre plutôt que la libération pour tous. Des machines sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force… »

« Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite pour maintenant pour le remplir, trop fable pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’effort désordonnés et inefficaces : il y faudrait une autre réserve d’énergie potentielle, cette fois morale. Le corps agrandi attend un supplément d’âme ».

« La mécanique ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder vers le ciel. »

On pourrait poursuivrai sur les concepts de courbure et de ciel avec Teilhard, mais arrêtons-nous là.

[1] Cité par Ollivier Pourriol, Le Un, n° 14, 9 juillet 201R4

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