Les nourritures, Corinne Pelluchon, Note de lecture

Les nourritures, Corinne Pelluchon, Seuil, L’ordre philosophique, 2014

Note de lecture

Nous avons bien apprécié la tentative de définition d’un nouveau contrat social, la séparation entre morale et politique, l’importance de la délibération, l’accent mis sur le goût. Mais nous restons dubitatifs sur le caractère systématique de la phénoménologie des nourritures, un raisonnement bine compliqué pour dire des choses assez simples et connues, sur le droit des animaux et en attente de l’éthique des vertus.

Pourquoi la prise en considération des enjeux environnementaux n’a-t-elle pas transformé la démocratie ? annonce le début de la 4ème de couverture. C’est effectivement la question centrale aujourd’hui. Parce que nous restons dans une démocratie concurrentielle et non délibérative, parce que nous considérons encore que la justice c’est le droit à la liberté au lieu de considérer que nous sommes d’abord des êtres matériels et que le partage des nourritures (et non des ressources) est premier.

Tout cela est bien intéressant, mais comment faire ? Il faut une éthique des vertus pour fonder un nouvel ordre politique, ce sera l’objet du prochain livre de l’auteur. Dommage car la question traverse l’ensemble de cet ouvrage. Elle est posée pratiquement dans les mêmes termes dans l’introduction et la conclusion.

Ce constat traverse le livre : « l’éco-phénoménologie […] ne signifie pas que, psychologiquement, nous soyons disposés à en tirer les conséquences pratiques.  »L’artificialisme politique est requis pour que nos promesses soient valides  » P 208. Le projet de CP étant de fonder un nouveau contrat social respectant la liberté de chacun, il n’est donc pas question « de préconiser une quelconque tyrannie, mais de compléter le libéralisme [Locke] en modifiant la philosophie du sujet sur laquelle il repose – c’est à dire la conception de l’homme et de la socialité qui le caractérise – et en proposant de transformer certaines de ses institutions » p 211. Si la seconde partie du projet est bien remplie, en s’inspirant fortement de Dominique Bourg, la première est reportée au prochain livre.

Les références de Corinne Peluchon sont essentiellement philosophiques, c’est son métier. Mais on pourrait illustrer les différentes étapes de son raisonnement avec d’autres références qui défendent les mêmes positions et depuis longtemps. Ignace de Loyola et l’importance du goût pour sentir le monde et se comprendre soi-même. Teilhard de Chardin (ou François d’Assise) sur le continuum entre les hommes et les animaux. James Lovelock sur la conception de la Terre comme un système auto-organisé. Gandhi sur le nécessaire partage des ressources alimentaires. Quand CP écrit « nous nous acheminons progressivement vers une théorie de la justice comme partage des nourritures » p 217 on ne peut pas ne pas penser à Samir Amin (économiste, le développement inégal) ou Ganhdi.

Reprenons le fil de ce livre, du point de vue d’un agronome, non philosophe.

La première partie cherche à démontrer que les hommes sont des êtres matériels (je dirais biologiques) qui ont comme besoins premiers de se nourrir, se loger, se déplacer. Ceci pourrait paraître évident aux non philosophes, mais il y faut plus d’une centaine de pages, en opposant Levinas à Heidegger, puis Locke a Hobbes. C’est la phénoménologie des nourritures.

La phénoménologie des nourritures.

Nous avons besoin de manger, c’est vrai. Pour Corinne Pelluchon les éthiques environnementales n’ont pas réussi à modifier nos modes de vies car elles restent extérieures à nos vies. Donc pour les rendre intérieures, il faut les avaler, mettre la nourriture au centre, au premier plan. La formule rhétorique est jolie, mais est-ce vraiment une ontologie ?

Pour les rendre intérieures il faut s’adresser non pas seulement à la raison mais aux passions, aux sentiments. Exact, mais comment fait-on ? Dire que manger n’est pas seulement se nourrir ne suffit pas. Il y a des gens, des peuples, qui considèrent les biens come des nourritures et se battent pour en avoir plus que les autres, ou les prendre aux autres, qui détruisent des milieux naturels.

Parler de nourritures au lieu de ressources obligerait selon Corinne Pelluchon à considérer que nous devons partager ces nourritures avec les autres espèces vivant sur la terre. Pourquoi ? Je ne sais pas. Ce changement de terme permettrait aussi de ne plus considérer la nature comme objet (d’exploitation), de dépasser le dualisme nature/culture. C’est là encore, pour nous béotien philosophe, une simple affirmation. Nous sommes tous des éléments de la Création.

Pour Corinne Pelluchon l’ontologie des nourritures  » ne devra rien à l’idéologie  » p 45. Mais au nom de quoi va-t-on adopter cette ontologie plutôt qu’une autre ?

L’insistance de CP à défendre le mode des nourritures la conduit à affirmer que l’on ne peut « intégrer le bien public à son bien particulier qu’en éprouvant le monde comme un monde de nourriture » p 259. D’autres sont arrivés au même résultat en considérant le monde comme un monde donné par Dieu ?

Dans sa conclusion CP redit que la phénoménologie des nourritures n’a rien à voir avec la morale, mais comme on ne sait pas comment elle est fondée, choisie, on n’est pas plus avancé.

 

Passer de la notion de ressources à celle de nourritures introduit le plaisir et les sens, mais aussi la nature commune de l’homme et des nourritures. Mais suffit-elle à faire que l’on respecte ces nourritures ? Il faut y ajouter autre chose, un élément commun aux hommes et à leur nourriture, qui relève du sacré, qu’il soit ou non religieux.

La différence que fait CP entre agriculture bio et permaculture est intéressante, la permaculture remet en cause non seulement l’agriculture mais aussi la ville, l’habitat. Cela pourrait aller jusqu’au refus du compost dans philosophie du « non agir ». S’ensuit un vibrant éloge de l’agriculture comme culture de la nature et même  » l’agriculture est une partie de la sagesse » p 109, que l’on ne peut qu’approuver !

Importance de l’esthétique et du goût

Être homme c’est sentir, goûter. C’est le plaisir. Le goût est effectivement essentiel pour comprendre le monde, la création, de l’intérieur.

L’esthétique est la façon dont je me nourris, l’éthique qui est la dimension de mon rapport aux autres est générée par la façon dont je me nourris, je me loge, je me déplace p 21. Éthique et esthétique sont donc indissolublement liés. « L’éthique est au cœur de l’esthétique » p 23, le goût est une forme d’expression de l’esthétique, qui devrait nous amener à refuser la dégradation de la qualité des aliments, des paysages, des conditions de vie des animaux.

Le lien établi entre les sens et l’esprit, Corinne Pelluchon le nomme un cogito gourmand. À la vision, sens privilégié par la philosophie, rapport de représentation, elle oppose le goût.

Il s’agit de « descendre dans son corps, au point de contact entre le je et le monde. » P 59

C’est ce que nous comprenons comme une définition de la méditation, renforcée par le rappel de l’intérêt de « la contemplation d’un paysage« . On retrouve là les enseignements classiques de la sagesse, comme celle d’Ignace de Loyola mais lui n’oppose pas vision et goût, il les articule. Il propose par exemple la méditation des cinq sens, et la construction d’images mentales pour mieux sentir et goûter.

Corinne Pelluchon va jusqu’à affirmer que « la crise de notre modèle de développement […] est une crise du goût » p 63.

Oui dans la mesure où notre modèle tend à réifier toute chose, à transformer les hommes en consommateurs, puis producteurs, avant de leur reconnaître la qualité d’êtres pensants.

Morale et politique

Il apparaît très juste de vouloir « protéger la nature et les autres excès en partant de l’homme » et non de « déduire les principes politiques de normes écologiques » p,217, ce qui risque d’entraîner vers un pouvoir imposé. P 217. « On ne passe pas d’une morale à la politique sans mette en danger la liberté » p 236. Mais on peut passer selon CP d’une ontologie à la politique dans la mesure où cette « ontologie dévoile les structures de l’existence ». P 236. Ce qui suppose que l’on est d’accord sur la représentation de l’existence, CP faisant l’impasse sur cet épisode par la « réduction phénoménologique » de Husserl qui met entre parenthèses les représentations. Ce n’est pas un peu artificiel ?

De la charité

La réflexion sur la charité, que CP rapproche des libertariens, est percutante : « l’idée selon laquelle la redistribution des richesses est une problématique relevant de la charité, non de la justice, font que le libéralisme libertarien, qui est par nature hostile à la notion de pacte social… » n’est pas utilisable dans le cadre d’une réflexion fondée sur le libéralisme de Locke et ce pacte social.

Cela ne signifie pas que la charité soit condamnable mais que la justice ne peut se réduire à la charité. On rejoint la réflexion de Jacques Haers sj. (et la nôtre dans Simplicité et Justice).

Ce qui suit sur la justification de la propriété privée par Locke mériterait plus de discussion, CP insiste bien sur les limites de cette propriété face au bien commun, sur l’utilité commune qui limite l’utilité individuelle, mais cette innovation juridique, initiée en France par les physiocrates, n’est-elle pas une des sources de nos maux ?

Un nouveau contrat social

CP cherche à établir un nouveau contrat social inspiré des principes de Locke, propriété de soi, liberté; et de Rousseau : volonté libre (contre la solution autoritaire de Hobbes), engagement et obligation.

La difficulté est bien posée : « l’éthique environnementale qui s’adresse à l’esprit […] est impuissante à modifier les comportements des individus. […] Il est donc nécessaire d’élaborer, en plus d’une théorie politique, une éthique des vertus… » P 239.  » La clé de l’éthique et de la justice est le sentir et pas simplement l’intellect » p 259.

Oui et le sentir ce n’est seulement la nourriture concrète mais aussi spirituelle non ?

Les principes de la justice p 260 à 266

1 séparation entre la morale et le droit

2 recherche du consensus par la délibération (Habermas)

3 éviter de produire l’irréversible, le monde est un tout

4 prendre en compte les générations futures

5 droit de chaque être humain et animal d’avoir de quoi manger et boire

6 droit à l’habitat, interdiction de la colonisation et de l’expropriation

7 respect des autres cultures

8 organiser la production de façon respectueuse des hommes et des animaux

9 reconnaître le statut juridique des animaux

Le nouveau contrat social n’est pas structuré par la réciprocité entre personnes symétriques, mais il est asymétrique, prend en compte les intérêts des animaux et de la nature, ainsi que les générations futures. P 348.

Le problème de l’artificialisme politique c’est que les hommes devraient voir librement le bien commun comme leur bien propre, mais que cette notion ne peut être mise en place que par le politique, donc par une instance supérieure créée postérieurement à leur choix. Problème auquel s’est déjà heurté Rousseau, qui l’a résolu en proposant une religion civile. Il faut donc proposer ici  » une éthique des vertus indiquant les dispositions morales pouvant soutenir cette philosophie du vivre de et la théorie de la justice à laquelle elle conduit ». P 359. Où l’on revient à la morale…

Les droits des animaux

Corine Pelluchon insiste tout au long de l’ouvrage sur les droits des animaux, mais sans jamais définir où commence le règne animal auquel nous devons concéder des droits équivalents aux nôtres. Les mammifères bien sûr, les oiseaux de basse-cour (ne pas gaver les oies contre leur gré), mais après ? Doit-on inclure les batraciens, les reptiles, voire les insectes ? Oui si l’on considère le terme animal au sens propre. On arrive alors aux vers de terre, jusqu’aux paramécies, animaux unicellulaires. Quelle est la différence avec les algues unicellulaires ? La photosynthèse et les ribosomes.

Les plantes apparaissent page 246 et 247, puis p 259, mais ne sont pas reconnues comme sujets de droit car elles ignorent à quelle espèce elles appartiennent… Ce qui nous laisse dubitatif, tous les animaux sont conscients de leur espèce ?

Nous considérons pour notre part que toute la création a droit au respect, c’est un véritable continuum, et que les végétaux ont autant besoin d’espaces protégé que les animaux. Et que l’on peut manger des végétaux et des animaux.

 

 

Laisser un commentaire