Politique et transcendance

Dans Condition de l’homme moderne[1], Hannah Arendt écrit que sans transcendance aucune action politique n’est possible:

“A défaut de cette transcendance qui les fait accéder à une immortalité terrestre virtuelle, aucune politique au sens strict, aucun monde commun, aucun domaine public ne sont possibles. Car, à la différence du bien commun tel que l’entendait le christianisme – le salut de l’âme, préoccupation commune de tous –, le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public.” p  95

Dans un autre ouvrage, La crise de la culture[2], Hannah Arendt traite de la perte de l’autorité et de la politique et du rapport à la transcendance.

Une autre façon de se poser cette question est de se demande si les hommes politiques ont l’autorité pour prendre des décisions? Autres que des décisions de gestion ? Et pas seulement s’ils ont la capacité de prendre des décisions sur les questions environnementales.

Pour Hannah Arendt, la réponse est non. Les politiques n’ont plus d’autorité, cette notion ayant été évacuée de notre société comme on le voit dans des domaines comme l’éducation ou l’entreprise (l’autorité, pas le pouvoir, voir plus bas).

Pourquoi, et depuis quand ?

L’autorité en effet n’est pas liée aux qualités d’une personne (c’est le charisme), ni au résultat d’un débat, fut il sanctionne par une élection (c’est la persuasion, dans ce cas l’autorité peut toujours être remise en cause). Celui qui en détenteur la reçoit d’un autre. Il est dépositaire de l’autorité, pas créateur de celle-ci, pas son géniteur. D’où vient-elle ?

Pour H. Arendt elle vient de la tradition et elle est sacrée. Elle vient de la tradition car elle se transmet de génération en génération. Elle est sacrée, on ne peut pas la remette en cause (on peut contester l’usage qu’en fait le dépositaire, pas le principe d’autorité). Chez les Romains qui en constituent pour H. Arendt le modèle, le sacré c’est la fondation de Rome, la tradition transmet ce sacré de génération en génération. Il y a des luttes pour le pouvoir, mais celui qui le détient le fait au nom de la fondation de Rome, pas en son nom propre. Ce modèle disparaît au Ve siècle avec l’effondrement de Rome, et le modèle chrétien prend le relais. Le pouvoir est d’essence divine, le roi l’exerce au nom de Dieu. Il y a eu des confusions entre temporel et spirituel avec des Papes exerçant un pouvoir temporel, qui détruisent le modèle. H. Arendt fait remonter la perte de l’autorité à ce moment-là. Pour nous, et au vu de ce que nous vivons aujourd’hui, la perte de l’autorité est plus récente et se manifeste fortement au XXe siècle. En effet le caractère sacré et la tradition se sont perpétués jusqu’à la révolution et même bien après. En revanche, au début du  XXe siècle :

–    la religion, lieu d’expression du sacré, est de plus en plus rejetée dans la sphère privée (loi de 1905), et de plus en plus minoritaire (« Dieu est mort »),

–    la tradition est rejetée au bénéfice de l’innovation. Le rythme de l’innovation est pour la première fois inférieur à celui d’une génération, les anciens ne transmettent plus, ils apprennent même des nouvelles générations ! La proportion entre les morts et les vivants diminue[3] donnant la priorité aux vivants sur les morts, sur la tradition.

Résultat : l’autorité a perdu ses bases et disparaît.

Précisons ici que le caractère sacré, donc religieux, n’est pas synonyme de divin et encore moins de christianisme. Chez les Romains le sacré est, on l’a vu, la fondation de Rome.

Trois modèles possibles

Mais ne peut-on pas trouver un modèle d’autorité qui ne fasse pas appel à ce couple sacré / tradition, qu’H. Arendt défini comme vertical et transcendantal ? Donc de nature spirituelle ? H. Arendt défini trois modèles : le pouvoir, l’autorité, la persuasion.

Le pouvoir est un rapport de force, dont l’effet disparaît si la force n’est plus suffisante. C’est le modèle utilisé généralement dans les relations internationales par exemple.

L’autorité « est un pouvoir justifié par ceux sur lesquels il s’exerce » (Simone Manon[4]), il est donc légitime et non contestable dans son principe.

Ces deux modèles sont dits verticaux.

La persuasion est un modèle ou le pouvoir est reconnu à celui qui a fourni les arguments pour l’obtenir. Il est évidemment réversible, mais surtout il suppose que le débat soit matériellement possible avec tous ceux qui seront soumis à ce pouvoir. C’était le cas à Athènes avec l’agora mais pour un nombre limité de citoyens (hommes) libres. C’est un modèle dit horizontal entre des égaux. Il ne reconnaît pas d’autorité supérieure à celle du groupe. C’est un modèle éminemment instable et fragile dès qu’il est appliqué à des ensembles plus larges[5] que celui d’une petite ville comme Athènes pour deux raisons : le débat n’a plus lieu directement entre les parties prenantes mais entre leurs représentants entre lesquels se jouent ensuite des relation de pouvoir, de rapport de force, on change de modèle, et l’ensemble concerné par ce processus devient plus vulnérable et susceptible d’être soumis soit à un processus de persuasion non démocratique par le charisme particulier d’un individu, soit à un rapport de force contre lequel il n’aura pas la capacité de s’opposer. C’est pourtant notre modèle occidental, mais dont on voit bien qu’il s’épuise[6]  et qu’il ne peut rien contre la perte du principe d’autorité.

C’est le modèle horizontal, le rêve de l’autogestion ou de l’anarchie (L’ordre sans l’autorité, Proudhon). Rêve légitime et réalisable dans une petite communauté d’égaux, pas dans un grand ensemble ou un groupe de non égaux (une famille. Dans ma famille l’autorité a un sens. Et quand mes petits-fils de six ans me répondent soit « je n’aime pas obéir », ou « c’est moi qui décide de ma vie » je me dis que décidément l’autorité a perdu son sens dans la société !).

Pour revenir sur le risque du pouvoir d’un homme charismatique, le risque est qu’il fasse appel à ce que « les hommes ont de pire. Staline et Hitler ont été des chefs charismatiques alors que ‘tant que le mode est mode, le Christ est en croix et Socrate boit la ciguë’ (Roger Bastide) » (Simone Manon).

La recherche de Platon vue par Hannah Arendt.

Nous sommes à la recherche d’un autre modèle de gestion de la cité, comme Platon l’était en son temps. Entre le modèle du pouvoir utilisé en relations extérieures et le modèle de la persuasion utilisé pour les affaires intérieures, il cherchait un modèle plus général, fondé sur une autorité extérieure, qu’il imaginait être celle des idées, des savants et des philosophes. Mais ce modèle a échoué, et échouera car comme le dit Kant « il ne faut pas s’attendre à ce que les rois philosophent ou que les philosophes deviennent rois, et il ne faut pas non plus le désirer, parce que la possession du pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison »[7] Ou comme l’écrit Péguy[8] « Toutes les fois que l’on entend mêler l’usage de la raison et l’usage de la force, il y a contamination de la raison par la force et nullement épuration de la force par la raison ».

Y aurait-il d’autres sources d’autorité ?

Ce ne sont donc pas les idées, ce ne peuvent pas plus être les faits. La crise écologique est connue, documentée chaque jour un peu plus, mais pourtant les décisions ne sont pas prises, ni au plan politique, ni globalement au plan individuel. Le fait ne suffit pas, sa perception doit être en cohérence avec notre schéma de pensée. Quand les deux entrent en contradiction, les faits sont occultés, et « nous ne croyons pas ce que nous savons » (Jean-Pierre Dupuy).

C’est donc d’un déplacement du sacré qu’il s’agit[9], qui peut être la reconnaissance du caractère sacré de la nature, sans qu’elle soit de nature divine, ou du caractère sacré du processus de création (nécessaire au maintien de la biodiversité), ou encore de la nature divine de son créateur. A la limite peu importe, ce qu’il nous faut régénérer c’est une conception verticale de l’autorité, complémentaire des relations horizontales qui s’étendent de plus en plus largement au sein de l’humanité (on rejoint ici Teilhard de Chardin).

Une première difficulté réside sur le fait que ce retour au sacré ne peut pas être perçu ni conçu comme un retour en arrière, vers le passé, même s’il s’accompagne d’une revalorisation de la tradition. C’est possible :

  • du point de vue biologique si l’on considère comme sacré non pas la nature en tant que telle, ou telle qu’elle était « avant », mais le processus de création et de sélection, qui est permanent et oriente vers l’avenir.
  • du point de vue théologique si l’on considère Dieu comme étant celui vers lequel nous allons dans une perspective eschatologique (fin du monde), la diaphanie dont parle Teilhard de Chardin, et non comme étant celui qui a créé le monde une fois pour toutes. Le monde est en création continue, et à la fin de la création sera la fin du monde. C’est donc une perspective de progrès continu, progrès de l’humanité.

Une deuxième difficulté porte sur l’opposition entre autorité et liberté. Il nous faut affirmer que si le pouvoir limite la liberté, l’autorité la libère. L’apprentissage de la liberté par l’enfant n’est pas possible sans autorité, sans que des limites soient fixées. L’exercice de la libéré par les adultes consiste à pouvoir faire des choix. S’il n’y a pas de cadre, de contrainte, il y a des désirs mais pas de choix. Et a contrario, quand est ce que je me sens plus libre ? Quand je désobéis à une règle, à une autorité, ou quand j’y obéis ?

Nous sommes donc face à un énorme défi, revaloriser la tradition et le sacré ou comme le dit Fabrice Flipo déplacer la place du sacré. Cela ne se fera pas par la politique, mais par ceux qui sont porteurs de ces deux dimensions du sacré et de la tradition. Ce sera positif pour l’humanité si ces deux dimensions sont orientées vers l’avenir et non vers le passé. En d’autres termes une tradition en dynamique qui soit soucieuse de préserver et non de conserver, une sacralisation du processus et non du résultat.


[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1994

[2] Hannah Arendt, La crise de la culture,  Folio, 1989

[3] Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014

[4] Simone Manon, Qu’est-ce que l’autorité ? Philolog.fr, 16 nov 2011

[5] Olivier Rey, Une question de taille,

[6] David VAN REYBROUCK Contre les élections, Actes Sud, 2014; Comité invisible, L’insurrection qui vient, éd. La Fabrique, 2007

[7] Vers la paix perpétuelle, 2ème section, 2ème supplément, cité par Simone Manon.

[8] Péguy, notes de la page 1292, La Pléiade, t 1, p. 1816, cité par S. Manon

[9] Fabrice Flipo, La nature et le sacré, Ed. Amsterdam, 2014

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