Spiritualité et transition sociétale : quel apport, quel rapport ?

La spiritualité a beaucoup d’acceptions, ce qui ne clarifie pas le débat…

 C’est selon Le Larousse,

–          La qualité de ce qui est esprit, de ce qui est dégagé de toute matérialité : La spiritualité de l’âme, de la poésie.

–          Ce qui concerne la doctrine ou la vie centrée sur Dieu et les choses spirituelles.

Selon Wikipedia,

  • Elle se rattache conventionnellement, en occident, à la religion dans la perspective de l’être humain en relation avec des êtres supérieur (Dieux, démons) et le salut de l’âme.
  • Elle se rapporte, d’un point de vue philosophique, à l’opposition de la matière et de l’esprit ou encore de l’intériorité et de l’extériorité.
  • Elle désigne également la quête de sens, d’espoir ou de libération et les démarches qui s’y rattachent (initiations, rituels).
  • Elle peut également, et plus récemment, se comprendre comme dissociée de la religion, jusqu’à évoquer une « spiritualité sans religion » ou une « spiritualité sans dieu ».

Pour nous, la spiritualité se situe au croisement des idées et des sentiments.

  • Elle se rattache aux idées, pour autant que celles-ci touchent la personne et pas seulement l’intellect, comme le mode de vie, le don, l’argent…
  • et aux sentiments, pour autant que ceux-ci concernent plus que l’environnement le plus proche, concret, comme l’ensemble de l’humanité, de la nature, la beauté, l’au-delà.
  • Il s’agit dans les deux dimensions des « motions intérieures comme dit Ignace de Loyola, c’est-à-dire des mouvements intérieurs, que l’on s’applique à discerner grâce à la relecture de sa vie.

La spiritualité n’est pas synonyme de séparation entre l’esprit et le corps (dualisme). Au contraire même dirions-nous. En ce sens, la spiritualité peut tout à fait cohabiter avec le matérialisme historique (les idées sont expliquées par le contexte concret de leur émergence).

 

1 Le retour aux limites et la transcendance

L’homme moderne refuse les limites, se croit tout puissant.

Techniquement car avec l’utilisation des ressources fossiles depuis 1840 il a augmenté sa capacité de production dans des proportions gigantesques. Et que par principe, par construction toute limite est, du point de vue de la technique, faite pour être dépassée.

Économiquement car la financiarisation de l’activité, dans le cycle A – M – A au lieu de M – A – M, l’accumulation d’argent est sans limite à la différence des biens matériels. Elle est sans limite depuis la suppression de l’étalon or, elle est sans limite depuis la virtualisation des marchés financiers.

Politiquement car depuis la révolution française le pouvoir vient du peuple, et rien ne peut supplanter le pouvoir légitime du peuple, donc de son élu. Sinon celui-ci perd sa légitimité. Le principe d’autorité supérieur est aussi refusé car il est perçu comme un pouvoir antérieur, il est conçu comme retour au passé, à nos origines, à l’origine de monde. L’autorité divine, qui était représentée sur Terre par le Roi, est assimilée à la création du monde, donc au passé. Or un élu ne peut pas déclarer se soumettre à une autorité qui se réfère au passé [Marcel Gauchet]

On est passé d’un pouvoir cause de la Société a un pouvoir effet représentatif de la Société. Le premier stade était un stade religieux où le pouvoir vient d’en haut, il vient de dieu et le roi en est le relais.

Pourtant les limites sont revenues : ressources, biodiversité (espace disponible), climat, diminution des gains de productivité, diminution de l’efficience (ROIE), fonctionnement de la démocratie. Le temps d’un monde fini commence, disait déjà Paul Valéry en 1945.

Le mur écologique est impensable dans notre société car il faudrait admettre un impératif supérieur, alors que le refus de ce principe d’autorité est à la base du libéralisme  et qu’il est constitutif de nos démocraties. Les limites de notre biosphère, des ressources de notre planète, seront considérées par la majorité comme devant être dépassées, sinon c’est nier ce principe de liberté.

La question des limites est aussi celle de la mort. Nos sociétés s’évertuent à nier la mort, à la repousser le plus longtemps possible, (il n’y a même pas de nomenclature médicale pour la mort de vieillesse), à la cacher. Cette attitude est cohérente avec le refus des limites, mais elle nous rend malheureux, car de toute façons nous mourrons, sauf si l’on adhère aux thèses des post humanistes qui rêvent de créer des hommes qui vivraient des centaines d’années, voire qui ne mourraient plus.

Accepter la mort, c’est accepter de se poser la question de la mort, donc des limites de la vie, et pour une partie de l’humanité, de ce qui se passe après. Nul n’est certain de cet après mais, le clivage n’est pas entre ceux qui croient en la vie éternelle et ceux qui n’y croient pas, il est entre ceux qui se posent la question de la mort, et ceux pour lesquels la seule question qui vaille est de savoir comment la repousser. Les premiers partagent une quête spirituelle, et l’on peut alors y associer aussi bien Albert Camus (Le mythe de Sysiphe) que l’Abbé Pierre par exemple, les autres refusent de se poser la question. Mais ils se condamnent par là même à ne pas comprendre la question des limites, qui s’appliquent à toute la création à commencer par la leur propre.

Le progrès repousse la mort mais ne l’élimine pas.  Pour Teilhard de Chardin le progrès est lui-même mortel, il ne peut donc pas servir de point de convergence pour l’humanité. La foi dans le progrès est mortelle, comme le progrès (on développera ce point plus loin).

Les sages antiques ont depuis longtemps défendu l’idée des limites.

Pour Lao-Tseu « La voie du Ciel enlève l’excédent et comble le défaut. La voie de l’homme est tout le contraire : il ôte à celui qui a trop peu pour l’ajouter à celui qui a déjà trop » (Tao-tê-King LXXVII-2) et « Il n’y a pas de plus grande faute que de céder à ses désirs. Il n’y a pas de plus grand malheur que de ne pas reconnaître que l’on a assez. Il n’y a pas de plus grand vice que de vouloir obtenir toujours plus ». Pour Héraclite, « Pour les hommes, que se produise tout ce qu’ils souhaitent n’est pas mieux » Fr 47C et « Il faut éteindre la démesure plus encore que l’incendie » Fr 48C.

Lao-Tseu comme Héraclite alertent sur les dangers de cette démesure. Dans leur pensée[1], « La transgression des lois naturelles n’est en fait possible qu’en apparence et à court terme, ce qui crée pour les hommes une impression de liberté et une impression d’impunité. Mais la réaction du Ciel finit toujours par arriver. Contre le temps, l’homme peut jouer mais c’est toujours le temps qui gagne la partie, en dernière instance avec la mort. L’homme excessif se détruit lui-même. […] Dans la nature l’équilibre n’est pas immuable, mais consiste plutôt en un processus d’équilibration. Le système réagit à un déséquilibre en rétablissant l’équilibre. Si le déséquilibre est nuisible à un équilibre statique, il est bénéfique à un équilibre dynamique, même dans sa démesure, qui a besoin de forces contraire pour se réaliser. C’est dans ce sens que l’homme, même dans sa démesure, s’intègre au système autorégulateur de la Nature. Et la Nature n’est pas quelque  chose d’extérieur, elle est la Nature que l’on porte en soi. »

La marge de liberté laissée à l’homme réside pour eux plus dans le moment du choix de se conformer aux lois de la Nature que dans le choix lui-même, car s’écarter de la Voie c’est aller dans une impasse. « Mieux vaut se conformer de bonne heure à la Voie » dit Lao-Tseu (LIX).

 

Nous avons étudié ces sagesses, mais les avons considérées comme dépassées et remisées sur les étagères du haut de la bibliothèque pour ne plus utiliser que les manuels du dépassement de la technique et de soi. Nous sommes donc dans une impasse. Qui peut permettre le retour à une autorité légitimant les limites ? Non pas à une philosophie des limites, qui existe depuis les débuts de la philosophie (Aristote, Lao-Tseu…), mais à une autorité librement acceptée ? Donc acceptée de manière intérieure. Une autorité supérieure à l’homme, c’est une dimension transcendante, donc spirituelle. J’aurais pu commencer avec la citation connue de Malraux[2], “Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas.”, mais je préfère citer Hans Jonas[3], l’auteur allemand du Principe responsabilité, se demandait sur l’effacement de la transcendance n’a pas été « l’erreur la plus colossale de l’histoire ».

Dans son expression religieuse la spiritualité était avant la Révolution française une affaire collective et vécue comme par un grand nombre comme une manière d’être sociale, elle est devenue individuelle et plus personnelle, mais ne sommes-nous pas à la veille d’un nouveau renversement puisque les enjeux sont redevenus collectifs ? Une spiritualité qui serait  à la fois une affaire du domaine privé, intérieur, mais aussi du domaine public, collective ?

2 Politique et transcendance 

Dans Condition de l’homme moderne[4], Hannah Arendt écrit que sans transcendance aucune action politique n’est possible:

“A défaut de cette transcendance qui les fait accéder à une immortalité terrestre virtuelle, aucune politique au sens strict, aucun monde commun, aucun domaine public ne sont possibles. Car, à la différence du bien commun tel que l’entendait le christianisme – le salut de l’âme, préoccupation commune de tous –, le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public.” p  95

Dans un autre ouvrage, La crise de la culture[5], Hannah Arendt traite de la perte de l’autorité et de la politique et du rapport à la transcendance.

Une autre façon de se poser cette question est de se demande si les hommes politiques ont l’autorité pour prendre des décisions? Autres que des décisions de gestion ? Et pas seulement s’ils ont la capacité de prendre des décisions sur les questions environnementales.

Pour Hannah Arendt, la réponse est non. Les politiques n’ont plus d’autorité, cette notion ayant été évacuée de notre société comme on le voit dans des domaines comme l’éducation ou l’entreprise (l’autorité, pas le pouvoir, voir plus bas).

 

Pourquoi, et depuis quand ?

L’autorité en effet n’est pas liée aux qualités d’une personne (c’est le charisme), ni au résultat d’un débat, fut il sanctionne par une élection (c’est la persuasion, dans ce cas l’autorité peut toujours être remise en cause). Celui qui en détenteur la reçoit d’un autre. Il est dépositaire de l’autorité, pas créateur de celle-ci, pas son géniteur. D’où vient-elle ?

Pour H. Arendt elle vient de la tradition et elle est sacrée. Elle vient de la tradition car elle se transmet de génération en génération. Elle est sacrée, on ne peut pas la remette en cause (on peut contester l’usage qu’en fait le dépositaire, pas le principe d’autorité). Chez les Romains qui en constituent pour H. Arendt le modèle, le sacré c’est la fondation de Rome, la tradition transmet ce sacré de génération en génération. Il y a des luttes pour le pouvoir, mais celui qui le détient le fait au nom de la fondation de Rome, pas en son nom propre. Ce modèle disparaît au Ve siècle avec l’effondrement de Rome, et le modèle chrétien prend le relais. Le pouvoir est d’essence divine, le roi l’exerce au nom de Dieu. Il y a eu des confusions entre temporel et spirituel avec des Papes exerçant un pouvoir temporel, qui détruisent le modèle. H. Arendt fait remonter la perte de l’autorité à ce moment-là. Pour nous, et au vu de ce que nous vivons aujourd’hui, la perte de l’autorité est plus récente et se manifeste fortement au XXe siècle. En effet le caractère sacré et la tradition se sont perpétués jusqu’à la révolution et même bien après. En revanche, au début du  XXe siècle :

–    la religion, lieu d’expression du sacré, est de plus en plus rejetée dans la sphère privée (loi de 1905), et de plus en plus minoritaire (« Dieu est mort »),

–    la tradition est rejetée au bénéfice de l’innovation. Le rythme de l’innovation est pour la première fois inférieur à celui d’une génération, les anciens ne transmettent plus, ils apprennent même des nouvelles générations ! La proportion entre les morts et les vivants diminue[6] donnant la priorité aux vivants sur les morts, sur la tradition.

Résultat : l’autorité a perdu ses bases et disparaît.

Précisons ici que le caractère sacré, donc religieux, n’est pas synonyme de divin et encore moins de christianisme. Chez les Romains le sacré est, on l’a vu, la fondation de Rome.

Trois modèles possibles

Mais ne peut-on pas trouver un modèle d’autorité qui ne fasse pas appel à ce couple sacré / tradition, qu’H. Arendt défini comme vertical et transcendantal ? Donc de nature spirituelle ? H. Arendt défini trois modèles : le pouvoir, l’autorité, la persuasion.

Le pouvoir est un rapport de force, dont l’effet disparaît si la force n’est plus suffisante. C’est le modèle utilisé généralement dans les relations internationales par exemple.

L’autorité « est un pouvoir justifié par ceux sur lesquels il s’exerce » (Simone Manon[7]), il est donc légitime et non contestable dans son principe.

Ces deux modèles sont dits verticaux.

La persuasion est un modèle ou le pouvoir est reconnu à celui qui a fourni les arguments pour l’obtenir. Il est évidemment réversible, mais surtout il suppose que le débat soit matériellement possible avec tous ceux qui seront soumis à ce pouvoir. C’était le cas à Athènes avec l’agora mais pour un nombre limité de citoyens (hommes) libres. C’est un modèle dit horizontal entre des égaux. Il ne reconnaît pas d’autorité supérieure à celle du groupe. C’est un modèle éminemment instable et fragile dès qu’il est appliqué à des ensembles plus larges[8] que celui d’une petite ville comme Athènes pour deux raisons : le débat n’a plus lieu directement entre les parties prenantes mais entre leurs représentants entre lesquels se jouent ensuite des relation de pouvoir, de rapport de force, on change de modèle, et l’ensemble concerné par ce processus devient plus vulnérable et susceptible d’être soumis soit à un processus de persuasion non démocratique par le charisme particulier d’un individu, soit à un rapport de force contre lequel il n’aura pas la capacité de s’opposer. C’est pourtant notre modèle occidental, mais dont on voit bien qu’il s’épuise[9]  et qu’il ne peut rien contre la perte du principe d’autorité.

C’est le modèle horizontal, le rêve de l’autogestion ou de l’anarchie (L’ordre sans l’autorité, Proudhon). Rêve légitime et réalisable dans une petite communauté d’égaux, pas dans un grand ensemble ou un groupe de non égaux (une famille. Dans ma famille l’autorité a un sens. Et quand mes petits-fils de six ans me répondent soit « je n’aime pas obéir », ou « c’est moi qui décide de ma vie » je me dis que décidément l’autorité a perdu son sens dans la société !).

Pour revenir sur le risque du pouvoir d’un homme charismatique, le risque est qu’il fasse appel à ce que « les hommes ont de pire. Staline et Hitler ont été des chefs charismatiques alors que ‘tant que le mode est mode, le Christ est en croix et Socrate boit la ciguë’ (Roger Bastide) » (Simone Manon).

La recherche de Platon vue par Hannah Arendt.

Nous sommes à la recherche d’un autre modèle de gestion de la cité, comme Platon l’était en son temps. Entre le modèle du pouvoir utilisé en relations extérieures et le modèle de la persuasion utilisé pour les affaires intérieures, il cherchait un modèle plus général, fondé sur une autorité extérieure, qu’il imaginait être celle des idées, des savants et des philosophes. Mais ce modèle a échoué, et échouera car comme le dit Kant « il ne faut pas s’attendre à ce que les rois philosophent ou que les philosophes deviennent rois, et il ne faut pas non plus le désirer, parce que la possession du pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison »[10] Ou comme l’écrit Péguy[11] « Toutes les fois que l’on entend mêler l’usage de la raison et l’usage de la force, il y a contamination de la raison par la force et nullement épuration de la force par la raison ».

Y aurait-il d’autres sources d’autorité ?

Ce ne sont donc pas les idées, ce ne peuvent pas plus être les faits. La crise écologique est connue, documentée chaque jour un peu plus, mais pourtant les décisions ne sont pas prises, ni au plan politique, ni globalement au plan individuel. Le fait ne suffit pas, sa perception doit être en cohérence avec notre schéma de pensée. Quand les deux entrent en contradiction, les faits sont occultés, et « nous ne croyons pas ce que nous savons » (Jean-Pierre Dupuy).

C’est donc d’un déplacement du sacré qu’il s’agit[12], qui peut être la reconnaissance du caractère sacré de la nature, sans qu’elle soit de nature divine, ou du caractère sacré du processus de création (nécessaire au maintien de la biodiversité), ou encore de la nature divine de son créateur. A la limite peu importe, ce qu’il nous faut régénérer c’est une conception verticale de l’autorité, complémentaire des relations horizontales qui s’étendent de plus en plus largement au sein de l’humanité (on rejoint ici Teilhard de Chardin).

 

Une première difficulté réside sur le fait que ce retour au sacré ne peut pas être perçu ni conçu comme un retour en arrière, vers le passé, même s’il s’accompagne d’une revalorisation de la tradition. C’est possible :

  • du point de vue biologique si l’on considère comme sacré non pas la nature en tant que telle, ou telle qu’elle était « avant », mais le processus de création et de sélection, qui est permanent et oriente vers l’avenir.
  • du point de vue théologique si l’on considère Dieu comme étant celui vers lequel nous allons dans une perspective eschatologique (fin du monde), la diaphanie dont parle Teilhard de Chardin, et non comme étant celui qui a créé le monde une fois pour toutes. Le monde est en création continue, et à la fin de la création sera la fin du monde. C’est donc une perspective de progrès continu, progrès de l’humanité.

Une deuxième difficulté porte sur l’opposition entre autorité et liberté. Il nous faut affirmer que si le pouvoir limite la liberté, l’autorité la libère. L’apprentissage de la liberté par l’enfant n’est pas possible sans autorité, sans que des limites soient fixées. L’exercice de la libéré par les adultes consiste à pouvoir faire des choix. S’il n’y a pas de cadre, de contrainte, il y a des désirs mais pas de choix. Et a contrario, quand est ce que je me sens plus libre ? Quand je désobéis à une règle, à une autorité, ou quand j’y obéis ?

Nous sommes donc face à un énorme défi, revaloriser la tradition et le sacré ou comme le dit Fabrice Flipo déplacer la place du sacré. Cela ne se fera pas par la politique, mais par ceux qui sont porteurs de ces deux dimensions du sacré et de la tradition. Ce sera positif pour l’humanité si ces deux dimensions sont orientées vers l’avenir et non vers le passé. En d’autres termes une tradition en dynamique qui soit soucieuse de préserver et non de conserver, une sacralisation du processus et non du résultat. En sommes-nous capables, avec quels appuis ?

2 Progrès technique ou spirituel ?

Le progrès de la conscience

Il ne s’agit pas pour autant d’abandonner l’idée de progrès. Nous nous appuyons ici sur la pensée de Pierre Teilhard de Chardin[13], pour qui l’évolution du vivant tend vers toujours plus de complexité dans l’unité et plus de conscience de soi.

Plus de complexité depuis le premier photon, puis l’atome, la molécule… jusqu’à l’Homme.

Plus d’unité car les interactions entre tous les éléments issus de l’évolution sont toujours plus importantes.

Plus de conscience de soi : nous nous représentons l’homme comme pouvant seul prétendre à la plénitude de la conscience de soi, mais les animaux supérieurs ont aussi conscience de leur corps et de leurs émotions, les arbres sentent leur environnement et y réagissent… Teilhard étend ainsi cette caractéristique à toute la création dans une dynamique évolutionniste.

Dans l’idéologie dominante le progrès réside dans la complexification de la technique (de la technique, pas de son usage qui peut être simplifié, moyennant une complexification des process back office). Pour Alain Gras, la technique est d’ailleurs le dernier refuge du progrès. Montrons que nous pouvons progresser dans d’autres domaines.

En effet, si la complexité agit sur l’enveloppe, sur l’extérieur, elle bloque l’évolution comme on le voit avec la spécialisation des insectes ou des grands mammifères dont les membres sont spécialisés pour telle ou telle fonction.

Si, à la suite des sociétés animales, nous nous mécanisons par le jeu même de notre association entre nous, tout ceci n’aboutit qu’à un abaissement et à un esclavage des consciences. Et ceci nous fragilise : « la spécialisation paralyse et l’ultra-spécialisation tue. La paléontologie est faite de ces catastrophes » (p 155).

Il y a là un parallèle à faire avec la multiplication des prothèses techniques que crée la technologie, ne s’agit-il pas d’une spécialisation externe ? Un homme qui grimpe à pied sur une colline est conscient de la pente, un automobiliste en est inconscient.

 

Les forces énormes que l’humanité dégage pour son unité peuvent agir soit de façon convergentes et l’homme s’achèvera alors sur un plus grand que lui-même (pour Teilhard c’est l’évolution progressive de la bathysphère/lithosphère/biosphère/noosphère), soit de façon divergente, conflictuelle, et alors l’homme s’achèvera collectivement sur lui-même. Le monde évolue en se courbant sur lui-même selon Teilhard, ce qu’illustre Etienne Klein, « la courbure de l’espace-temps a une belle anagramme, qui est le superbe spectacle de l’amour. »

Espérer l’avenir, un monde en création

Pour Hans Jonas[14] nous avons trois obligations :

Pour préparer l’avenir il faut être capable de l’imaginer, c’est-à-dire d’accepter d’imaginer quelque chose que nous ne connaissons pas (voir décoloniser l’imaginaire, Serge Latouche),

Il faut ensuite accepter de se laisser affecter par cette représentation, la ressentir. On est là dans un travail spirituel, d’attention à ses motions comme dirait Ignace de Loyola. Ceci peut faire peur, mais une peur de type spirituel, non de type pathologique, ce qui suppose de la mûrir, de la ruminer, pour la dépasser sans la nier.

Et accepter l’incertitude des prévisions sur l’avenir, qui supposent un degré de scientificité supérieur aux dernières inventions technologiques qui sont elles-mêmes le degré le plus élevé auquel nous pouvons arriver. Ajoutez à cela le caractère complexe d’un système aux multiples dimensions, économique, financière, humaine, environnementale, énergétique… ce ne sont donc que des possibles, qui suffisent à prendre des positions philosophiques. « Le nombre des inconnues s’accroît à proportion de l’inventaire des grandeurs connues » (220).

Pour Teilhard La spiritualité est donc un vecteur d’espérance. Non pas d’espérance béate dans la puissance des technologies, qui est d’ailleurs d’une nature proche de la foi du charbonnier, et que certains croyants confondent avec la providence, mais vecteur d’une espérance en l’homme.

C’est l’espérance que l’homme sera capable de conduire l’humanité vers son devenir, qui n’est pas d’attendre la fin du monde, mais de faire en sorte que cette fin du monde advienne.

La création n’est pas achevée, c’est au contraire une création continue. Le monde est en mouvement, en route vers un avenir nouveau. La création est donc le commencement d’une histoire, puisqu’il ne s’agit ni de s’enfermer dans le rêve nostalgique d’un retour aux origines (le jardin perdu), ni de fuir dans un autre rêve, celui d’un monde meilleur, futur et lointain (le paradis terrestre) ou sa version temporelle et matérialiste (le rêve du grand soir, ou le bonheur assuré par le progrès, la technique et l’accroissement de la consommation…). [Moltman]

Cette continuité de la création se traduit aujourd’hui par une extension de la noosphère (la sphère de l’esprit, donc de nature spirituelle, Teilhard de Chardin) et c’est la suite logique, nécessaire en un certain sens, de l’évolution du système terrestre depuis ses origines, selon la loi de l’augmentation continue de la complexité et la conscience de soi. On est ainsi passé de la bathysphère à la lithosphère, puis à l’atmosphère couplée à la biosphère. La noosphère est la phase ultérieure de l’évolution.

Phase ultérieure c’est assez compréhensible nous semble-t-il. L’essor de la communication par des moyens techniques entre les hommes, dans les pays et au niveau mondial, est évidente même si elle s’accompagne d’une perte de relations directes.

Phase ultime car elle est de nature spirituelle. Phase ultime aussi parce que comme le dit Teilhard tout ce qui monte converge. L’hypothèse de cette convergence conduit donc, logiquement, au créateur. Nous sommes tous des asymptotes qui tendent vers l’infini. [François Brune].

A quoi croyons-nous chacun, au nom de quoi, ou de qui, agissons nous ? Quelle est notre définition du progrès ?

Que le possible devienne nécessaire ? (l’automobile, le téléphone, internet, les pesticides, un WE à Marrakech…)

Ou que le nécessaire devienne possible (l’accès à la terre, à l’eau, au logement,  la réduction des inégalités, une relation apaisée avec ms voisins…)

 

3 La spiritualité, un levier d’action ?

On ne croit pas ce que l’on sait. Cette formule souvent reprise, est expliquée de façons très diverses, les causes identifiées pouvant être psychologiques (refus d’un conflit cognitif par économie, filtre cognitif évitant les structures de pensée étrangères), sociale (refus de considérer l’avenir puisqu’il n’y a plus de progression possible), cognitives (les effets de nos actes ne seront visibles que dans 50 ans et à l’échelle mondiale), voire mimétiques (je ne veux pas perdre plus que mon voisin, donc c’est à lui de commencer). Comment surmonter ces blocages, qui en plus se cumulent ?

L’éducation est un moyen privilégié, à effet pour les générations futures ; trop tard ? trop peu ?

Le passage de la transition suppose, au niveau collectif, de surmonter nos peurs, de « lâcher prise » sur ce à quoi nous tenons. Une attitude constamment rappelée par les différentes sagesses et spiritualités, depuis le Bouddha, Lao Tseu jusqu’aux pères spirituels chrétiens.

Hans Jonas parle de « crainte désintéressée » (422) pour qualifier la peur moteur de l’action éthique pour le devenir responsable, ayant abandonné l’espérance d’un monde meilleur dans les décombres des utopies. Pour Jonas « la peur est la première obligation d’une éthique de la responsabilité historique », et elle va de pair avec l’espérance «  d’éviter le pire ». (422-423). On peut rapprocher cette posture de la crainte de Dieu, très présente dans l’Ancien testament, mais qui ne signifie pas « avoir peur », mais  « respecter ». Respecter sa volonté, donc sa création.

L’action doit pouvoir jouer sur les comportements personnels et collectifs. On est donc au-delà du politique (comportements collectifs) et du psychologique (comportements personnels). La dimension spirituelle interpelle à la fois le personnel et le collectif, dans la mesure où elle fait référence au sacré, donc aux structures de base de la société (Fabrice Flipo).

Il ne s’agit pas d’une dimension irrationnelle. Elle est d’un autre ordre que le couple rationnel / irrationnel. Elle fait appel aux mouvements intérieurs. Son expression religieuse est une des formes sociales qu’elle peut prendre, comme elle peut prendre d’autres formes comme les sagesses orientales.

Les sagesses antiques sont en effet des références encore très actuelles. Citons[15] en quelques-unes au regard des objectifs de la transition sociétale aujourd’hui.

L’hindouisme, pour lequel le recherche du bonheur consiste à réduire le dualisme par le rapprochement du soi (le corps) et du Soi (Atman, le Soi intérieur, l’âme). La proposition de l’hindouisme[16] est donc de mener un mode de vie simple, de respecter toutes les formes de vie (au sens animal du terme), d’adopter un régime végétarien. La tendance de l’écologie profonde met également en valeur la recherche du Soi. Gandhi est l’un des plus célèbres représentants récents de cette tradition. Il insistait sur l’autonomie de chacun et tissait lui-même son vêtement (une inspiration proche de celle de François d’Assise).

Le bouddhisme est né en réaction au jaïnisme, l’une des formes ascétiques extrêmes de l’hindouisme, apparue au VIe siècle avant J.C.. La recherche de Bouddha est philosophique et religieuse. Il aboutit à la conception d’un mode de vie simple, la Voie du milieu, entre ascétisme (première voie tentée par Siddhârta, le Bouddha) et hédonisme, centrée sur l’extinction du désir comme il est dit dans la troisième vérité : « C’est la cessation totale du désir, consistant à abandonner, à rejeter et à renoncer à toute forme d’avidité » qui seule permet d’échapper à la souffrance. L’ascétisme ne fait que substituer un désir à un autre.

Le mode de vie simple de la tradition bouddhiste est marqué par les principes de bienveillance universelle, de respect des hommes et de la création. Une fois atteint le stade de l’Eveil (absence de désir) toute la création doit être respectée, ce qui est fondamental dans une perspective écologique. Il n’y a pas de mauvaises herbes ou d’animaux nuisibles. C’est pourquoi les bouddhistes développent une éthique environnementale, dont le Dalaï-lama est un des plus célèbres promoteurs.

Le taoïsme, philosophie chinoise contemporaine des systèmes bouddhique et hindouiste, constitue l’une des références les plus fortes du mouvement écologique.  L’univers taoïste est conçu comme un système global dont l’homme fait partie, un système dont les mouvements sont cycliques (jours, mois, années, saisons, vie et mort). Contrairement à l’hindouisme, dans le taoïsme, le changement n’est pas illusoire, il est la vie même; la nature n’est pas corrompue, nous faisons partie de la nature. Et comme nous en faisons partie, il est important de ne pas interférer, s’opposer au cours des choses naturelles, mais plutôt de s’y adapter en les respectant. L’un des principes, le non-agir (wu-wei) n’est donc pas de ne pas agir, mais de ne pas interférer. Par exemple[17] « un homme est agriculteur dans une région où les pluies sont abondantes mais saisonnières. Afin d’obtenir une récolte il lui faut irriguer ses champs pendant les saisons sèches ». Le partisan du yu-wei (l’agir) va couper des arbres sur les terres hautes, construire des barrages, pomper l’eau… Le partisan du wu-wei (le non-agir) va planter ses cultures en bas des collines, détourner les écoulements réguliers des ruisseaux vers ses champs. Il gagnera moins à court terme, mais ses résultats dureront beaucoup plus longtemps. La simplicité, la frugalité, le détachement spirituel sont des valeurs fondamentales du taoïsme.

Pour une partie des philosophes grecs, le bonheur se trouve dans la sérénité (ataraxie), c’est-à-dire l’absence de douleur ou tension. Il y a très schématiquement deux voies pour atteindre cet état de sérénité, le choix rigoureux des plaisirs nécessaires pour Epicure, la recherche d’une vie en harmonie avec la nature qui passe par l’acceptation du monde et de notre état pour Epictète ou Sénèque (les stoïciens).

Pour finir, une question. Connaissez-vous une institution qui pourrait soutenir, promouvoir la transition écologique et sociétale ? Qui soit mondiale, qui ait le temps avec elle, et qui ait parmi ses objectifs, ses missions, de défendre les plus exclus ?


[1] Anne Trierweiler, Héraclite et Lao-Tseu, deux penseurs de l’unité des contraires, Mémoire de master de philosophie, Rennes I, 2005.

[2] Michaël de Saint Cheron, Malraux : la recherche de l’absolu, Paris, La Martinière, 2004, p. 20-21, cité sur http://www.malraux.org

[3] Cité par Olivier Rey, Une question de taille, 2014, Stock, p 212

[4] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1994

[5] Hannah Arendt, La crise de la culture,  Folio, 1989

[6] Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014

[7] Simone Manon, Qu’est-ce que l’autorité ? Philolog.fr, 16 nov 2011

[8] Olivier Rey, Une question de taille,

[9] David VAN REYBROUCK Contre les élections, Actes Sud, 2014; Comité invisible, L’insurrection qui vient, éd. La Fabrique, 2007

[10] Vers la paix perpétuelle, 2ème section, 2ème supplément, cité par Simone Manon.

[11] Péguy, notes de la page 1292, La Pléiade, t 1, p. 1816, cité par S. Manon

[12] Fabrice Flipo, La nature et le sacré, Ed. Amsterdam, 2014

[13] Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, éd du seuil, 2007 (1ère édition 1955)

[14] Hans Jonas, Le principe responsabilité, Édition Flammarion, 2009

[15] Extraits de notre ouvrage collectif, Simplicité et Justice, Paroles de chrétiens sur l’écologie, 2013.

[16] C’est en atteignant la conscience du Soi que nous pouvons nous libérer de la réalité, de cette existence marquée par la souffrance car s’appuyant sur l’apparence et non la vérité. Le monde est violent, y échapper est une voie de salut. Cette base de l’hindouisme est marquée historiquement par le Bouddha.

[17]John Baird Callicott, Pensées de la terre, éd. Wildproject, 2011

[18] L’Eglise est, selon la députée européenne Mme Sylvie Goulard,  la seule institution qui soit mondiale, qui ait le temps et qui s’intéresse aux pauvres (qui sont les premiers touchés par le réchauffement climatique).

 


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