Menace de grève dans la noosphère !

L’Homme cherche et cherchera toujours à progresser. Le sens de l’évolution, qui correspond ici au progrès, c’est un accroissement de la complexité dans l’unité, donc de la conscience. L’Homme n’est prêt à continuer ses efforts s’il est assuré d’un résultat, et d’un résultat qui ne meurt pas. Sinon il fera grève dans le domaine qui est devenu dominant pour le progrès, celui de la pensée. Nous sommes à l’heure du choix, entre le progrès technique qui nous renferme sur nous-mêmes ou le progrès de la conscience convergeant vers un état supérieur de stabilité. Tout l’intérêt de Teilhard de Chardin est de situer ce choix non pas sur un plan moral, ni social ou économique, mais par rapport à l’histoire de l’évolution.

La relecture des ouvrages de Teilhard de Chardin éclaire, avec cet assemblage unique de science et de foi, les débats d’aujourd’hui sur le devenir de l’humanité. Nous nous inspirons ici principalement du Phénomène humain[1], écrit en 1938-40 et publié en 1950. Au-delà des analyses sur l’apparition de l’Homme et l’évolution, toujours actuelles, il peut contribuer utilement à notre réflexion sur la nature du progrès.

Le progrès est constitutif de l’évolution

Confirmons d’abord un accord sur la notion de progrès. La recherche constante d’avancer est constitutive de l’espèce humaine, c’est ce que l’on appelle la recherche du progrès, mais elle est aussi constitutive de l’ensemble de la création. De fait l’évolution n’est pas linéaire, mais c’est la tentative constante des variétés végétales comme des espèces animales d’occuper les espaces libres et de s’y développer. Avec ses échecs et ses succès, comme l’innovation pour l’Homme. Chaque « phylum » tente d’occuper le maximum d’espace.

 » L’esprit de recherche et de conquête est l’âme permanente de l’évolution. Elle nous arrive de très loin – partie en même temps que la lumière des premières étoiles. Inclinons nous donc avec respect sous le souffle qui gonfle nos cœurs pour les anxiétés et les joies de tout essayer et de tout trouver. » (p 224).

Qu’est-ce que le progrès ?

Pour Teilhard le progrès, du point de vue de l’évolution du monde, c’est un accroissement constant et progressif de la complexité et de l’unité. De la complexité des organismes vivants, dont l’Homme et, on le voit bien aujourd’hui, de ses organisations. De l’unité car la complexité générant un développement de la conscience, de ce que Teilhard nomme la noosphère, la conscience prend conscience de l’unité du monde, donc de la nécessaire unité de ceux qui composent le monde. Le progrès est porté par notre capacité d’inventer, mais cette capacité n’est donc pas limitée au domaine technique ou scientifique, ni limitée par les ressources disponibles. « Nous finirons quelque jour […] par vider nos mines et nos puits de pétrole. Rien ne saurait apparemment sur Terre ni saturer notre besoin de savoir ni épuiser notre pouvoir d’inventer ». (p 282)

L’évolution entraîne une montée de la conscience, et celle-ci entraîne un effet d’union. Toujours plus de complexité, donc toujours plus de conscience. Ceci vaut pour l’augmentation de la complexité interne comme c’est le fait de l’homme où l’évolution a porté sur le cerveau en priorité, délaissant l’évolution physique. C’est une complexité en structure courbe, repliée sur elle-même, enrichissant son centre.

Au contraire si la complexité agit sur l’enveloppe, sur l’extérieur, comme pour des animaux, elle bloque l’évolution comme on le voit avec la spécialisation des insectes ou des grands mammifères dont les membres sont spécialisés pour telle ou telle fonction.

Si, à la suite des sociétés animales, nous nous mécanisons par le jeu même de notre association entre nous, c’est que notre objectif est médiocre : une situation matérielle à défendre, un nouveau domaine industriel à ouvrir, tout ceci n’aboutit qu’à un abaissement et à un esclavage des consciences. Et ceci nous fragilise : « la spécialisation paralyse et l’ultra-spécialisation tue. La paléontologie est faite de ces catastrophes » (p 155).

Il y a là un parallèle à faire avec la multiplication des prothèses techniques que crée la technologie, ne s’agit-il pas d’une spécialisation externe ? Un homme qui grimpe à pied sur une colline est conscient de la pente, un automobiliste en est inconscient. Le progrès dont nous avons besoin aujourd’hui pour qu’il soit cohérent avec l’évolution, c’est celui de la conscience. C’est une autre façon de dire ce que développe par exemple Edgar Morin sur l’éducation à la pensée plutôt qu’à la technique.

Menace de grève dans la noosphère

Le progrès [technique] repousse la mort mais ne l’élimine pas. Il est lui-même mortel, il ne peut donc pas servir de point de convergence pour l’humanité. La foi dans le progrès est mortelle, comme le progrès. Au contraire la progression de la conscience nous ouvre vers le non corruptible.

Nous construisons progressivement des civilisations, une humanité, mais « nos constructions reposent de tout leur poids sur la terre, et avec la terre elles disparaîtront ». Elles ne peuvent pas éliminer la mort. Nous avons pourtant au plus profond de nous cette exigence d’irréversible, de « durable », car l’humanité commence à considérer [avec la complexité croissante et la population croissante, ajout de ma part[2]] que « l’effort de pousser la terre en avant se fait trop lourd et il menace de durer trop longtemps pour que nous continuions à l’accepter si ce n’est que nous travaillons dans de l’incorruptible  » c’est à dire de l’éternel. Et Teilhard ajoute à propos de l’humanité : « il ne lui resterait plus qu’à faire grève » (p 310). « Le dernier siècle a connu les premières grèves systématiques dans les usines. Le prochain ne s’achèvera pas sans des menaces de grève dans la noosphère » c’est-à-dire dans la sphère de la pensée ! (p 230).

Il s’agit en quelque sorte de lutter contre l’entropie, grande affaire de notre temps. L’entropie, la déperdition d’énergie, se fait effectivement mais sur les bords, sur « l’enveloppe tangentielle du monde » alors que le noyau radial du même monde va vers le foyer divin. Le monde perd son énergie matérielle par l’entropie mais gagne en énergie spirituelle. En effet la capacité de réflexion de l’Homme fait qu’il a pu construire l’unité des consciences inaccessible à la conscience animale dont les ensembles se dénouent aussitôt qu’ils sont formés. Par la mort l’Homme s’échappe, s’évade hors de l’entropie contrairement aux animaux qui y retournent. « Le grand stable » de la matière se trouve non pas au-dessous et non pas au-dessus de nous mais sur un autre axe. Les forces tangentielles poussent à la dispersion, la dissémination, c’est l’entropie. Les forces radiales poussent à l’unité, c’est la néguentropie.

Cette menace de grève, c’est le retrait des hommes de la société, des efforts demandés, citons Teilhard : « Faites entrevoir [à l’Homme] un sommet aussi haut qu’il vous plaît. Si, de ce sommet une fois atteint, il est entendu d’avance qu’il nous faudra descendre, sans que rien ne survive dans l’univers de notre ascension – eh bien, je vous le déclare, nous n’aurons pas le cœur de marcher, et nous ne marcherons pas[3]. » En effet l’homme ne continuera à travailler et chercher que si cela a un sens, que le monde à un sens.

Retrouver du sens

Il nous faut donc retrouver du sens  nos actions. Cette recherche ne peut se limiter au sens du progrès technique, dont on a vu qu’il était mortel, ni au seul progrès des organisations humaines dont on pressent qu’il y a une limite à leur complexification croissante, à leur enroulement sur elles-mêmes dirait Teilhard. C’est donc vers le progrès des consciences que nous nous tournons, avec comme devenir la convergence des consciences dans un univers de la pensée, la noosphère, qui change de nature pour converger vers un point Omega, un amour absolu qui est pour Teilhard celui de Dieu.

La foi au progrès ne pourra pas se passer de la foi. Le point Omega, convergence de l’évolution des consciences dans leur unité, pour répondre aux exigences de notre action, pour demeurer, doit être indépendant de la dégradation des forces qui nous servent à construire.

Si l’on accepte le fait que le monde va toujours vers plus de complexité, et que c’est ça le progrès, il faut se poser la question de savoir dans quel domaine nous pouvons poursuivre la complexification sans la rendre mortelle. Nous sommes à une bifurcation[4], complexification technique ou complexification et enrichissement des process humains ? Formulé de façon plus simple, plus de biens ou plus de liens ? N’imaginons pas que l’on puisse mener les deux de front, les produits de la technique prennent progressivement la place de l’Homme, sinon on ne les inventerait pas. Mais cette voie technique, coûteuse, est mortelle. Au contraire la complexification des process humains nous enrichit et peut nous sauver. Pour Teilhard, elle va de pair avec une plus grande conscience de soi et du monde, une conscience de la biosphère, une conscience planétaire. C’est une «complexification personnalisante ». C’est encore pour l’instant plus un espoir qu’une réalité, mais l’avenir de la relation complexification/conscience de l’Homme peut être riche de devenir.

Ceci étant il y aura en effet bien une fin, le progrès n’est pas indéfini puisque la noogenèse est de nature convergente. La fin, c’est la fin du monde. Mais laquelle ?

Les deux hypothèses de fin du monde

L’humanité se dirige vers un deuxième point critique de réflexion, collectif et supérieur. Le premier point critique a été celui de l’apparition de la réflexion chez l’Homme, qui lui a permis de développer sa conscience. Le second est la convergence de la pensée collective, au sein de la noosphère.

Une convergence de la conscience des Hommes vers le point Omega, vers Dieu

La première hypothèse est que la noogenèse se développe, synthèse d’individus et de nations, conformément à la loi de complexité et de conscience. Quand ce mouvement aura pris une telle importance qu’il devra, comme pour chaque individu, se réfléchir ponctuellement sur lui-même, donc sur un centre indépendant de son support planétaire, ce sera le détachement de l’esprit de sa matrice matérielle pour reposer sur Dieu Omega (p 290), ce sera un retournement en bloc de la noosphère, ce sera « la fin du monde ».

Voilà une fin du monde plus optimiste que celle de la destruction de la biosphère. Développement de la noosphère contre fin de la biosphère, il y a quelque analogie avec la « société de la connaissance », qui est encore seulement accumulation de connaissance, pas croissance de la conscience. Dans cette hypothèse le développement de la conscience mondial n’est pas un impératif moral, mais la posture nécessaire pour nous situer dans une attitude cohérente avec l’évolution. Comme Dieu apparaît nécessaire pour clôturer au sommet de la noosphère cette même évolution.

Une autre est le suicide collectif

Mais il se peut aussi que « le mal, croissant en même temps que le bien, atteigne à la fin son paroxysme, lui aussi sous une forme spécifiquement nouvelle. Pas de sommets sans abîmes » (p 290). Autrement dit, l’humanité va dégager des forces énormes pour son unité, mais ces forces pourront agir soit de façon convergente et l’Homme s’achèvera sur un plus grand que lui-même, sur Oméga, soit de façon divergente, conflictuelle, et alors l’Homme s’achèvera collectivement sur lui-même à la façon des samouraïs.

Dans ce cas, puisque la noosphère serait arrivée à son point d’unification, on assisterait à une réduction inévitable des possibilités organiques de la Terre, mort de la biosphère, et à un schisme de la conscience, divisée entre deux idéaux.

Eh oui, nous y sommes !

20 septembre 2014

 


[1] Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, éd du seuil, 2007 (1ère édition 1955)

 

[2] Joseph Tainter, The collapse of complex societies, Cambridge university press, 1988

[3] Pierre Teilhard de Chardin, La vision du passé, Œuvres complètes, III, p. 323, cité par Martin Pochon

[4] Comme le lieutenant Drogi sur la route de la forteresse (Dino Buzzati, Le désert des tartares), ou Ignace de Loyola sur le chemin de Montserrat.

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