Notre projet est de mettre en perspective les enjeux de la « transition énergétique » avec les fondements culturels de notre société, à partir d’un regard anthropologique. Nous nous appuyons principalement sur les travaux de Philippe Descola[1] pour les relations Homme/Nature, et sur Ivan Illich et Alain Gras pour la place de l‘énergie dans le modèle occidental. Nous ne réussirons pas la transition énergétique sans changer aussi notre modèle de relations Homme/Nature et la place de l’énergie dans notre imaginaire social.
L’opposition entre nature et culture, une spécificité occidentale
Le rapport à nos ressources, dont l’énergie, fait partie de notre rapport plus global à la nature. Nous nous considérons comme des êtres supérieurs, supérieurs en particulier à la nature. Mais selon Philippe Descola[2], l’opposition entre nature et culture est spécifique à l’occident et ne se retrouve pas dans les autres cultures, alors que la dualité entre « l’intériorité et la physicalité du moi semble être une aptitude innée dont tous les lexiques portent témoignage » (Descola, p. 175). On ne discutera donc pas ici des rapports entre l’âme et le corps, mais des rapports entre l’esprit et la matière, pour l’ensemble Homme/Nature.
On peut ainsi classer les sociétés en fonction des rapports d’intériorité (l’esprit) et de physicalité (la matière, la forme) entre l’Homme et la Nature :
L’animisme et le naturalisme, les deux pôles complexes, sont tous deux définis par rapport à l’Homme, mais le premier relève de l’anthropogénisme, il étend les structures humaines à toute la création, c’est l’animisme, l’autre est anthropocentrique, il repose sur les différences entre l’homme et le reste de la création, c’est le naturalisme. Les deux autres familles sont construites en référence à la création globale, la nature prise dans son ensemble, soit considérée comme un ensemble homogène (le totémisme) soit comme un ensemble clivé (l’analogisme).
Le naturalisme est né au Proche-Orient. Dans cette région du monde la domestication des plantes et des animaux s’est faite à peu près en même temps. Dans les autres continents les deux phases sont déconnectées, les grands mammifères ont été domestiqués avant l’agriculture en Afrique de l’Est, bien après l’agriculture en Amériques. Ainsi le néolithique européen construit deux espaces, l’un associant agriculture et animaux domestiques, l’autre nature non cultivée et animaux sauvages. Ils opposent la chasse et l’élevage, la Nature et l’Homme. Au contraire, pour les indiens Achuar d’Amérique du Sud étudiés par Descola, qui relèvent de l’ensemble animiste/prédateur, la différence entre la forêt et le jardin n’est pas entre sauvage et domestique, mais entre un espace cultivé par les esprits et un autre cultivé par les hommes. Et les esprits ne sont pas des sauvages…
Exemples
Totémisme : modèle australien (je vois un Autre moi-même chez le hibou ou dans un arbre)
Naturalisme : christianisme (je suis supérieur aux autres créations)
Analogisme : philosophies orientales (le monde est constitué de réseaux, dont chaque élément constitutif a sa valeur propre)
Animisme : peuples africains (les animaux et les végétaux ont leur propre existence, leur propre esprit)
On ne peut donc pas considérer, comme c’est souvent une opinion commune en occident, que le naturalisme aurait succédé à l’animisme, ou de l’analogisme, et constituerait un stade supérieur de la culture. Les différents types sont nés en fonction des caractéristiques de leurs milieux. L’apparition du taoïsme et du bouddhisme par exemple est daté du VIe siècle avant Jésus-Christ, tandis que les premiers éléments du livre de la Genèse dateraient du VIIe siècle avant JC. Le monothéisme est né dans un contexte naturaliste, ce n’est pas lui qui a provoqué un passage d’une conception animiste une conception naturaliste.
Les cinq types de relations, la domination de la production en occident
Une fois identifiées les grandes familles, quels sont les types de relations qu’entretiennent les éléments constitutifs de chaque famille ? On distingue cinq types de relations réparties en deux groupes :
– Des relations potentiellement réversibles : échange, prédation, don,
– Des relations univoques fondées sur la connexité entre des termes non équivalents : production, protection, transmission.
Dans l’animisme, que nous désignerons comme égalitaire, les relations structurantes sont réversibles : échange et don, prédation.
Dans le naturalisme, qui est à l’opposé de nature inégalitaire, elles sont univoques. La production est le schème dominant.
Dans le totémisme l’échange est le schème dominant.
Dans l’analogisme la protection et la transmission sont les modes de relation les plus importants
« La production est progressivement devenue dans les collectifs naturalistes le schème central de la relation aux non humains [mais] son usage n’est pas encore parvenu à se généraliser dans les rapports entre humains, même si les fantasmes suscités par le clonage reproductif montrent à quel point est grand chez certains le désir de voir croître son emprise. » (Descola, page 540)
On ne pourrait donc échapper à l’emprise toujours plus grande de la production qu’en modifiant notre conception des rapports entre nature et culture. Donc en modifiant nos fondements anthropologiques, même si l’on peut trouver des variations de cette conception au cours de l’histoire.
Les possibilités d’une modification de ces conceptions
Les évolutions de la conception naturaliste
La conception naturaliste qui domine l’occident a connu évidemment des variations. Au moyen-âge des animaux étaient considérés comme des êtres de droit, on les jugeait. Plus tard de nombreux esprits se sont élevés contre la conception dualiste, par exemple Montaigne.
A contrario le paysage acquiert une identité propre à partir du XVIe siècle en Europe, il est vu à travers le prisme de la perspective, construction mathématique, observé à l’aide d’un microscope ou d’une lunette, muet et inodore, vide de toute vie.
La période contemporaine
La séparation entre humains et non humains, entre l’homme et la nature, est en train d’être remise en cause.
Des philosophies de l’environnement sont développées depuis le XIXe siècle, parmi lesquelles on distingue :
– Les éthiques extensionnistes qui étendent la considération morale attachée aux humains à une gamme plus ou moins large de non humains,
- Ex. Peter Singer considère que les animaux qui éprouvent des sentiments doivent avoir des droits comme les humains ; une attitude donc anthropocentrique et naturaliste mais qui se rapproche de l’animisme.
– Les éthiques holistes qui mettent l’accent sur la responsabilité des humains dans la préservation de l’équilibre écologique
- Ex. Aldo Leopold, chasseur expérimenté, représente un courant plus proche de l’animisme, mais sans remettre en cause les principes du naturalisme,
- John Baird Callicott va plus loin qui défend une solidarité éco systémique. Il a une position ni biocentrique (qui donne une valeur égale à toutes les créatures), ni anthropocentrique (qui privilégie l’Homme), mais écocentrique (le respect des relations entre les créatures). On peut faire ici un rapprochement avec l’analogisme.
Les sciences cognitives modernes modifient également la conception des rapports culture/nature. Par exemple Francisco Varela définit la cognition comme un processus d’inter action entre l’organisme et le milieu ambiant, la perception guide l’action, qui n’est donc pas un produit pur de la réflexion. Pour James Gibson, la connaissance n’est qu’une extension de la perception, et les caractéristiques de l’environnement dépendent de la perception de chaque espèce, par exemple la falaise qui est un danger pour un homme ou un mouton est un support d’envol pour un vautour, elle n’a pas les mêmes fonctions.
Le christianisme est-il un naturalisme ?
L’enseignement classique de l’Eglise est bien évidemment dominé par le naturalisme, qui est la culture de ses origines. Mais des expressions différentes, plus respectueuses de l’ensemble de la création, ont de tous temps ponctué la chrétienté. Une relation plus respectueuse de la nature se retrouve dans la conception relationnelle du rapport de l’homme à Dieu, au contraire de la conception substantialiste[3]. Soit l’Homme ne s’identifie pas à Dieu, se considérant du même coup lui-même associé au créateur du monde, soit il se considère appelé à devenir image de Dieu, à se mettre en relation avec Dieu qui a créé le monde, il peut alors entrer en relation avec la création, avec la nature.
Par exemple :
St Marc « Allez de par le monde, proclamez l’Evangile à toutes les créatures » (Mc, 16, 15)
Saint Paul : « Toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement » (Rom, 8, 22)
Françoise d’Assise : « Loué soit Dieu, mon Seigneur, à cause de toutes les créatures, et singulièrement pour notre frère messire le soleil, qui nous donne le jour et la lumière ! Il est beau et rayonnant d’une grande splendeur, et il rend témoignage de vous, ô mon Dieu !
Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sœur la lune et pour les étoiles ! Vous les avez formées dans les cieux, claires et belles.
Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour mon frère le vent, pour l’air et le nuage, et la sérénité et tous les temps, quels qu’ils soient ! Car c’est par eux que vous soutenez toutes les créatures […] »
Rappelons et développons ici ce que nous avons avancé au tout début : les monothéismes sont nés dans un contexte naturaliste qui avait déjà permis l’établissement d’une relation dominatrice de l’Homme sur le monde. Le naturalisme n’est pas un stade supérieur, ou succédant, aux autres types de relation Homme/Nature. Il est concomitant aux autres types, et antérieur aux religions. La conception évolutionniste est liée à une appréhension linéaire du temps qu’il nous faut donc aussi mettre à la question.
Les conceptions du temps
Nous vivons avec une conception du temps fléché à une seule dimension, que l’on oppose classiquement au temps circulaire des peuples primitifs, qui vivent le jour, les saisons et les années comme un perpétuel recommencement. Mais c’est une conception très pauvre et réductrice du temps, comme si l’espace n’avait qu’une seule dimension[4]… si seulement nous acceptons qu’il en ait deux, comme un espace plan, nous pouvons comprendre que des évènements apparaissent de façon simultanée et non pas successives, comme les différentes famille de relation homme/nature décrites par Descola. Nous pouvons aussi comprendre que l’évolution des techniques énergétiques se fait par addition[5] et non par substitution : le pétrole arrive après le charbon mais s’ajoute, pour un temps limité, à la source précédente. Le gaz fait de même, comme le nucléaire etc. Il y a addition, et non transition c’est-à-dire substitution, même s’il y a transition dans les parts de chaque source.
Inventer demain
Il est important de remettre en question l’approche naturaliste dominante pour au moins deux raisons :
– limiter l’envahissement du schème productif dans nos vies, et depuis longtemps certains tentent d’introduire le don dans nos échanges,
– protéger la nature et nos ressources, c’est la question de la place de la croissance et du progrès.
Le don
Nous ne pourrons développer le don, le partage, que si nous remettons en cause notre approche de la nature. Ceci peut paraître étonnant, la volonté des hommes ne suffirait-elle pas ? Eh bien non, car, schématiquement, le naturalisme induit une approche utilitariste / productive de notre environnement, et d’abord de la nature, mais aussi de l’Autre, tandis que l’animisme par exemple ne conçoit de relation que réversible, par le respect de l’Autre du fait que nous partageons un même Esprit, ce qui rend le don possible. Penser que la volonté peut tout est une illusion propre au naturalisme lui-même, on ne peut remettre en cause cette idée qu’en observant les autres structures de civilisations.
Le progrès
L’énergie fossile nous a libéré de nombreuses contraintes (Janvovici illustre ceci en nous disant que nous disposons d’un équivalent 100 esclaves par personne) mais en même temps nous a asservi à des besoins en croissance continue.
Le « progrès » n’a vraiment de sens que dans la civilisation occidentale. Or « ce n’est pas le progrès en soi qui transforme les rapports que les humains entretiennent entre eux et avec le monde, ce sont plutôt les modifications de ces rapports qui rendent possibles un type d’action. » (Descola page 525). Ou comme le dit Alain Gras, « la technique est d’abord un fait social ». Nous ne pourrons réfléchir sur le progrès qu’en nous mettant à l’écart du naturalisme pour observer nos rapports avec le monde.
Un ordre supérieur au politique ?
L’impossibilité des Modernes de schématiser leurs rapports avec la diversité des existants (les ressources naturelles qui atteignent un seuil critique) au moyen d’une relation englobante (la domination et l’action de l’Homme) prend un tour presque pathétique lorsqu’ils sont confrontés à la tentation de nouer avec les non humains une réciprocité véritable.
Cet appel à inventer d’autres modes de relations rejoint, ou plus exactement pourrait être considérée comme un fondement des analyses d’Alain Gras[6]. En effet, pour P. Descola, l’exploitation des énergies fossiles, avec la destruction de notre environnement que cela entraîne, a été facilitée par notre relation dualiste Homme /Nature. Le choix du feu, c’est le choix du rien (donc du diable nous dit Alain Gras), puisqu’une fois consommé il ne reste rien du charbon, du pétrole ou du bois. Contrairement aux énergies solaire, éolienne ou hydraulique.
En retour, cet usage massif des énergies fossiles nous a permis d’éviter l’Autre, d’éviter la régulation de la population, naturelle chez les espèces animales contraintes par les ressources renouvelables. Et « Le seul recours aux énergies renouvelables exige la soumission à un ordre situé hors du politique. » (Alain Gras, page 115). Il s’agit donc d’abandonner notre posture dominatrice pour adopter une attitude plus respectueuse des ressources naturelles, ce qui, nous dit Descola, a des conséquences anthropologiques.
La thermodynamique ne doit pas guider les choix de société
Mais ce changement de posture est-il possible si nous continuons à considérer la nature comme une ressource, l’homme comme une ressource, ou ne sommes-nous pas appelé à reconsidérer ces visions ? À remettre les choses à l’endroit comme Marx le disait de la philosophie de Hegel, ou à considérer que nous sommes dans une révolution copernicienne comme le dit Jacques Haers[7] en passant du don au partage ? Nous nous appuyons ici sur un article d’Ivan Illich sur l’énergie[8].
L’invention de l’énergie
La quantification de la notion d’énergie apparaît au XIXe siècle, avec l’analyse de la machine à vapeur en physique, et parallèlement à l’invention du concept de force de travail en économie. En physique cette quantification permet de décomposer le travail fournit par la machine en énergie utilisable pour faire tourner les roues d’une part, en chaleur dissipée d’autre part (l’entropie). En économie, l’énergie mise en œuvre par la force de travail est décomposée en valeur travail (ce qui correspond au coût de l’énergie consommée dans la phase de travail) et en plus-value (différence entre le coût et le prix de vente). Une équivalence est établie entre la chaleur (la calorie) et la force mécanique (le Joule) ; en économie le travail et la plus-value sont évaluées avec la même unité, la monnaie.
Le passage de la notion de chaleur comme source du mouvement au concept d’énergie correspond au passage des travaux de Sadi-Carnot (la différence entre le chaud et le froid permet de produire une puissance motrice, mais le phénomène est irréversible, 1824) à ceux de Helmholtz (qui formule le principe de potentiel et de conservation de l’énergie, 1847), tandis que le passage de la valeur travail (le coût d’un bien correspond à la valeur du travail nécessaire à le produire) à la force de travail évaluée à l’aune de son produit correspond au passage des travaux de Ricardo (1821) à ceux de Marx (1867).
L’histoire de l’énergie physique a une longue histoire, mais on isolera ici deux des moments forts de cette histoire. L’invention de la conservation de la chaleur, par Sadi-Carnot en, 1824. Du temps de Sadi-Carnot la chaleur est considérée comme une sorte de substance, le calorique, et il ne traite pas la diminution de chaleur dans une machine comme une « utilisation » de chaleur mais comme son passage d’un corps à un autre. « La puissance motrice est due, dans une machine à vapeur, non à une consommation réelle de calorique, mais à son transport d’un corps chaud à un corps froid. […] D’après ce principe, il ne suffit pas, pour donner naissance à la puissance motrice, de produire de la chaleur ; il faut encore se procurer du froid[9]. »
Sadi-Carnot montre également que l’usage de la chaleur pour faire fonctionner des machines est irréversible, ce qui est à l’origine du second principe de la thermodynamique (l’entropie).
Un peu plus tard apparaît la définition du principe de conservation de l’énergie, par Joule (1843) puis Helmhotz (vers 1860). Joule montre que la chaleur se transforme en énergie mécanique ou électrique. Helmhotz définit la notion d’énergie potentielle, qui se conserve quelle que soit sa forme. C’est le premier principe de la thermodynamique, qui nous intéresse ici : « Au cours d’une transformation quelconque d’un système fermé, la variation de son énergie est égale à la quantité d’énergie échangée avec le milieu extérieur, sous forme de chaleur et sous forme de travail. » on passe de l’observation (le travail mécanique, la chaleur) à un concept abstrait et généralisable, l’énergie.
Il y a dans les deux cas réduction de phénomène complexes à des processus mesurables, dont l’unité de mesure sera commune, qui permettra d’évaluer tout aussi bien le coût de reproduction de l’ouvrier que le prix de revient de ce qu’il produit. Le Joule mesure de l’énergie ou du travail mécanique est inventé en 1824, la calorie mesure de la chaleur en 1843. Une calorie vaut 4,18 Joules.
Une même unité est donc définie pour mesurer des phénomènes de nature différente (chaleur et mouvement, travail et plus-value). Et aujourd’hui ces unités sont-elles mêmes mises en correspondance puisque l’énergie mise en œuvre par la force de travail peut être mesurée en nombre de calories (assez facilement pour le travail physique, mais aussi pour le travail intellectuel, les neurones chauffent), et que les calories ont un prix (on vend la chaleur au nombre de calories utilisées). Enfin, la nature elle-même, les services de la nature, font l’objet d’évaluations monétaires par équivalence avec le coût des mêmes services réalisés par les hommes (filtration de l’eau, pollinisation…). La boucle est bouclée.
Avant ces inventions, l’énergie signifiait la force, l’intensité d’une musique, mais on ne la quantifiait pas. C’est Leibniz qui émet l’hypothèse de sa quantification par une grandeur qui demeure semblable à elle-même quoi qu’il arrive « comme la monnaie quand elle est changée ». Réflexion prémonitoire, comme on l’a vu plus haut.
Selon Illich, la nature, source de toutes les énergies, devient alors le « dépôt d’une force de travail nommée énergie », comme l’homme devient force de travail. La nature « devient ainsi le miroir du prolétariat et la matrice de toute force de travail disponible ». L’Homme est de même réduit à une force de travail reproductible.
Ricardo élabore une théorie de la valeur basée sur les coûts, distingue le travail vivant et le travail mort, le capital qui peut aussi produire du travail. Mais il n’intègre pas le profit dans son analyse. Pour Marx, de qui fait tourner l’économie est la plus-value. Pour Helmholtz ce qui fait tourner la roue c’est le transfert de l’énergie du charbon à la roue, c’est l’invention de la thermodynamique. Le charbon livre son potentiel, qui est supérieur à ce que l’on utilise, comme l’homme vend son potentiel de force de travail, qui est supérieur à son coût.
L’énergie n’est pas un fait, c’est une invention, récente, dont Einstein disant qu’elle « ne peut être dérivée logiquement de l’expérience mais doit plutôt être comprise comme une pure création de l‘esprit humain[10] ». Et l’Etat moderne peut être décrit comme « une agence de placement armée d’un fusil pour défendre la pompe à essence » (Illich). Nous sommes engagés dans un « monde qui rend un culte au travail mais n’offre rien de significatif à faire aux gens[11]. Nous ne pourrons pas nous en libérer tant que nos principes directifs seront les lois de la thermodynamique[12] » (Illich).
Cette dernière proposition est selon nous à moduler. Il s’agit de pas au sens strict de nous libérer des lois de la thermodynamique, qui si elles ont pu être formalisées du fait d’un regard particulier sur la nature, n’ont sont pas moins vérifiées de manière expérimentale. Mais il s’agit de nous libérer de l’emprise de ces lois sur la façon dont nous définissons nos objectifs sociétaux.
Difficile de sortir de la thermodynamique
Mais nous nous heurtons selon Illich à trois obstacles[13] :
– L’énergétique historique
– L’écologie douce
– La croyance en l’objectivité de la science
L’énergétique historique : nous considérons comme une évolution historique positive le fait de consommer de plus en plus d’énergie apparaisse comme un « progrès ». Au contraire, diminuer notre consommation d’énergie c’est augmenter notre autonomie, diminuer notre hétéronomie dirait Illich.
L’écologie douce : la notion d’énergie est utilisée par nombre d’écologistes pour défendre leurs thèses, dont Illich lui-même avec le concept de vitesse généralisée. C’est un piège car cela renforce la place de l’énergie dans notre imaginaire. Ceci remet en cause, malgré son apport que souligne Illich, la théorie de la bioéconomie de Gorgescu-Roegen, et pose une question de méthode : comment réduire notre consommation d’énergie sans l’évaluer ?
La croyance en l’objectivité de la science : la loi de conservation de l’énergie, le fait que la nature considérée comme un système isolé doive vivre dans un jeu à somme nulle, a été inventé avant l’expression de la valeur de l’énergie, du Joule. En fait cette loi est une « doctrine productrice de la nature » (J.C. Maxwell) avant d’être une loi de la physique, même si elle est aussi une loi physique. La mesure objective, c’est-à-dire expérimentale, des phénomènes physiques, dépend du cadre conceptuel défini en amont de cette observation. Et ce cadre est un cadre social qui n’est pas universel, alors que les lois qu’il a permis de découvrir ont vocation à être reconnues comme universelles[14].
Un appel à un choix libre
On ne peut néanmoins pas dire, selon Descola, qu’il y ait une approche anthropologique supérieure aux autres, toutes sont des compromis spécifiques. « C’est à chacun de nous d’inventer et de faire prospérer les modes de conciliation et les types de pression capables de conduire à une universalité nouvelle, […] dans l’espoir de conjurer l’échéance lointaine à laquelle, avec l’extinction de notre espèce, le prix de la passivité serait payé d’une autre manière [que sa propre disparition] : en abandonnant au cosmos une nature devenue orpheline de ses rapporteurs parce qu’ils n’avaient pas su lui concéder de véritables moyens d’expression. » [Descola, page 552]
Pour Alain Gras, à chaque stade de l’histoire, de l’évolution de l’histoire, il y a des choix, des bifurcations, donc des alternatives. Notre société d’aujourd’hui est le produit d’un choix fait à la fin du XVIIe siècle, le choix du feu. Il aurait pu y en avoir un autre. Aujourd’hui nous sommes face à de nouveaux choix, il y a aussi des alternatives, l’avenir n’est jamais écrit d’avance[15]. Le choix, c’est une société toujours basée sur la technique et l’énergie pour poursuivre la croissance, ou une autre société où la question de l’énergie serait soumise à notre projet social, et non notre projet social à l’énergie [Illich].
Le choix de la société de croissance, c’est le choix suicidaire de toujours plus d’entropie, donc de pertes, donc un rendement de plus en plus faible. L’entropie, c’est la fumée des cheminées, les tas de déchets…
Alors concrètement, que faire ? La logique de cette analyse est d’opter pour une vie simple mais heureuse, plutôt que de chercher à tous prix (à tous les sens du terme) à produire de l’énergie à partir de sources autres que les sources fossiles. Donc de choisir un mode de vie peu consommateur d’énergie dans tous les domaines, la consommation de biens (qui est le poste le plus efficient en termes de réduction de l’empreinte écologique), et plus classiquement, habitat, déplacements, alimentation[16]. Dans cette démarche c’est un mode de vie plus autonome, libre, qui est visé, plus que la réduction de la consommation énergétique, qui est donnée par surcroît.
Le choix est toujours possible. « Le réel n’est pas plus nécessaire que le possible » nous dit Kierkegaard.
[1] Il y a beaucoup d’autres approches possibles des relations culture nature, par exemple celle de la mésologie (Agustín Berque, Renaturer la culture, reculturer la nature par l’histoire, Entropia, n° 15, automne, 2013).
[2] Philipe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2006
[3] Simplicité et justice, Paroles de chrétiens sur l’écologie, page 55. Diocèse de Nantes, 2013
[4] Edwind Abott, Flatland, 1884, réédition 10/18
[5] Jean-Baptiste Fressoz, Pour une histoire désorientée de l’énergie, Entropia, n° 15, automne 2013
[6] Alain Gras, Le choix du feu – Aux origines de la crise climatique, Fayard, 2007
[7] Jacques Haers, Face au réchauffement climatique, Christus, n° 234 HS, Habiter la terre, mai 2012
[8] Ivan Illich, L’énergie un objet social, Mexico, 1983, publié dans Esprit, août-septembre 2010
[9] R. Locqueneux (2004), chp. 7 – Les réflexions sur la puissance motrice du feu, Réflexions de Sadi Carnot, p. 138. Source Wikipedia
[10] Cité par Illich
[11] Il y a là un parallèle évident avec Hannah Arendt : « Nous allons vers une société de travailleurs sans travail » (La condition de l ‘homme moderne).
[12] C’est nous qui soulignons
[13] Illich compte quatre obstacles, en ajoutant aux trois cités celui du sexisme épistémologique, mais qui mériterait une discussion trop logue pour notre propos.
[14] Il s’agit donc de soumettre la science à son contexte social, on peut faire ici un parallèle avec l’encastrement de l’économique dans le social (Karl Polanyi).
[15] Cf. J.P. Dupuy sur le même sujet
[16] Nous avons développé ces pistes par ailleurs dans Simplicité et Justice, déjà cité.