Le jeune homme riche

Le jeune homme riche

Le bien et le juste

Le Jeune homme riche[1] est une parabole difficile. Comment accepter que la seule voie de progression, si l’on s’efforce déjà de respecter les commandements, soit de « vendre tous ses biens » ? Ceci signifierait que seuls les clercs, ayant renoncé (en partie) à l’accumulation de biens individuels (mais non collectifs) aient droit à la sainteté ?

A la question du jeune homme « Que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? », Jésus répond en trois étapes : d’abord « seul Dieu est bon », puis « respecte les commandements », et enfin « si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possède, et donne-le aux pauvres ». Nous nous arrêtons généralement sur le danger des richesses, renforcé par la parabole du chameau qui n’arrive pas à passer par le trou d’une aiguille.

Mais si tout le monde est appelé à respecter les commandements, mais nous ne sommes pas tous appelés à devenir anachorètes. Ce que nous enseigne cette parabole, c’est que nous sommes là dans l’opposition classique entre les moyens (la règle) et la fin (le bien, le bon). Je respecte (la règle), je veux faire mieux, faire bien (et pour cela il faut vendre ses biens ?). C’est l’opposition entre la déontologie (respect de la règle) et la téléologie (le but de l’action). Et c’est que la règle de Moïse était devenue inadaptée, insuffisante, au temps de Jésus.

Un texte moderne nous permet d’élargir notre réflexion. Réfléchissant sur la justice comme équité, John Rawls[2] montre que le concept du juste est premier par rapport à celui du bien. Autrement dit, respectons la justice, et le bien nous sera donné par surcroît, alors que si l’on considère séparément la justice d’une part, la recherche du bien d’autre part (ce qui est le mieux pour moi, ou pour la société qui est un ensemble de moi), on risque d’engendre des inégalités que tous nos efforts dans le domaine de la justice ne pourront pas compenser. C’est d’ailleurs la situation dans notre société d’aujourd’hui. En effet la recherche du bien défini par chacun, c’est la recherche de biens matériels, ou de temps, ou de qualité de relation… mais si cette recherche n’est pas subordonnée à des règles de justice, elle crée des inégalités importantes.

Dans la lignée de Kant, Rawls pose comme élément premier la liberté, donc la justice, qui peut seul faire l’objet d’un choix collectif, après débat. Les règles de justice sont des règles communes à toute la société, la recherche du bien est une affaire personnelle. Celle de Rawls repose sur le principe d’équité : on ne peut éviter les inégalités, mais celles-ci ne sont acceptables que dans la mesure où elles bénéficient aux plus défavorisés.

Cher Jeune homme riche, ce que Jésus nous demande, ce n’est pas que tous nous vendions tous nos biens (à qui d’ailleurs ?), c’est d’approfondir les règles, et le respect des règles. D’ailleurs les évangiles sont parcourus de la notion de juste et de justice, plus encore que de celle de bien, ou de bon. Quand Matthieu[3] écrit « Les anges sépareront les mauvais d’avec les justes », il oppose mauvais et justes, pas bons. Les béatitudes[4] nous enseignent la justice : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice,… Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice ». Et saint Paul[5] conforte notre raisonnement en indiquant que « la grâce règnerait par la justice », c’est-à-dire par le respect de la Loi.

Le Jeune homme riche est triste, non parce qu’il ne veut pas vendre ses biens, mais parce qu’il n’a pas compris la réponse. Il ne s’agit pas de quitter le domaine de la règle pour entrer dans celui du bien, mais d’approfondir la règle[6], alors peut-être auras-tu envie de vendre certains de tes biens, ou de t’en servir pour les pauvres ? Le bien est une conséquence du juste.

C’est une question très actuelle, comment définir ce qui est juste dans notre société ? Question éthique fondamentale, dans des sociétés qui ont perdu leurs modèles utopiques. De nombreux économistes, philosophes, élaborent des réponses, partielles. Amartya Sen[7], un économiste indien, explore le possibilités de la justice comme égalité de réalisation concrète des potentialités de chacun. Ce qui nous renvoie à une autre parabole, celle des talents. A quelles conditions chacun peut-il au mieux valoriser ses talents ? Et est-ce une condition de justice sociale ? Et comment y répondre ?

Février 2001


[1] Matthieu 19, 16-22

[2] John Rawls, Théorie de la justice comme équité, éd. du Seuil, Points, 1999 (première édition 1971).

[3] Matthieu, 13, 49

[4] Matthieu, 5, 6 et 10

[5] Romains, 5, 21

[6]  La loi de Moïse, Deutéronome, 4, 1-2

[7] Amartya Sen, Repenser l’inégalité, Éditions du SEUIL, 2000

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