Jérôme Alexandre, Le christianisme est un anarchisme, Textuel, 2024.
Un beau livre qui éclaire d’une façon originale la proximité entre le christianisme et l’anarchisme. Contrairement à d’autres ouvrages sur ce thème, Jérôme Alexandre recherche les proximités de fond entre christianisme et anarchisme, sans vouloir les démontrer à partir d’extraits de textes évangéliques ou par une galerie de portraits de chrétiens se déclarant anarchistes.
Dans la conclusion, Jérôme Alexandre justifie le un de son titre. Il y a de multiples expressions de l’anarchisme (comme du christianisme), le christianisme est une façon d’exprimer l’anarchisme, il ne s’identifie pas à une unité qui n’existe pas.
Les auteurs cités sont nombreux, je retiens en particulier ceux qui font chacun l’objet d’un chapitre, Jean-Joseph Proudhon et Simone Weil (l’enracinement), et aussi Hannah Arendt (la parole vive), Søeren Kierkegaard (le temps), Jacques Derrida (la violence et l’État), Saint Augustin (la liberté), le pape François et Gustavo Gutierrez (théologie de la libération), Giorgio Agamben (les formes de vie), Foucaud Giuliani (la communion qui vient)…, parmi les 34 auteurs cités. Tous ces auteurs ont en commun l’attention à la personne et au collectif. Le choix délibéré de Proudhon comme référence à l’anarchisme est caractéristique, Proudhon a essayé de construire et de vivre, concrètement, l’utopie anarchiste.
L’anarchisme est-il réaliste ? Jérôme Alexandre répondre en deux points. Oui car il donne la priorité au réel sur l’idée, comme le christianisme. Oui encore car s’il a peu été mis en pratique, réalisé, il rejoint là le christianisme, nous sommes tous appelés à vivre en saints (Foucaut Giuliani), peu y arrivent, cela ne remet pas pour autant en cause le message de Jésus.
Dans la conclusion, une phrase résume la place centrale de la forme de vie aujourd’hui : « À l’heure où c’est la vie elle-même qui menace de s’écarter, sous les coups de la dévastation écologique et de la paupérisation des perdants du libéralisme, il faut chercher et réaliser à nouveau des formes de vie, destinées cette fois à la survie. » P 185.
Quelques questions.
Ce qui apparaît sans être cité, c’est la proximité entre anarchisme et personnalisme chrétien (Emmanuel Mounier), l’importance donnée à la liberté personnelle et à la communauté. Il est vrai que Jacques Ellul, compagnon au début d’Emmanuel Mounier, est plus proche de l’anarchisme chrétien que Mounier, ses élèves aussi comme José Bové.
Charles de Foucault est présenté comme le saint qui incarnerait l’idéal anarchiste, il a choisi la forme de vie la plus proche de celle de Jésus, et il est cité de la même manière dans Fratelli tutti du pape François. François d’Assise aurait pu l’accompagner, qui illustre la forme de vie dans l’ouvrage de Giorgio Agamben, il a lui aussi vécu sa foi dans la forme de sa vie, et il a remis en cause des principes comme la propriété privée, même s’il a échoué à maintenir cette position dans son ordre.
Commentant Fratelli tutti, Jérôme Alexandre écrit à propos des principes développés dans cette encyclique » Par bien des aspects, ces principes rejoignent ceux de la tradition anarchiste. » P 123. Pas sûr que le pape François se retrouve dans cette proposition !
Nous tentons une synthèse de cet ouvrage foisonnant, en simplifiant le message, mais chacun pourra revenir au texte original. Nous avons regroupé les thèmes en quatre pôles :
1 Le rapport au pouvoir
2 Une expérience spirituelle
3 Charité politique
4 La réalité et l’idée
1 Le rapport au pouvoir est le thème le plus évident. C’est un fondement de l’anarchisme, c’est la « révolution » apportée par Jésus (et avant lui par les prophètes). Non pas une opposition au pouvoir, mais une « indépendance » par rapport au pouvoir. Les premiers chrétiens étaient qualifiés a-thées (atheotès, littéralement : sans dieu) par les Romains car ils refusaient de reconnaitre les dieux. La conception de la communauté des hommes comme un corps (Saint Paul) s’oppose à la conception de la société structurée par l’État, pour les chrétiens, deux lois suffisant (les deux premiers commandements). Le royaume de Dieu, s’il n’est pas de ce monde, est dès à présent révélé (l’eschatologie), ce qui correspond à la pratique anarchiste d’attention aux signes des temps.
2 Une expérience spirituelle
L’anarchiste n’obéit qu’à lui-même, comme le chrétien n’obéit qu’à Dieu, les deux sont une expérience spirituelle. « Aime et ce que tu veux, fais-le » écrit Saint Augustin. La liberté est une valeur fondamentale des chrétiens comme des anarchistes, mais en lien étroit avec la solidarité pour les anarchistes, la dépendance à Dieu et aux autres pour les chrétiens.
3 Charité politique
La charité est une attitude personnelle envers des personnes, la justice un enjeu collectif et politique. Ces deux dimensions sont politiques comme le disent Pie XI et le pape François, la justice se joue aussi au niveau des personnes disent les anarchistes. Aider une personne à traverser une rivière ou aider un politique à construire un pont relèvent toutes deux de la charité politique (pape François).
4 La réalité et l’idée
La réalité des chrétiens c’est l’incarnation, donc le rapport au monde concret. La distinction entre propriété et possession illustre la priorité à la réalité (de l’usage) sur l’idée (de la propriété). La forme de vie est une façon de définir la sainteté à laquelle nous sommes tous appelés, comme l’anarchisme est d’abord une manière d’être avant d’être une « théorie » (qui n’existe pas).
Bravo pour cette fiche de lecture éclairant et tellement exigeante !
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