Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Gallimard, 2022
Introduction
Ce livre est un recueil d’articles parus sur une période de dix ans, de 2009 à 2019. Nous vous en proposons ce qui nous apparait comme des idées force.
En italiques nos commentaires.
L’auteur est né en 1948. Il a commencé par être marxiste, puis structuraliste, c’est la belle période des années 1970, puis a élargi son champ de recherche et il y a 20 ans, il a découvert le réchauffement climatique à l’occasion d’incendies de forêts en Australie en 2003. Il travaille depuis sur la conception de l’histoire au regard du réchauffement climatique, en y associant la dimension géologique, et il termine, cerise sur le gâteau, par un entretien passionnant avec le regretté Bruno Latour. Un parcours dans lequel certains lecteurs pourront reconnaître des similitudes.
L’auteur est passé de la remise en cause de l’histoire par les études post-coloniales à la remise en cause de l’histoire par le changement climatique. Dans les deux cas il s’agit de voir l’histoire d’un autre point de vue.
Son fil rouge c’est le temps et la conception de l’homme à la fois comme espèce et comme sujet historique. Le temps humain, les actions des hommes, modifient le temps du vivant (la biodiversité) et le temps planétaire (climat, montée des eaux, fonte des glaciers).
Le titre original, The climat of history in a planetary age est plus explicite que le titre francais. Planetary fait référence à la distinction entre planète et globe que l’auteur développe, climat de l’histoire signifie bien que c’est la conception de l’histoire qui est mise en question.
1 Les trois échelles de temps
11 Temps global et temps planétaire
L’auteur définit trois échelles de temps :
- Planétaire mesuré en milliards d’années. La planète a 4,5 Mds d’années.
- Vivant. La vie se mesure en millions d’années. Les premiers animaux (des éponges) sont apparus il y a 600 M d’années, les végétaux il y a 500 M d’années. L’atmosphère qui persiste depuis près de 400 M d’années est ce qui a permis le développement de la vie animale et végétale, « Nous en dépendons, mais elle n’a pas été faite pour nous. » (p. 356). Ceux qui ont alerté sur les risques du changement climatique sont les géologues qui connaissaient les effets du réchauffement qui a eu lieu il y a 55 M d’années, le maximum thermique du passage Paléocène Éocène PETM et qui a perturbé la vie sur Terre pendant 100 000 ans[1]. L’homme en tant qu’espèce relève du vivant.
- Global. Le globe (les humains en civilisations, le temps industriel, le temps du capitalisme) en milliers d’années ou moins, l’agriculture date de 12 000 ans, l’écriture de 5 300 ans. Ce temps se subdivise lui-même (selon la conception d’Hannah Arendt) en
- Temps politique (supérieur à une génération, quand cela se passe bien),
- Temps humain (une génération).
Le global commence à partir du XVème siècle (voir Les Temps Modernes de Romano Guardini), l’interférence entre temps global et temps planétaire commence au début du XXème siècle avec la fixation de l’azote, le procédé Haber-Bosch.
Selon Hannah Arendt, le temps politique qui dépasse une génération, c’est ce qui nous différencie des animaux (p. 38). On pourrait donc dire que ceux qui ne raisonnent qu’à court terme sont comme les animaux qui n’ont pas conscience du devenir des générations futures (ni du passé). Le long terme aujourd’hui, ce n’est plus le temps politique, c’est le temps planétaire, un changement d’échelle. Ceux qui ne raisonnent que sur le temps global sont comme des animaux.
12 Un temps inconcevable et invisible
Le temps géologique « a toujours été perçu comme en opposition au sens ou à l’échelle de la temporalité de l’histoire humaine » (p. 311).
Pour Saint Augustin c’est une espèce de temps que l’on ne peut plus exprimer par un nombre,
Pour Buffon c’est un temps qui ne se conforme pas à la puissance limitée de notre intelligence.
Darwin qualifie d’incompréhensible son immensité,
« Wittgenstein[4] observa un jour « Nous voyons des gens construire et détruire des maisons et cela nous incite à poser la question : ´Depuis quand cette maison existe-t-elle ?’ Mais comment en vient-on à poser la même question, à propos d’une montagne par exemple ? ».
L’auteur poursuit « Des siècles durant, nous ne nous sommes pas interrogés sur l’âge des montagnes parce que nous y voyions un élément du donné de la Terre pour les humains. Or c’est ce sentiment du donné qui est remis en cause. » (p. 326).
La notion de « temps humain nous permet d’oublier le temps profond en le convertissant inconsciemment en figure spatiale : le paysage apparemment durable. » (p. 344).
Nous transformons le temps en espace, nous figeons le temps profond dans les paysages, mais les paysages sont vivants, et peuvent même mourir comme cela est exprimé dans la notion de solastalgie (Glenn Albbrecht).
Difficile de se situer dans ce temps long et lent alors que notre temps humain ne fait que s’accélérer, en un siècle « la population humaine est passée de 1,5 à 7 milliards d’habitants, le PIB a été multiplié par quinze, la consommation d’énergie par 13 ou 14, l’utilisation de l’eau douce par neuf, et les zones irriguées par cinq » (p. 26).
Expliquer les phénomènes biologiques et climatiques à des personnes dans l’incapacité de concevoir ou d’imaginer le temps long est très compliqué, les raisonnements leurs paraissent abstraits, théoriques. Il faut un minimum de culture biologique, historique, ou mieux géologique, pour se représenter ces phénomènes. Que représente un courant marin qui met plusieurs centaines d’années à aller de l’Atlantique au Pacifique ? Et qui est pourtant fondamental. Quelle différence entre les gymnospermes apparus au carbonifère (510 millions d’années) et les angiospermes parus sans doute au Crétacé (150 millions d’années). Ces échelles de temps ont-elles un sens pour ceux qui n’ont pas plongé dans l’histoire de la Terre ?
Pour illustrer, donnons quelques exemples. Je respire de l’oxygène, apparu à la moitié de la vie de la Terre, et renouvelé chaque jour par le plancton et les forêts.
J’ai planté des prêles dans notre jardin, parce que j’aime leur sobriété esthétique, mais aussi par ce que cette plante du Mésozoïque, il y a 280 M d’années, bien avant les plantes à fleurs. C’est un témoin de nos origines, de l’histoire longue, que je vois tous les matins.
Quand je regarde un bâtiment construit en pierres calcaires, je vois les coquillages qui sont tombés au fond de la mer il y a 200 ou 50 millions d’années, puis ont été soulevés et forment des montagnes dans lesquelles l’homme les a extraits (pour les Alpes).
13 Nous déclenchons des phénomènes d’un autre ordre
Les actions humaines déclenchent des phénomènes naturels, dont climatiques, qu’elles ne maîtrisent pas. Ces phénomènes évoluent en grande partie indépendamment de l’action des hommes. Comme le dit Gayatri Chakravorty Spivak[2] « La planète relève par essence de l’altérité. Elle appartient à un autre système, et pourtant nous l’habitons. » (p. 136). Les hommes ont déjà changé le climat « pour les cent mille prochaines années, repoussant la prochaine période glaciaire de cinquante mille à cinq cent mille ans[3]. » (p. 252).
L’action de l’homme aura des conséquences dans l’ordre planétaire beaucoup plus longues que la seule histoire du capitalisme, qui est l’une des causes du réchauffement climatique.
La durée des effets des excès de carbone peut durer des centaines de milliers d’années, alors que les politiques raisonnent en années, voire en cycles électoraux. C’est donc cet écart entre cognition et action qui pose problème.
Pour l’auteur c’est la séparation des trois échelles de temps qui explique l’inaction des hommes par rapport au changement climatique. Ils n’habitent pas le temps du changement climatique, un temps planétaire, qui pourtant remet en cause désormais l’existence de l’humanité, le temps humain.
Les trois temps sont entrés en collision, mais nous ne savons pas encore penser leur articulation, nous continuons de n’avoir que le temps humain en référence, d’essayer de faire rentrer le temps planétaire dans le temps historique humain, par exemple par les énergies solaires ou éoliennes, la géo-ingénierie, alors qu’il nous faut respecter les divers ordres de temps.
Concernant la géo-ingénierie, « tout se passe comme si …certains de ces hommes de science s’efforçaient de faire entrer le planétaire dans le global » (p. 346), « …l’énergie solaire cherche à absorber le planétaire dans le global. » (p. 382).
14 Nous avons rendu visible le temps planétaire
C’est l’intensification du global qui nous a permis de prendre conscience du planétaire, mais le planétaire est antérieur au global. Nous avons découvert ce qui nous permet d’exister et qui nous précède. Cette prise de conscience date de 1962 (Rachel Carlson, Le printemps silencieux) à 1972 (Rapport du Club de Rome, Halte à la croissance).
Cette prise de conscience à partir de l’expérience terrestre est confortée par des comparaison dans l’univers su système solaire. Lovelock et Hansen ont commencé par étudier l’un l’atmosphère de Mars, l’autre l’atmosphère de Venus.
15 Le temps de l’action politique à l’épreuve du fini
Les Nations Unies ont pris conscience de la phase planétaire dans laquelle nous sommes entrés, mais l’ONU a créé le GIEC considérant, comme pour les autres sujets traités par l’ONU, que « le calendrier de travail sur les politiques globales [incluant le planétaire] est infini. » (p. 380). Or le climat impose un calendrier fini, il y a des échéances impératives. « Le climat posait un problème pour lequel n’existait en fait aucun modèle de gouvernance. » (p. 380). « La crise climatique a mis la planète en évidence, mais nous n’avons pas de forme de gouvernance planétaire. La géo-ingénierie et tout le reste se substituent à cette politique. »
Il n’y a pas d’organisation politique à la mesure de l’enjeu, et la technique prend la place du politique (voir Jacques Ellul).
2 Homme et espèce
L’auteur fait ensuite le lien entre le temps long et la conception de l’homme comme espèce. L’appréhension du changement climatique global reste abstraite. On ne fait jamais l’expérience d’un concept. Nous ne sommes pas capables de nous concevoir comme espèce. Comme le dit Althusser, s’inspirant de Spinoza, « le concept de chien n’aboie pas. » (p. 95) ou il faudrait des institutions qui représentent, donc rendent visibles, les espèces, une sorte de parlement mondial des vivants. Mais on en est loin. « Nous faisons l’expérience d’effets spécifiques de la crise mais pas du phénomène dans sa totalité. » (p. 96).
C’est bien tout le problème, le temps planétaire est abstrait pour beaucoup, le concept n’aboie pas.
21 Les origines de la séparation entre histoire humaine et histoire naturelle
Ces différents types de temps définissent trois catégories d’hommes selon l’auteur (p. 46), les hommes de l’intérieur, de l’histoire humaine, les hommes comme espèce, dans le temps profond, les hommes comme agents de transformation de la Terre, les hommes de l’Anthropocène.
L’explication de l’origine de la séparation entre histoire humaine et histoire planétaire fait référence à l’historien italien du XVIIe – XVIIIe siècle Giambattista Vico pour qui la seule chose qui soit vraie est ce que nous avons fait nous-mêmes, il n’y a donc d’histoire que d’histoire des hommes, la nature n’a pas d’histoire, c’est juste une toile de fond. Les actions de l’homme en tant qu’être biologique n’intéressent pas l’historien, seules comptent ses constructions sociales selon Benedetto Croce, un historien italien du XIXe siècle.
Mais cette séparation est récente, jusqu’au XVIIIe siècle histoire humaine et histoire naturelle étaient liées comme on le voit dans la bible, et jusqu’à la révolution industrielle. Braudel a commencé à faire évoluer cette conception en introduisant l’action de la nature, mais dans une conception immanente, des phénomènes qui se renouvellent de la même façon tous les ans avec les saisons. La réalité terrestre évolue beaucoup plus lentement que celle des hommes, on n’en perçoit pas les changements. Mais aujourd’hui l’homme est devenu un agent du changement climatique avec des points de rupture possibles.
Cette séparation est devenue encore plus forte avec l’apparition de la technosphère (comme Teilhard de Chardin identifiait une noosphère pour la connaissance) qui « a bourgeonné sur la biosphère » et l’a partiellement parasitée (p. 30). On n’est pas loin de la notion d’hybridation de Bruno Latour, avec lequel l’auteur dialogue à la fin de l’ouvrage. Cette technosphère pèse 50 kg par m2 de surface de la Terre (océans inclus, j’ai vérifié, donc trois fois plus si l’on ne prend que les terres émergées puisque les terres émergées ne représentent que 30% de la surface de la Terre, donc 150 kg/m2), soit 30 000 milliards de tonnes.
22 La crise climatique est-elle le fait de l’espèce humaine ou du capitalisme ?
L’Anthropocène définit une période géologique où l’homme est le facteur qui modifie le système Terre, contrairement aux autres périodes, dont la dernière est l’Holocène, où ce sont les phénomènes géologiques et cosmiques qui sont dominantes. L’origine de ce terme est du géologue Alexeï Pavlov en 1926, contemporain de la publication du livre de Vladimir Vernadsky sur la biosphère (p. 283). Bien plus tard, en 2000, le chimiste Paul Crutzen propose ce terme dans un congrès scientifique.
Ce mot ouvre une polémique sur la façon de désigner les responsables. Anthropocène ne fait pas référence au système économique qui a induit à cette situation, le sociologue Jason Moore propose capitalocène.
Les possibilités pour dater le début de l’Anthropocèse sont multiples :
La maîtrise du feu il y aurait 800 000 ans,
Le début de l’extinction de la mégafaune il y a 50 000 ans,
Le début de l’agriculture il y a 12 000 ans (favorisée par les conditions planétaires et les conséquences des phénomènes de Milankovitch : augmentation du CO2, réchauffement, stabilité du climat). C’est l’apparition de brûlis humains de grande ampleur qui ont refaçonné la végétation, modifié les pentes, l’hydrologie, les environnements pathogènes, la répartition des animaux sauvages,
Le passage du bois au charbon,
« Lewis et Maslin[5] proposent 1610, période de déclin du CO2 atmosphérique 7-10 ppm entre 1570 et 1620) coïncidant avec le déclin massif de la population des Amériques à la suite de l’arrivée des Européens » (p. 305).
L’anthropocène aurait pu aussi commencer autour de 1945, au début de la grande accélération de la population mondiale, du PIB, de l’utilisation de l’eau, des hydrocarbures, des moyens de transport….
1964 serait le pic de radioactivité lié à la détonation des bombes nucléaires.
Les premières causes nous orientent vers la responsabilité de l’espèce, les deux dernières vers celle de l’homme historique, du capitalisme qui s’est déployé sur les évolutions antérieures de l’espèce humaine.
Quel est le début de l’Anthropocène ? Les chercheurs en débattent mais l’accord se fait pour dire que nous y sommes déjà. En définitive il ne peut y avoir que des définitions multiples du début de l’Anthropocène : « L’Anthropocène ne peut avoir que des commencements pluriels et doit demeurer une catégorie géologique officieuse… » (p. 306).
23 L’Homme dominant ou partie du vivant ?
Pour certains l’humanité dispose de suffisamment de ressources désormais pour être en capacité de se considérer comme une seule espèce selon Edward Wilson, ils ont acquis en tant qu’espèce une force géologique qui leur permet de dominer les autres espèces. L’idée d’unité des travailleurs de Marx est assez proche. Pour d’autres la société se polarise entre riches et pauvres et « ne forme plus une simple espèce » (p. 85).
On voit donc apparaître deux conceptions de l’histoire. Comment concilier ces deux approches ? « Les conséquences [du réchauffement ] n’ont de sens que si nous pensons les humains comme une forme de vie et considérons l’histoire humaine comme une partie de l’histoire de la vie sur cette planète. » (p. 83). L’auteur privilégie donc la notion d’espèce, sans nier les conflits internes à l’humanité.
24 La double dimension des humains, hommes et animaux
Les hommes sont-ils spéciaux ? Non selon l’échelle de la planète. Mais ils ont pris une place prépondérante, les hommes représentent 1/3 du poids des vertébrés terrestres, les animaux domestiques 2/3, les animaux sauvages environ 3%.
Sont-ils si différents des animaux ? A contrario, « la figure du réfugié peut-elle rester seulement humaine ? Ne faut-il pas voir aussi des réfugiés parmi les animaux sauvages – léopards, singes et éléphants – qui surgissent comme des hôtes indésirables dans les villes d’Asie du Sud ? Et nous n’avons même pas commencé à réfléchir à notre relation avec la vie microbienne… » (p. 236).
L’homme a une double dimension nous dit Durkheim, il est à la fois homme et animal, comme dans le totémisme, voir Descola. Nous sommes aussi animistes quand nous échangeons avec les êtres non humains.
25 Cosmologique et humain, espèce et homme
« Comment réunir les deux versions de l’humain – ´ chaque être humain traité comme un esprit’ et ´la poussière d’étoiles ’ qu’est la même personne dans la terminologie de Vemula[6] – pour constituer une nouvelle espèce de pensée politique ? A moins d’apporter une réponse satisfaisante à cette question, être moderne restera une position difficile à occuper en des temps qui sont à la fois globaux et planétaires… » (p. 242). L’esprit se rattache à la notion d’homme, les poussières d’étoile à la notion de planète.
Les hommes sont désormais un peu plus que des hommes, car ils ont une action sur l’évolution de la Terre. Latour propose de les appeler des terrestres. Heidegger « compare et distingue deux modes de rapport à la terre : exiger de la terre, […] et laisser quelque chose à la merci de la terre. Il dit que quand le paysan sème une graine, il s’en remet à la graine, mais quand j’utilise des engrais artificiels, je travaille dur la terre. Comme si, en exigeant de la terre, je braquais un revolver sur la tempe pour le braquer. Heidegger est clairement partisan de s’en remettre à la terre. » (p. 375).
26 Questions
« Les humains sont-ils désormais une ‘espèce Dieu’ ?
Doivent-ils s’apparenter à d’autres êtres non humains ?
Les sociétés humaines devraient-elles viser à devenir une partie des systèmes naturels de la planète ?
La Terre va-t-elle devenir une planète ‘intelligente’ grâce à l’intégration de la technosphère et de la biosphère ?
Ces questions marquent comment la catégorie de planète entre dans la pensée humaniste. » (p. 181).
Peut-on aller vers un nous plus grand que l’humain mais différent de l’espèce ?
3 Limites, liberté et énergies fossiles
31 Le refus des limites
Le refus ou la négation des limites a bien été exprimé par John Locke[7]: « Cette appropriation d’une parcelle de terre, par le biais de sa mise en valeur, ne causait préjudice à aucun homme, puisqu’il en restait suffisamment, et d’aussi bonne qualité.[…] Le cas de la Terre et celui de l’eau, lorsqu’il y a assez de l’une et de l’autre, sont parfaitement identiques » (p. 357). « Kant proclamait d’un ton assuré que la toison des moutons était faite pour nous, humains. » (p. 358).
La pensée politique depuis le XVIIIe siècle est indifférente au nombre d’humains, considérant que le globe aurait toujours assez de ressources pour soutenir les projets humains. Or nous arrivons aux limites de cette conception. Voir les 9 frontières de la planète.
L’effacement des limites vient de ce que, depuis la révolution industrielle, la liberté repose sur la consommation d’énergie fossile, « Jusqu’ici la plupart de nos libertés ont été à forte intensité énergétique.» (p. 76), mais aussi et depuis plus longtemps sur l’élimination de la mégafaune.
Cette liberté n’est pas partagée. Elle se développe sur les ruines de la nature, mais elle peut aussi augmenter les injustices entre les hommes.
Cette réflexion est assez proche des travaux de Pierre Charbonnier sur la relation entre démocratie et croissance, démocratie et abondance, consommation d’énergie.
32 Les limites, la peur et la révérence
L’auteur fait un rapprochement très éclairant sur le rapport entre le refus des limites et la disparition de la peur. A contrario l’apparition de l’éco-anxiété pourrait être rapprochée de la nouvelle prise de conscience de nos limites.
« …dans mon enfance, j’avais toujours peur des animaux sauvages dans la ville : renards, serpents. Alors que je grandissais les renards sont partis, les drôles de grenouilles, tous sont partis, et l’enfant d’aujourd’hui ne craint plus les animaux sauvages. […] J’ai grandi dans un pays où la peur faisait encore largement partie de ma vie. Quelque chose de cette révérence doit être rétabli pour compléter notre sentiment très aristotélicien devant le monde de la biodiversité. » (p. 384).
L’auteur parle de révérence, les chrétiens parlent de respect, d’émerveillement.
« Au fil des vagues de modernisation des XIXeme et XXeme siècle […] les humains ont dépassé leur peur – et leur révérence – des autres formes de vie […] Nous avons progressivement oublié la culture de la révérence sur laquelle reposaient toutes les religions anciennes, indigènes et même paysannes. » (p. 358).
Devenir moderne, « a consisté au fond à surmonter la peur » des animaux sauvages, des événements climatiques… comme le disent Horkheimer et Adorno au début de leur Dialectique de la raison ´De tout temps, l’Aufklärung’ au sens le plus large de la pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains’. » (p. 358).
Ajoutons que l’homme s’est libéré de la peur et de la conscience des limites en même temps. Devenu souverain, il n’a plus de maître, et plus de Dieu bien sûr.
4 Conflits entre le global et le planétaire
41 Conflit entre développement du Tiers-Monde et limitation du changement climatique
Il faut reconnaître au Tiers Monde le droit de se développer. « Tous les nationalismes anti coloniaux ont été programmatiquement attachés à la modernisation » (p. 203). Ceci n’est pas pris en compte dans les positions critiques comme celle de Latour ?
Par exemple pour Nehru le problème fondamental était la production de céréales alimentaires, donc l’irrigation. Pour lui les glaciers et les rivières constituaient une réserve permanente.
L’objectif de diminuer les émissions de GES peut-il s’opposer à celui du développement des pays pauvres, par exemple que chaque famille puisse disposer d’un réfrigérateur ? Comment concilier le souhait de justice sociale, que chacun ait un climatiseur en Inde, et la lutte contre le réchauffement ? « A chaque augmentation de salaire des fonctionnaires les achats de climatiseurs augmentent » selon Barry et Davenport (p. 189). Et les substituts aux HFC nécessitent des climatiseurs mieux conçus et plus coûteux. Paradoxe « La technologie même qui peut aider à protéger les gens du changement climatique accélère aussi le rythme de celui-ci. » selon Greenstone (p. 192).
Le progrès technologique est dans le Tiers Monde pas seulement un désir, mimétique dirait René Girard, c’est « une expérience de masculinité bien au-delà des Lumières de ce que l’on appelle l’Occident. » (p. 195). Un poète indien a glorifié de manière masculine le désir de la Terre d’être ravagée :
La terre implore la poussée du soc
L’océan, le timon.
Emprisonnés dans le palais des Abysses,
Les métaux de l’homme se languissent.
Le fleuve tumultueux veut tomber enchaîné
Dans la servitude du pont.
Las, le temps manque, pour contempler
Paresseusement la beauté du monde. (p. 195)
Pour nous aussi « …en voulant faire en sorte qu’un plus grand nombre de personnes vivent en sécurité plus longtemps qu’avant, nous avons rendu la vie plus incertaine. » (p. 376).
On voit là une illustration de la pensée complexe : l’amélioration de la sécurité dégrade la sécurité. Le principe de dialogique.
42 Conflit entre planète et planétaire
Selon Bruno Latour, dans les années 1970-1980, la perception de la planète change, elle était toile de fond et ressource puis « La planète est perçue à la fois comme une ressource et le planétaire comme quelque chose de négatif et déroutant. » p. 373
Ici l’auteur distingue planète et planétaire, deux ensembles, les hommes et la planète, et deux échelles de temps, le temps historique des humains et le temps planétaire de la Terre.
« Le planétaire mérite comme le sentiment qu’un conflit oppose le global – essentiellement la modernisation – à la planète. » (p. 372). Cette formule très ramassée met en jeu trois acteurs, les hommes (le global), le planétaire et la planète (les ressources).
5 Perspectives
51 La prévision est impossible, nous dépendons de l’histoire de la planète
La première faille est entre la prévision et les points de rupture. On ne peut plus faire des analyses coût avantage qui supposent une certaine linéarité des phénomènes car on ne connaît pas la probabilité des points de rupture, de bascule (voir aussi Le cygne noir de Nassim Nicholas Taleb). Ce n’est pas le principe de précaution qu’il faut appliquer mais le maximin : « Choisir la politique qui a le meilleur résultat dans le pire des cas » (p. 115). Les calculs de probabilité sont du domaine du global, les risques de rupture sont du domaine planétaire. Deux échelles de temps différentes. Mais nos décisions s’inscrivent toujours dans le temps global, face à des risques planétaires.
Selon l’auteur, les politiques ne seront pas capables d’agir à temps pour éviter des catastrophes. Il nous faut donc, selon Mark Maslin « nous préparer au pire et nous adapter » (p. 81) à vivre sur une « planète de taudis. », d’une façon assez proche de la formule d’un monde de déchets du pape François.
52 Une histoire commune mais une histoire négative
Alors est ce que l’humanité n’a plus d’histoire ? Si mais le nouvel universel de l’histoire humaine ne peut naître que du sentiment partagé d’une catastrophe. C’est une histoire globale sans identité globale car elle ne peut subsumer les particuliers à la différence d’un universel hégélien. On peut parler d’histoire universelle négative (Adorno, Dialectique négative, 1966).
En Nous avons développé la liberté, mais sur une consommation toujours plus grande d’énergies fossiles et la destruction des autres êtres vivants (libres). Cette crise climatique est le produit à la fois de l’évolution de l’espèce et du capitalisme donc de l’homme, et elle agit sur le devenir de l’espèce. L’histoire ne disparaît pas mais la perspective étant la catastrophe, elle passe d’une configuration positive (histoire du progrès) à une configuration négative.
53 Un objectif commun ?
Peut-on définir un objectif commun au global et au planétaire ? Ce serait « de se voir et d’agir comme partie intégrante et responsable d’un système planétaire « (Langmuir et Broeker[8], p. 175), « devenir une partie d’un système naturel pour permettre la poursuite de l’évolution planétaire, voire y participer ». L’espoir et le désespoir nous tournent vers le présent, ce sont des sentiments humains, alors que la toile de fond, la planète, est par nature non humaine.
Le terme de soutenable, ou durable, date des années 1650 avec des textes sur l’agriculture et la sylviculture en Angleterre, Allemagne et France. Voir l’œuvre de Liebig, bien étudiée par Marx. (p. 163). Ajoutons François Quesnay et le tableau des physiocrates.
La soutenabilité est une notion anthropocentrée, on peut lui opposer la notion d’habitabilité qui concerne toutes les formes de vie, pas seulement la vie des hommes avec la question sans réponse, pourquoi le taux d’oxygène reste-t-il aussi stable depuis 2,5 milliards d’années ?
54 Deux questions
Ces réflexions sur la nature de l’homme ouvrent sur deux questions :
- « comment ré imaginer l’humain comme une forme de vie liée à d’autres formes de vie
- Et comment fonder alors notre politique sur ce savoir ? […]
Pouvons-nous … tenir compte de notre relation avec des formes non humaines de vie, voire avec le non vivant que nous pouvons dégrader (comme les rivières et les glaciers). » (p. 236).
Première position : c’est un problème unidimensionnel, la réduction des gaz à effet de serre, donc le développement des énergies renouvelables, une opportunité de nouvelle accumulation pour le capitalisme. Pour d’autres, cette réduction des GES passe par la décroissance, pour d’autres encore c’est la convergence vers « un état d’équilibre économique où tous les humains bénéficieraient plus ou moins du même niveau de vie. » (p. 251).
Deuxième position: c’est un problème systémique, démographie, insécurité alimentaire, eau, augmentation des inégalités, pertes d’habitat des animaux, émissions de GES. Un dépassement global.
Plus largement, « Aucune perspective anthropocentrique ne permet de raconter les histoires liées à l’évolution de cette planète, de son climat et de sa vie. Ces autres histoires sont nécessairement ancrées dans des récits du temps profond. » (p. 278).
Pour Ian Angus il y aurait un Anthropocène biophysique et un Anthropocène socio-économique (p. 292), un Anthropocène de la force (géologique) et un Anthropocène du pouvoir (socio-économique). Ce qui pourrait donner un peu d’espoir selon Zalasiewicz « Si l’humanité a désormais le pouvoir d’être une ´force géologique ´, il s’ensuit que ce pouvoir doit être utilisé avec prudence et modération […] cela, au moins, pourrait permettre à l’Anthropocène de symboliser l’espoir plutôt que le désespoir » (p. 295).
« Selon Grinspoon, la tâche éthique de l’humanité est d’être une force géologique consciente ». C’est un appel à un nouvel humanisme mais, nous dit l’auteur, « une fois encore, la solution aux problèmes à l’échelle de la Terre est recherchée dans les échelles de temps humaine de la politique et de l’histoire mondiale. » (p. 298).
Nous entendons donc deux types d’appels.
- « étendre la domination humaine de la planète et en faire une planète intelligente »
- « travailler en direction d’une planète qui n’appartienne plus à l’ordre à dominante humaine […] des cinq derniers siècles. » (p. 364-366).
Donc il nous faut choisir entre le global et la planète. Pour l’auteur, c’est clair, nous passons, nous devons passer, du global au planétaire. Selon Jane Bennet[9] « Les théories de la démocratie qui supposent un monde de sujets actifs et d’objets passifs commencent à apparaître comme des descriptions minces à une époque où les interactions entre corps humains, viraux, animaux et technologiques deviennent de plus en plus intenses. » (p. 194).
55 La place du politique
Arrive ensuite la question de la place du politique, déjà abordée par l’auteur sur la façon de dater le début de l’Anthropocène et sur la façon de considérer la place de l’homme. Latour pose la question du politique, qui avait tout son sens dans le global, que l’on soit pour ou contre le capitalisme, et qui est moins claire dans le planétaire, l’objet étant non ce que construisent les hommes, leur histoire, mais l’évolution de la planète, qui n’est pas un acteur politique. L’auteur répond que « le politique découle du planétaire car il existe déjà une construction conservatrice de droite de la politique planétaire. » (p. 378).
La temporalité n’est pas le seul critère qui différencie le global et le planétaire. Ce sont aussi deux espèces de connaissance, deux façons de se comporter envers le monde. On peut vouloir une forme idéale de société globale, plus juste, on ne peut pas imaginer de forme idéale pour la planète (p. 172). Pas de gazeux d’oxygène idéal, il faudrait choisir entre bactéries anaérobies, dominantes avant l’explosion cambrienne, et bactéries aérobies…
Effectivement, il semble plus simple de repérer une politique conservatrice de la planète, la considérer seulement comme une ressource à notre service, qu’une politique qui associe l’avenir de la biosphère et celui de la planète, mais c’est l’enjeu d’aujourd’hui. La dimension politique est possible, puisqu’elle existe du côté des partisans du global, reste à la définir pour le côté des partisans du planétaire.
56 La fin de l’histoire ?
« Nous ne sommes plus purement et simplement à l’âge du global que l’on pouvait considérer comme la fin logique et historique des empires européens modernes. » (p. 328).
Certains annonçaient la fin de l’histoire. Une théorie basée sur la pensée de Hegel et récemment remise dans l’actualité avec le choc des civilisations de Samuel Huntington, suite à la destruction du mur de Berlin. Ce n’est pas la fin de l’histoire, mais une autre période qui s’ouvre, et placer l’Anthropocène dans la suite de l’histoire des hommes (Féodalité, Lumières, Révolution industrielle, Effondrement du communisme…) lui donne tout son sens. L’Anthropocène appartient autant à l’histoire des hommes qu’à l’histoire de la Terre, l’enjeu est de nous accepter comme étant des acteurs de l’histoire de la Terre, et pas seulement du monde global.
[1] Bryan Lovell, Challenged by Carbon : The Oil Industry and Climate Change, New York, Cambridge University Press, 2010, p. 75.
[2] Gayatri Chakravorty Spivak, An Aesthetic Education in the Era of Globalization, Cambridge, MA, Harvard University Press, p. 338.
[3] Sources p. 106 David Archer The long thaw : How Humain are changing the next 100 000 yearling or Earth’s Climatérique, NJ, Princeton University Press, 2009, et Curt Stager, Deep. future, the 100 000 years of Life on earth, New York, St. Martin’s, 2011.
[4] Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, 1976, p. 46.
[5] Simon L. Lewis et Mark A. Meslin, Defining Anthropocene, Nature, n° 7542, 2015, p. 171.
[6] Vemula est un étudiant indien de caste inférieure, qui s’est suicidé en 2016 en signe de protestation contre les autorités universitaires qui le sanctionnaient pour son militantisme dalit , et qui a laissé une lettre d’adieu mettant en évidence cette double dimension de l’homme.
[7] Second Treatise of government, 1690.
[8] Langmuir et Broeker, How to Built a Habitable Planet : The Story of Earth from the Big Bang to Humankind, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2012.
[9] Jane Bennet, Vibrant Matter : A Politic Ecology of Things, Durham, NC, Duke University Press, 2010, p. 108.