Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, éd. du Seuil, 2015
Note de lecture
Ce que j’ai trouvé de plus intéressant dans cet ouvrage est la distinction entre frontières et limites (p 38), une notion que j’approchais jusqu’ici de façon intuitive sans pouvoir la formaliser. Sur la position à adopter face au risque d’effondrement, les réflexions aident à se représenter les enjeux et les pistes d’action.
Frontières et limites
Les limites sont définies par ce qui ne peut pas être dépassé, les stocks de ressources fossiles par exemple, les frontières par ce qui peut être dépassé comme la concentration de gaz à effet de serre, l’acidification des océans ou la stérilisation des sols (voir les neuf frontières de la planète). Beaucoup confondent les deux, et la distinction est très éclairante.
Ceci dit, notre système ne va pas seulement s’effondrer parce qu’il aura dépassé ses frontières, mais aussi parce qu’il n’a plus les moyens, ou ne les affecte plus, d’entretenir ses infrastructures (il aurait donc dépassé ses frontières financières). Les réseaux ferrés se dégradent en France, les réseaux routiers se dégradent aux USA (32 % des routes sont en mauvais état).
Revue de modèles
Spécialistes de l’effondrement, les auteurs passent en revue les différents modèles existants, en s’attardant un peu sur deux d’entre eux, Handy et celui du club de Rome.
Le modèle Handy montre que de fortes inégalités rendent difficiles évitable un effondrement de civilisation.
Le modèle du club de Rome montre que l’on ne peut pas éviter l’effondrement en ne jouant que sur un paramètre (technologies, ressources, population, pollution), mais qu’il est nécessaire d’agir simultanément sur l’ensemble des paramètres (et d’avoir commencé en 1980).
J’aurais aimé qu’ils développent plus deux autres modèles, cités en une ou deux lignes, celui de Holling, dont ils utilisent plusieurs concepts (résilience, connectivité, croissance), qui montre comment un système ne peut pas faire croître en même temps ces trois dimensions, et celui de David Holmgren, sont les quatre scénarios me semblent pertinents, mais qu’ils semblent trouver trop pessimiste ?
Des chiffres très éclairants :
L’épuisement des ressources
Au cours du XXe siècle la consommation d’en a été multipliée par 10, celle des matériaux de construction par 34, ceci renforce les alertes sur la disparition du sable des plages par exemple.
Des éléments intéressants sur l’EROIE (pp 52 à 54) :
Ils ont collecté des chiffres récents et détaillés, mais qui ne distinguent pas l’usage des sources d’énergie (électricité/chaleur). La notion de minimum pour notre mode de vie actuel : 12 à 13, est très intéressante, à rapprocher de l’EROIE de l’homme qui est de l’ordre de 0,25.
Une autre façon de dire que le minimum est de 12 est de constater qu’en-dessous de ce niveau le prix de l’énergie augmente de façon exponentielle. Le marché est ici en accord avec les calculs énergétiques. Il serait intéressant d’épuiser pourquoi les deux calculs convergent.
Une référence à développer
Les 14 éléments de basculement climatique susceptibles de passer leur point de rupture, ce sont des exemples concernés par les « neuf frontières », il sera intéressant de mettre en relation (je vais essayer) :
Permafrost de Sibérie (GES)
Courants océaniques atlantiques (température)
Forêt amazonienne (précipitations, capture de GES)
Calottes glaciaires (niveau des mers)
Cf T. M. Lenton Tipping elements in the Earth’s climatic système, Proceedings of the national académie of science, vol. 105, n° 6, 2008,
Des sujets à discuter
Il y a quelques affirmations qui mériteraient débat :
» l’énergie est au cœur de toute civilisation » (p. 41) :
Je considère plus comme Ivan Illich que c’est une erreur de mettre l’énergie au centre de notre réflexion. Ce concept n’est apparu qu’au XVIIIe siècle, avec la révolution industrielle, le cœur des civilisations ce sont les relations entre les hommes.
Une réduction graduelle, volontaire et maîtrisée des consommations matérielle et énergétique (la décroissance) n’est pas réaliste (p 181).
Oui si l’on ne fait pas confiance aux hommes. Et ceci est un peu contradictoire avec l’appel à plus de solidarité, de confiance entre les hommes, pour construire une capacité de résilience (p 219). Cet appel à la solidarité est-il séparable d’une réflexion sur les modes de vie ?
La transition énergétique a besoin de moyens financiers, donc de croissance, pour être déployée, on ne peut donc pas à la fois diminuer la consommation de ressources et financer la transition.
Sauf si on met le système financier au service de la transition, par une création monétaire dédiée (Gaël Giraud).
Des difficultés conceptuelles à penser l’avenir
Le risque et l’incertitude
Selon Knight et Keynes, les risques sont probabilisables, l’incertain ne l’est pas. Les risques sont par exemple un niveau de température, un niveau de la mer, un taux d’acidification, l’incertain c’est le seuil au-delà duquel ce risque, éventuellement associé a d’autres, peut provoquer un effondrement.
Comment penser l’avenir ?
Bergson montre qu’une œuvre d’art ne peut pas être imaginée avant d’avoir été réalisée, sinon elle aurait été faite avant. De même nous dit Jean-Pierre Dupuy, la catastrophe ne peut pas être imaginée avant de se réaliser, et pourtant nous avons besoin de nous la représenter pour la prévenir, pour l’éviter. Imaginer un avenir que nous ne voulons pas ? Ou imaginer un avenir que nous voulons (voir plus bas) ?
De plus, si un responsable annonce qu’une catastrophe est possible, il peut causer une panique des marchés ou des populations telle qu’il peut provoquer ladite catastrophe.
Les exemples des civilisations passées ne sont pas utilisables tels quels, il s’agissait d’effondrements locaux, nous sommes face à un risque mondial.
Comment nommer ce que nous allons vivre ?
Métamorphose, pour Edgar Morin
Mutation pour Albert jacquard
Transition pour Rob Hopkins
Conversion pour le pape François
Alors, que faire ?
La solidarité locale
Le plus urgent est de reconstruire un tissu local vivant et efficace, capable de résister aux événements, de générer des solidarités. C’est certain, mais n’est-ce pas un peu court ? Rien sur les modes de vie, ni sur le fonctionnement démocratique. On reste dans le domaine de la transition, pas de la conversion, pourtant abordée in fine page 254 sous le terme de « transition intérieure » nécessaire.
Créer un imaginaire
Ce qui est tout à fait vrai et important c’est qu’il faut construire un imaginaire du monde d’après, que nous ne pouvons pourtant pas imaginer. Les arts sont importants pour nous représenter un monde plus heureux et moins consommateur, pour donner envie. Difficile sans reproduire simplement les modes de vie d’antan. Mais tout à fait nécessaire. Ne serait-ce pas la tâche la plus urgente, en même temps que de changer notre propre mode de vie ?
Agir ensemble
Un seul mouvement est cité comme se plaçant dans la perspective d’un effondrement, qui se place dans une perspective de transition et de décroissance : Initiatives de transition (Rob Hopkins). C’est là aussi un peu court, le reste étant qualifié d’impact (coopératives, AMAP, agriculture locale…). Le « comité invisible » est rejeté comme insurrectionnel, ce qu’il n’est pas de fait.
D’autres mouvements existent, soit de nature politique, soit de nature religieuse. La Décroissance, Chrétiens unis pour la terre, les agrariens aux États-Unis…
Cet ouvrage est enfin nourri d’une longue bibliographie d’articles anglo-saxons sur la dégradation de l’environnement et les recherches sur l’effondrement et les systèmes complexes, qui pourront être utilisés avec profit.
Les Etats sont bien trop puissants pour s’effondrer. Il n’y aura plus de chute de l’Empire, car l’économie mondiale est désormais intégrée, pas la politique, malheureusement.
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