Propos sur le temps

Pourquoi parler du temps? Parce que notre conception du temps change, comme ou avec la société qui change. Dans tous les domaines.

Dans la famille, où se percutent le temps des petits enfants, des ados, des parents qui travaillent et des grands parents dont on s’occupe, sans les systèmes familiaux de régulation antérieurs. Où les temps de rencontres sont absorbés par les écrans de toute sorte qui boivent le temps libre comme des buvards.

Dans le travail, où la frontière entre temps de travail et congés s’estompe avec les connexions permanentes, où la durée du travail fait l’objet de débats aussi bien pour la durée hebdomadaire (les 39 h) que la durée de vie, avec le départ à la retraite qui s’éloigne, inexorablement, à chaque réforme. Dans la finance où les transactions se font par des automates à la micro seconde, à toute heure du jour ou de la nuit en suivant la course du soleil autour de la planète.

Dans la vie collective, le débat sur les rythmes scolaires est d’actualité, au niveau politique les échéances électorales imposent leur logique de temps aux décideurs, et c’est notre Président qui disait encore récemment lors de l’annonce du nouveau gouvernement, il faut aller plus vite. Peut-on, doit-on, toujours et encore accélérer ?

La transformation de notre façon de vivre le temps transforme aussi notre espace, et c’est d’autant plus important dans un pays comme Champtoceaux. Le temps de transport, le temps des vendanges, le temps des anciens… structurent aussi le paysage.

Etre maîtres du temps, c’est un vieux rêve des hommes. Faire la paix avec le temps et le prendre comme il vient, c’est une attitude de sagesse. Les deux attitudes sont-elles compatibles aujourd’hui ? encore plus ? contradictoires ? encore plus ?

Ce que nous proposons ce soir c’est de réfléchir ensemble à ces différents aspects, non pas de façon théorique, mais à partir de notre propre expérience, que rien ne peut remplacer. Et de repartir en étant plus conscients de ce que nous vivons et des conséquences de la façon dont nous vivons (on dit mieux habiter notre vie), enrichis d’une meilleure compréhension aussi de la façon dont les autres vivent ce temps qui est une sorte de patrimoine commun et partagé.

  1. Suis-je libre dans l’organisation du temps de ma journée ? Ou dans quelle mesure suis-je libre ?

Le temps vécu est découpé de façon impérative, par rendez-vous, heures d’enseignements, tâches de soins, rythme des machines… est-ce que je prépare ce séquençage, mais aussi une fois ce découpage installé, suis-je libre à l’intérieur de chaque séquence, libre dans ma tête ?

Une fois ma journée programmée, je me concentre sur ce que je fais, pas ce que je vais faire.

Je suis libre si je suis maître de mes choix. Donc si je prends le temps de préparer mes choix, en début de journée ou la veille, pas si je suis soumis aux évènements. Je le serai en partie, certes, mais je peux aussi prévoir que ma journée aura des temps non prévus, pour accueillir l’imprévu. La liberté de choix, c’est le principe de justice retenu par Amartya Sen.

2.       Quand je signe mon contrat de travail, qu’est-ce que je vends ou je loue : mon temps, mes compétences, mes capacités ? Quelle valeur a alors mon temps ?

Les concepteurs et les travaux intellectuels sont difficilement mesurables en termes de temps. C’est l’histoire de l’empereur de Chine qui voulait un dessin de papillon. Il le demande au plus célèbre artiste du pays. Celui-ci lui demande un palais, 20 serviteurs et 10 ans. Il accepte et revient 10 ans après. J’ai besoin encore de 5 ans. Il accepte et reviens 5 ans après. Où est mon dessin ? L’artiste prend une feuille, un pinceau, et fait le dessin. Il était parfait.

On peut évaluer la valeur de notre temps de travail au coût de reproduction de la force de travail (nourriture, logement…) ou au prix auquel est vendu le produit de notre travail. A quoi je m’identifie le plus, à ce dont j’ai besoin, ou à ce que je produis ?

Les contrats à la pièce évaluent le temps au produit.

3.       Est-ce que je vis des temps vides, qui n’ont pas de sens pour moi ?

Précepte sioux : l’éducation d’un enfant est terminée quand il est capable de rester sans rien faire.

Un temps vide d’action ? Exercice proposé de la méditation des 5 sens : rester immobile, écouter, sentir, toucher, goûter si possible, voir, mon environnement.

Un temps vide de relation ? Puis-je me préparer à entrer en relation avec l’Autre. Plus tard, mais de façon positive et accueillante.

4.       Est-ce que je vis des temps qui me semblent inutiles (je « perds mon temps ») ? Lesquels ?

Passer du temps avec des personnes qui ne me comprennent pas, de longs repas de famille, attendre une correspondance de trains en retard, une salle d’attente… apprendre à faire la différence entre ce que je fais et ce que je suis, mon comportement et ma vie intérieure. Ces moments font partie de ma trajectoire.

C’est dans les moments où des personnes sont immobilisées, pour des raisons de santé le plus souvent, qu’elles prennent des décisions importantes. Par exemple Ignace de Loyola après le siège de Pampelune où il a été blessé à la jambe, abandonne la carrière des armes pour sa recherche spirituelle.

La notion d’utilité, d’utilitarisme est née dans la philosophie anglaise au XVIIe siècle, en même temps que la révolution industrielle. Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873). « Par principe d’utilité, on entend le principe selon lequel toute action, quelle qu’elle soit, doit être approuvée ou désavouée en fonction de sa tendance à augmenter ou à réduire le bonheur des parties affectées par l’action. […] On désigne par utilité la tendance de quelque chose à engendrer bien-être, avantages, joie, biens ou bonheur. » (Bentham)

Des temps inutiles, ou des temps stupides ? Quand je suis devant la télévision et que je regarde des informations que je connais déjà. Quand j’ai l’esprit vide, et donc disponible pour ce que Patrick Le Lay (TF1) appelait un moment de cerveau disponible pour la publicité.

5.       Est-ce que j’essaie de « gagner du temps » ? Comment ? Pour quoi faire ?

Je peux gagner du temps en utilisant des machines (électro-ménager, bricolage, aller à la machine à café au lieu d’avoir une cafetière dans mon bureau, voiture qui va plus vite ou avion), ou en supprimant des tâches que j’estime inutiles (repasser mes chemises, dire bonjour aux collègues en arrivant le matin, faire mon lit pour les enfants), en achetant des services (garde d’enfants, loisirs pour les enfants, ménage, cuisine).

Tout ceci a des conséquences, environnementales pour les machines, relationnelles pour les tâches, mais aussi cognitives : moins j’en fais, plus je perds de mes capacités à faire.

Et je fais quoi de ce temps gagné ? Je travaille pour payer ce que j’ai acheté ? Je profite de plus de temps de loisir, de repos ?

6.       Quand je voyage, le temps du déplacement est-il vécu comme un temps du voyage, de rencontre, ou un transport, le plus rapide possible, d’un lieu à un autre ?

Voyager ou se déplacer ? Pour Montaigne c’est le voyage qui est important, pas le point d’arrivée.

Le temps du voyage c’est un temps entre deux autres temps. Un intervalle ; que fais je des intervalles dans ma vie ?

La vitesse de nos moyens de transport est en partie illusoire. Citons l’exemple célèbre de Jean-Pierre Dupuy, élaboré avec Ivan Illich : selon ce calcul et dans les années 1960, la vitesse moyenne d’une voiture était inférieure à celle du vélo si l’on ajoute au temps de déplacement l’amortissement du temps de travail correspondant au temps de rémunération nécessaire à en financer l’achat. C’est le concept de « vitesse généralisée », toujours en débat. Aujourd’hui, selon Frédéric Héran, la vitesse généralisée de la bicyclette resterait supérieure à celle de la voiture en milieu urbain, mais serait inférieure d’un quart en rase campagne.

Êtes-vous d’accord avec la proposition de limiter la vitesse à 80 km sur les routes, 100 km h sur les autoroutes ?

7.       Quel temps je prends pour préparer mes repas, est-ce que je prends du temps pour préparer les repas ? Pourquoi ?

Préparer un repas : un plaisir ?

Slow Food rassemble des millions d’individus passionnés et dédiés à l’alimentation
bonne, propre et juste : chefs, jeunes, activistes, exploitants, pêcheurs, experts et
universitaires en plus de 150 pays. Le réseau compte 100 000 membres Slow Food
rattachés à 1 500 antennes locales du monde entier (appelées Conviviums) qui contribuent
au mouvement grâce aux adhésions, mais aussi aux événements et campagnes qu’elles
organisent sans oublier les 2 000 communautés de la nourriture Terra Madre
qui produisent, à petite échelle et de manière durable, des aliments de qualité. L’Association en France regroupe aujourd’hui presque 1 000 adhérents divisés en 32 conviviums dont un à Pornic.

Le temps que je vis est-il le même que celui de mes proches ? L’ordre des choses à faire, le temps à consacrer à la cuisine, à une lecture, à des discussions avec des amis, nous vivons souvent des différences qui s’inscrivent dans notre temps vécu. A accepter, à vivre.

8.       Peut-on limiter la durée de préparation d’un projet, faire qu’elle soit plus courte pour répondre aux impératifs du marché ou des politiques ? Quelles conséquences ?

La domination de l’instantané, de l’immédiateté, nie le projet, donc la politique.

Dans un projet il y a trois dimensions, coût, qualité, délais. On ne peut pas fixer les trois, l’une des dimensions doit rester flexible, sinon le projet est raté. Pensez selon votre réalité à un projet informatique, un projet d’aménagement… fixez donc le coût et la qualité et laissez de la liberté au temps.

9.       Me faut-il du temps pour établir une relation de confiance ? Dans quelles conditions celle-ci peut-elle durer ?

La confiance nécessite du temps. La disparition de la confiance est dangereuse car si on ne peut plus croire en rien, et c’est la porte ouverte au nihilisme, au totalitarisme.

Dans l’AMAP la confiance est une hypothèse de départ, qui se vérifie dans le temps.

L’amour ne prend son sens que dans la durée, nous dit Kierkegaard.

Pourtant il y a des circonstances où je fais confiance immédiatement, quand j’ai besoin d’un secours, d’une aide. Cette confiance peut être confirmée, ou non…

10.   Pour moi, ai-je le sentiment que le temps accélère ? Dans quels domaines, depuis quand ?

Le manque de pensée du temps empêche de voir que nous sommes dans un espace fractal nous dit Paul Virilio: « lorsque la compression temporelle a lieu, la fragmentation de la société qui en est issue fini par créer une société fractale », ce que renforce la globalisation spatiale et temporelle du monde.

« La philosophie politique d’aujourd’hui n’a pas pensé la question de la vitesse et de la vitesse articulée à l’espace. »

Je n’ai plus le temps de voir mes voisins, mon espace est limité, fracturé.

Deux vitesses du temps : le temps quand je lis un livre papier est un temps réflexif, lent. Le temps quand je lis un écran est rapide, fugace, j’accumule. Si le temps écran augmente par rapport au temps de lecture papier, je prends moins de temps pour chaque sujet, il y a accélération des processus.

La vitesse d’évolution de notre système est incompatible avec un système d’information qui puisse nous permettre de voir où nous allons et d’utiliser les indications sur l’évolution de notre environnement. Il est nécessaire de disposer d’indicateurs, par ex. le PIB, la t° moyenne, le niveau des océans, le chômage, mais c’est loin d’être suffisant. Les indicateurs sont souvent élaborés avec retard par rapport à l’émergence des phénomènes mesurés, il y a ensuite un temps de latence souvent important pour prendre une décision, et un temps important pour que l’application de la décision ait un effet sur les causes. Si le système est en accélération permanente (c’est le cas d’une économie dont le PIB augmente chaque année), il est incapable de prendre en compte les indicateurs d’alerte. Incapable : ce n’est même pas – ou pas seulement – une mauvaise volonté des dirigeants.

Temps et durée

C’est l’entropie qui fait passer les phénomènes physiques du temps à la durée. Le temps n’a pas de sens, la durée à un début et une fin. La vie à une durée, le temps est une mesure qui ne prend son sens que par rapport à la durée.

Il n’y a pas que l’accélération, il y aussi la convergence. La simultanéité des crises que nous connaissons, économique, financière, politique, sociale, environnementale, de ressources, est inédite dans l’histoire. Cette accumulation donne un sentiment qu’il n’y a plus d’espace, plus de temps, parce que les temps se percutent l’un l’autre. Pour redonner une marge de liberté, il nous faut dépasser cette sorte de nœud gordien du temps, par des initiatives qui associent concrètement ces différents aspects dans des actions concrètes, qui prennent le temps de se réaliser et transforment le temps de la crise en un temps d’émergence.

11.   Est-ce que je connais des personnes plus lentes, quelle place leur fait-on dans la société ? Quelle place avaient-elles il y a 50 ans ?

Les élèves plus lents, le tiers temps dans les examens, positif ou négatif ? Sont-ils une exception, ou un révélateur de notre fonctionnement ?

Les salariés plus lents, difficile à trouver du travail s’ils sont licenciés. Ils ont pourtant des valeurs. Leurs tâches ont disparu, remplacées par des machines. Les sociétés modernes excluent durablement 10 % de leur population, pour des raisons de capacité de rythme autant que de compétences (les deux sont souvent liées).

Les aînés sont-ils des oasis de décélération, alors isolés dans le désert de la vitesse, ou des vecteurs de transformation globale du rapport au temps ? L’accélération est-elle inévitable, doit-elle être refusée ?

Intervention à l’Arbre bleu, 3 octobre 2014, La Varenne 49

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