Les débats sur croissance et décroissance sont polarisés sur le secteur de la production et des ressources. Et si le problème résidait dans la dépense qui est, selon Georges Bataille, la caractéristique des sociétés ?
Pour Georges Bataille[1] l’objectif de l’économie n’est pas l’accumulation de richesses, mais la destruction du surplus de richesses qui peut mettre en difficulté une société. Dans cet article publié en 1933 dans la revue Critique et repris dans l’ouvrage La part maudite en 1949, Georges Bataille introduit des thèmes aujourd’hui très actuels sur la croissance économique. Inspiré par la lecture de l’article de Marcel Mauss Essai sur le don[2], il en tire une vision du monde dominée par la nécessité de détruire l’excédent, un monde où la dépense est première, la production contingente.
L’utilisation de l’excédent est maudit, car il génère, historiquement, soit l’extension soit le luxe. L’extension, c’est la conquête de nouveaux territoires géographiques (conquêtes islamiques, coloniales) ou économiques. Le luxe est ressenti par ceux qui n’en bénéficient pas – la majorité – comme une injustice.
Économie séparée et économie générale, manque et excédent.
L’analyse économique classique se limite le plus souvent à celle des échanges monétaires, parfois élargie aux échanges non marchands, mais rarement étendue à l’ensemble de la biosphère. L’économie séparée est le domaine de la rareté, de la nécessité, de la croissance, l’économie générale est au contraire le domaine de l’excédent. Que l’on pense à la circulation automobile, aux récoltes perdues lorsqu’elles sont excédentaires, aux réserves monétaires des Pays du Golfe ou de la Chine pendant la crise financière de 2008, à la puissance des tempêtes, l’excédent est général et souvent catastrophique.
Pourtant, au niveau individuel c’est bien le manque qui domine : « L’existence particulière risque toujours de manquer de ressources et de succomber. A cela s’oppose l’existence générale dont les ressources sont en excès et pour laquelle la mort est un non sens. » (p 65). La misère subsiste toujours d’un point de vue particulier, l’excédent subsiste au niveau général. Il y a des manques au niveau particulier, un excédent au niveau général. Toute la question est de savoir comment est géré, réparti, détruit, cet excédent.
Bataille explique cette contradiction par l’origine de l’énergie qui est celle, en dernière instance, du soleil, qui donne toujours sans jamais recevoir. Il y a donc, au niveau général, toujours excédent. Il précède les analyses de Nicholas Georgescu-Roegen[3] sur la bio économie.
Bataille ne traite pas de la question de savoir si l’excédent général peut servir à compenser les manques particulier, ce n’est pas la question comme on le verra ci-après… il y aurait là tout un champ à explorer ! Il constate seulement que « si effroyable qu’elle soit, la misère humaine n’a jamais eu une emprise suffisante sur les sociétés pour que le souci de la conservation … l’emporte sur celui de la dépense improductive. Le pouvoir étant exercé par les classes qui dépensent, la misère a été exclue de toute activité sociale. » (p 27).

– les sociétés de consumation qui brûlent l’excédent, les Aztèques avec leurs monuments qui sont une manière de stériliser l’excédent, les sociétés primitives de Sibérie ou d’Amérique du Sud avec le principe du potlach. Le potlach, décrit par une forme primitive de l’échange, est interprété par Bataille comme un système de destruction des excédents. C’est un système qui permet à celui qui donne de montrer sa puissance (donc sa richesse excédentaire) en amenant des cadeaux prestigieux[1], ou en détruisant des ressources (destruction de villages, de canoës, abattage d’animaux, mise à mot d’esclaves…), et qui oblige symboliquement celui qui reçoit de rendre (le contre-don) à un niveau supérieur (donc avec usure).
– Les sociétés d’entreprise, que nous pourrions aussi nommer sociétés d’explosion en regard à la référence thermodynamique sous-jacente de Bataille et aux conséquences de ce type de société. Sociétés d’entreprise militaire comme l’Islam qui utilise ses ressources pour les conquêtes, société d’entreprise industrielle pour l’Occident qui les utilise pour l’accumulation de biens.
La guerre est une modalité bien connue de destruction des excédents de production (les deux guerres mondiales en particulier).
C’est la dépense[2] qui donne le sens de l’organisation sociale, non son mode de production, raisonnement paradoxal pour un marxiste, même critique.
Dépense et entropie
La notion économique et anthropologique de dépense de l’excédent de Bataille est à rapprocher de l’entropie appliquée à l’économie de Georgescu-Roegen. Le principe de l’entropie est que toute énergie ne peut être utilisée qu’avec une perte, que tout système tend à développer du désordre, de l’entropie, qui nécessite une dépense d’énergie pour le maintenir en l’état. Cette dissipation d’énergie est facile à comprendre : quand vous roulez en voiture, vous brûlez de l’essence, les gaz qui sortent du pot d’échappement contiennent de l’énergie (du CO2) mais impossible à récupérer, donc de l’énergie perdue. Le 1er principe de la thermodynamique est respecté (l’énergie est conservée) mais inutilisable. C’est le second principe de la thermodynamique.
De même nous dit Bataille, une société ne peut exister sans dépenser l’excédent d’énergie reçue. C’est une tentative d’éviter que cette énergie excédentaire, non contrôlée, n’élargisse l’entropie, le désordre, à l’ensemble de la société.
Bâtir des pyramides mobilise et organise le temps qui autrement serait libre, et donc non contrôlé. Et si les personnes libres se posaient des questions sur l’organisation de la société ?
Persuader les consommateurs qu’ils doivent changer de vêtements ou de téléphone portable tous les ans les « oblige » à travailler à plein temps, faire des heures supplémentaires… mais qui sait ce qui pourrait germer dans leur tête s’ils avaient du temps disponible ?
La dépense improductive est en fait un moyen de contrôler le temps de la population, et un signe de différenciation sociale. Le luxe est une forme privilégiée de dépenses improductives, mais cette forme est à la fois souhaitée et refusée par les classes populaires. Souhaitée car il représenterait une amélioration, une augmentation de leur niveau de vie, refusée car le luxe ne joue sa fonction que s’il montre des inégalités, donc de l’injustice. Le luxe c’était sous l’ancien régime dépenser soit de façon ostentatoire et aussi un peu pour les autres (banquets par exemple), deux modalités qui n’ont pas été reprises par les bourgeoisies après les révolutions. Quand la bourgeoisie a pris la place de la noblesse dans les structures du pouvoir, elle a refusé de dépenser pour les autres, elle ne dépense que pour elle (p 32). La dépense improductive existe toujours mais cachée, « l’étalage de richesses se fait maintenant derrière les murs[3], conformément à des conventions chargées d’ennui et déprimantes. »
La dépense peut être aussi un moyen, une voie, de solidarité et de construction d’une identité commune, quand il s’agit de construire ou de se divertir[4]. Peut-il y avoir une société sans dépense improductive ? Sans doute pas, la question est ce que l’on en fait.
La croissance contre la liberté de l’homme
« Rien n’est plus différent de l’homme asservi aux œuvres de croissance que l’homme relativement libre des sociétés stables » (p 69). Cette affirmation est à moduler, l’homme est-il libre dans une société stable ? La stabilité peut s’accompagner de rigidité, comme la croissance s’accompagne de pression. A contrario, la croissance est effectivement un asservissement, au sens premier du terme : on ne peut accélérer en voiture qu’en appuyant de façon continue sur la pédale. Jusqu’à ce que le moteur explose.
La croissance est donc une autre façon de contrôler la population, et les deux se rejoignent : dépense improductive ou croissance improductive, c’est sensiblement la même chose. L’enjeu aujourd’hui qui est de diminuer la consommation des ressources naturelles, donc la croissance de la production de biens, touche les deux parties de la consommation : la dépense improductive et une partie de la consommation productive ou considérée comme telle : alimentation, logement par exemple.
La place des dépenses improductives aujourd’hui
Distinguons tout d’abord les dépenses improductives et la contre productivité. Les dépenses improductives neutralisent un excédent. Les dépenses contre productives produisent un résultat inférieur à l’état précédent. C’est la diminution de l’efficience[5].
Que ce soit dans la santé, l’éducation, les services, les transports, Ivan Illich[6] a bien montré que la productivité devenait négative à partir d’un certain seuil.
Aujourd’hui les dépenses contre productives semblent avoir pris une place première dans les sociétés d’entreprise industrielle. Que ce soient les systèmes administratifs de plus en plus complexes et coûteux, le système de la mode qui conduit à renouveler de façon accélérée les biens, l’obsolescence accélérée des produits audio-visuels, ménagers, automobiles, le plus grand nombre des émissions de télévision, la perte de 40 % de la nourriture produite. Tout cela peut être considéré en grande partie comme des dépenses improductives. Les emplois dans le système administratif sont par partie productifs quand ils concernent les fonctions régaliennes ou l’organisation des services publics, mais aussi pour partie improductifs quand ils sont voués à gérer la complexité du système législatif et réglementaire (ou à le complexifier encore), à contrôler les faits et gestes d’une partie de plus en plus importante de la population, à soutenir la carrière des hommes politiques qui auparavant la géraient eux-mêmes (l’inflation des emplois de cabinet dans les collectivités locales). Les emplois industriels générés par l’obsolescence des produits sont contre productifs du point de vue des ressources naturelles (et des compétences, voir Hannah Arendt).
Les services aux personnes et les services publics sont une forme de neutralisation de la richesse produite et sont en même temps nécessaires à sa production. Neutralisation car les lignes aériennes pour passer un week-end aux tropiques ou les gadgets électroniques sont des formes de consumation au sens propre du terme. Nécessaires car sans services publics efficace (transport, sécurité, éducation, santé), le système de production ne marche pas bien.
La diminution de l’efficience est une manière détournée et cachée de dépense improductive puisque nous dépensons plus pour produire moins.
[1] On trouve aussi dans l’Evangile une justification de la dépense : dans l’onction de Béthanie (Jean, 12, 1-8, où Marie verse sur les cheveux de Jésus un parfum de très grand prix (300 deniers). Les disciples contestent ce geste, « on aurait pu aider les pauvres avec une telle somme ». Ce à quoi Jésus répond que les pauvres seront toujours avec eux, mais pas lui.
[2] Et de relance de la productivité (voir Baumol).
[3] Ce que décrit aussi Julien Gracq dans La forme d’une ville, avec la bourgeoisie se nichant à Pornic derrière les murs de ses villas tandis que les anciennes fortunes paradaient sur le front de mer à La Baule.
[4] Le caractère premier de la dépense sur la production peut être aussi illustré par la parabole de l’enfant prodigue. On s’éloigne là certes de la culture de Georges Bataille, mais n’est-il pas impressionnant de voir que ce n’est que lorsque la dépense est allée à son terme, qu’il n’a plus rien à manger que l’enfant prodigue revient chez son père, que celui-ci l’accueille à bras ouverts, en lui pardonnant, mais peut-être en le remerciant d’avoir tout dépensé ? Comme l’écrit Bataille (p 22) « La sollicitude à demi malveillante de son père porte sur le logement, les vêtements, la nourriture, à la rigueur sur quelques distractions anodines. Mais il n’a pas le droit de parler de ce qui lui donne la fièvre : il est obligé de laisser croire qu’aucune horreur n’entre pour lui en considération » (comme le fils aîné de la parabole).
Une troisième voie maudite
Pourquoi donc la société croit-elle toujours à la croissance, même de moins en moins productive ? Parce que c’est une troisième voie pour dépenser l’excédent.
Faire ouvertement la guerre entre pairs pour détruire notre excès de capital est devenu inconcevable. Les crises financières sont une façon de détruire du capital financier en excédent quand les valeurs des actions chutent, mais c’est moins directement sensible qu’un conflit armé, et personne ne fait de déclaration de guerre. Nous continuons par ailleurs à détruire mais dans des pays lointains, ce qui permet d’ouvrir de nouveaux marchés.
Le luxe ostentatoire est mal vu des électeurs, il faut prendre en compte cet aspect de la démocratie. C’est pourquoi les riches se cachent, vivent entre eux, alors que les riches d’avant la révolution industrielles se montraient et étalaient leur richesse. Pourtant les écarts de revenus sont plus grands aujourd’hui qu’il y a 2 ou 3 siècles.
Reste donc la contre productivité, qui permet de justifier l’asservissement au travail sans production équivalente.
La croissance est maudite. Ce n’est pas qu’une question de ressources limitées car l’énergie solaire est largement supérieure à nos besoins, au moins pour quelques millénaires. Ce n’est pas qu’une question de limite de nos capacités à exploiter cette source, limite réelle néanmoins. Ce n’est pas non plus qu’une question d’éthique personnelle, d’impasse de l’hubris. C’est que la croissance est aujourd’hui une modalité détournée et cachée de la dépense, et que son caractère clandestin nous asservit à notre insu. Retrouvons une dépense assumée de façon collective et recouvrons notre liberté. Le débat public sur la gestion de nos ressources est nécessaire mais il n’est pas du tout attractif s’il s’agit de décider comment diminuer notre consommation. Il peut le devenir s’il s’agit de décider collectivement comment utiliser notre excédent, comment retirer notre force de travail utilisée de manière contre productive dans la production pour l’utiliser dans des œuvres collectives. Nous avons dépassé les limites de l’usage de nos ressources renouvelables[1], mais il y a un excédent, inclus dans cet usage actuel de nos ressources.
L’apport de la notion de dépense permettrait de reposer la question de la prise de conscience de nos limites, prise de conscience refusée par le plus grand nombre[1] tant qu’il ne s’agit que de parler de décroissance. Rebâtissons des pyramides ! Mais pas des pyramides qui détruisent notre environnement, comme Notre Dame des Landes, le projet de ligne Lyon Turin, le site d’enfouissement de Bure, plutôt des pyramides qui l’améliorent?
2 avril 2012, complété le 5 août 2015
[1] Thème de plus en plus repris dans ces débats. Voir par exemple Renée Lertzman, Comment peut-on être indifférent ? L’écologiste, n° 33, Hiver 2010
[1] Voir le rapport du wwf sur l’empreinte écologique
[5] Joseph Tainter, The collapse of complex societies, Cambridge university press, 1988
[6] Ivan Illich, Energie et équité, éd. du Seuil, 1975