Note de lecture : Paul Virilio, L’administration de la peur, éd. Textuel, Paris, 2010
Paul Virilio, urbaniste et philosophe, revient sur son enfance nantaise et les origines de sa pensée sur la vitesse. Cette compression du temps, il l’a vécu en 1940 à Nantes : « le matin nous sommes informés que les Allemands sont à Orléans; à midi nous entendons le bruit des camions, ce sont eux qui défilent ». Ce fut aussi son expérience de la peur : « une fois le chef de la Kommandantur assassiné, à Nantes, les représailles deviennent violentes […] La peur devient peur physique, peur de l’imminence de la mort ».
La vitesse et la peur, le pouvoir et la peur, ces thèmes nous conduisent vers le risque de régime totalitaire, rejoignant, par d’autres chemins, les théories d’écologistes tels que David Holmgren. Cette montée du totalitarisme Virilio la présente de trois façons.
La conjonction du sécuritaire et du sanitaire d’abord, illustrée par les menaces épidémiques telles que le virus H1N1, qui engendre la terreur, introduit une bio politique dans laquelle la peur devient un environnement, et où « la traçabilité supplée à toute identité véritable ».
La disparition de la confiance ensuite, car la confiance nécessite du temps. On ne peut plus croire en rien, et c’est la porte ouverte au nihilisme, au totalitarisme.
Enfin la domination de l’instantané, de l’immédiateté, qui nie le projet, donc la politique.
Mais pourquoi en sommes-nous là ? Parce que, nous dit Virilio, la rencontre intellectuelle entre Bergson, le penseur du temps, et Einstein, le théoricien de la relativité généralisée, n’a débouché sur rien. Une rencontre ratée. Bergson a compris la relativité du temps vécu, mais pas du point de vue physique. « La philosophie politique d’aujourd’hui n’a pas pensé la question de la vitesse et de la vitesse articulée à l’espace. »
Ce manque de pensée empêche de voir que nous sommes dans un espace fractal : « lorsque la compression temporelle a lieu, la fragmentation de la société qui en est issue fini par créer une société fractale », ce que renforce la globalisation spatiale et temporelle du monde.
Emportés par la vitesse, nous ne voyons plus que devant nous (et encore pas très loin !). Pour regarder les côtés, faire des liens, dans une société complexe, il faut aller plus lentement ou avoir d’autres instruments. Les animaux ont des yeux qui permettent de regarder sur les côtés pour prévenir d’où vient le danger. Et nous ?
Alors que faire ? Paul Virilio dit bien qu’il est « un théoricien critique, pas un homme du recours ». Il n’a donc pas de solution pratique à proposer, mais des opinions théoriques. C’est d’ailleurs peut-être le plus utile aujourd’hui. Sa proposition phare ? Construire une philosophie politique de la vitesse, qui prenne le relais de la philosophie politique de la richesse fondée par les physiocrates et qui demeure encore aujourd’hui la matrice de notre pensée politique, mais complètement décalée de la réalité.
Ce petit ouvrage est rempli de fulgurances, et séduisant par beaucoup d’aspects, Il est aussi parfois paradoxal, la critique virulente de notre réalité d’aujourd’hui étant considérée par Virilio, si nous avons bien suivi, comme inévitable. En résumé, le progrès n’est pas un progrès mais il va continuer. Le virtuel est dangereux mais il nous apprendre à vivre avec. La réalité augmentée est une réalité diminuée mais l’important c’est de le savoir. L’hubris (la démesure chez les Grecs) nous envahit, mais que faire ? Une position à l’encontre de celle d’Illich par exemple. Comprendre pour vivre avec, ou transformer pour éviter les dangers de cette orientation ? Continuer à rouler à 200 à l’heure en attendant qu’un nouveau messie publie une économie politique de l’espace-temps (la vitesse), ou rouler à 50 à l’heure pour retrouver notre corps (l’identité, pas la traçabilité) et préserver notre monde ? A chacun de choisir ! Mais dans tous les cas, tout faire pour éviter la montée du totalitarisme.