Article (résumé) paru dans la revue du Carif-Oref des Pays de la Loire
Alors que l’évolution de la croissance est incertaine, que le chômage augmente, comment préparer les « emplois de demain », quelles formations proposer aux jeunes et aux adultes chercheurs d’emploi ? L’opinion dominante est que la croissance du PIB est nécessaire au maintien voire au développement de l’emploi. Mais le PIB est aujourd’hui officiellement remis en cause[1], et sa relation à l’emploi dépend autant de l’équilibre entre les dimensions quantitative et qualitative de l’activité que de la seule augmentation du produit brut. Améliorer la qualité des services ou des produits et la durabilité des processus de production peut se traduire par une augmentation du volume et de la qualification des emplois sans augmentation du PIB[2].
Ceci suppose une gestion maîtrisée et collective des mutations sociales rendues nécessaires par la mutation des marchés, privilégiant l’usage (durable) à la valeur monétaire, qui engage à son tour une mutation des métiers et des emplois. Les lignes qui suivent sont un développement de ces hypothèses.
Quatre mutations des marchés
La mutation des marchés pourrait être fortement orientée dans les années qui viennent par le développement de l’économie de proximité (limiter les transports), l’économie de fonctionnalité[3] (vente un service plutôt qu’un produit), l’augmentation de la qualité au sens de la durée de vie des produits (ce qui limite les émissions de gaz à effet de serre) et enfin l’écologie industrielle[4] ou économie circulaire (utilisation maximale de la matière première, les déchets d’une entreprise servant de matière première à une entreprise voisine, etc.).
Examinons l’application de ces orientations dans quelques secteurs. En agriculture le développement du maraîchage et de l’élevage à proximité des villes[5], la diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires, l’augmentation de la part des produits d’agriculture biologique, tendent à augmenter la part de travail humain pour un même chiffre d’affaires (et une réduction des intrants, donc des coûts externes[6]).
En restauration familiale ou collective, passer de l’utilisation de plats préparés à la cuisine à partir de produits frais, c’est substituer de la main d’œuvre à l’achat de produits. C’est un transfert de main d’œuvre industrielle et de coûts d’amortissement machine (agroalimentaire) vers une main d’œuvre artisanale (restauration) ou familiale.
Dans l’ameublement, donner la priorité à des meubles à longue durée de vie au lieu de meubles préfabriqués à durée de vie courte, c’est privilégier la production de type artisanal donc la main d’œuvre.
Dans l’industrie automobile Michelin loue les pneus aux camionneurs au lieu de les vendre. La société a développé un service de maintenance et le suivi de ses produits, ce qui a eu pour effet d’augmenter de façon significative leur durée de vie, donc d’économiser de la matière et de l’énergie. Les principaux constructeurs étudient le développement de la location au lieu de la vente. Cela se développe aussi dans l’habillement industriel, comme cela a été fait il depuis une vingtaine d’années pour la bureautique (photocopieurs).
Nous avons oublié que les objets pouvaient être réparés, réutilisés. Une pratique encore très usité par nos grands-parents, et très pratiquée aujourd’hui sur les produits technologiques par les Africains par exemple, qui ne jettent pas mais réparent les téléphones portables[7]. Une façon de donner plus de valeur au travail vivant, à l’homme, qu’au travail mort, à l’objet.
Toutes ces mutations entraîneraient, entraîneront ?, des changements dans l’affectation des budgets des ménages. Une part peut-être plus importante de l’alimentation (qui est passée de 31% des dépenses familiales en 1960 à moins de 15 % aujourd’hui[8]), une part plus importante pour les services et moins pour les machines ? Ceci peut générer aussi des économies plus globales sur la santé, la sécurité sociale, les transports, les ressources naturelles….
Nous ne traitons pas spécifiquement des énergies vertes, de l’isolation ou des transports en commun, comme on le fait généralement (voir la lettre du conseil d’analyse stratégique de janvier 2010) . Il ne s’agit pas seulement de « nouvelles activités », mais de changer de mode de vie.
La mutation des formations métiers
Passer de la production à la réparation (qui inclue l’éco-conception et le recyclage) suppose des compétences plus diversifiées et transversales, plus d’autonomie (mécanique, plasturgie, mobilier, automobile, BTP).
Passer d’une production de biens et parfois de services[9] à forte intensité énergie et matière première / faible intensité humaine à une production à faible intensité en énergie et matière première / forte intensité humaine, nécessite de renforcer largement les compétences en ressources humaines pour gérer les équipes de travail qui seront plus nombreuses dans les champs (maraîchage), les cuisines, les ateliers. Gérer des hommes est plus complexe que gérer des machines[10].
Passer de la vente à la location suppose des compétences commerciales différentes (vendre un service et non un produit), en entretien et maintenance (faire durer les produits plutôt que de les remplacer). Les secteurs concernés seront en priorité la mécanique, la plasturgie, l’ameublement, l’automobile et le bâtiment.
Passer de l’exploitation partielle de la matière avec production de déchets à l’exploitation totale de la matière sans déchets suppose une maîtrise approfondie des phénomènes physiques et chimiques des process matière (écologie industrielle) : agroalimentaire, industrie des métaux…
Passer des transports lointains aux livraisons de proximité nécessite de développer les compétences relationnelles.
En résumé, les compétences à développer sont les ressources humaines pour l’encadrement d’équipes de production, la vente de services, l’entretien maintenance, les process physico-chimiques des flux matières, les compétences relationnelles de façon générale, l’autonomie.
Une augmentation du niveau de qualifications
Ces mutations pourraient aller de pair avec un développement de l’emploi dans la production (agricole, alimentaire, bâtiment, mobilier…), dans les services par l’entretien maintenance, et la modification de la fonction des commerciaux chargés de vendre des produits nouveaux vers la vente de services d’entretien. En revanche la réduction d’emplois de fabrication de véhicules ou d’objets jetables nécessiterait (le futur est ici pour la forme, nous y sommes déjà) de gérer les reconversions…
La réparation/maintenance exige des compétences plus complexes que la production. Un poste de fabrication dans l’automobile par exemple mobilise souvent des compétences de niveau CAP/BEP, le métier de réparation un BTS. Dans le bâtiment la rénovation exige un niveau de compétence également élevé, par exemple pour le diagnostic et l’isolation thermique. Jusqu’aux ingénieurs sont les écoles multiplient actuellement les formations mixtes technique/management pour les préparer à gérer toute cette complexité[11]. Si l’on généralise ce modèle y aurait donc une élévation du niveau global de qualifications.
Le défi serait de nature analogue à celui que nous avons connu à la fin de la seconde guerre mondiale, quand il a fallu reconstruire et que l’on manquait de compétences.
Arnaud du Crest
[1] Rapport de la Commission Stiglitz Sen remis le 14 septembre 2009 au Président de la République
[2] Voir les analyses de Jean Gadrey
[3] Dominique Bourg et Nicolas Buclet, L’économie de fonctionnalité, revue Futuribles, novembre 2005.
[4] Erkman S., Vers une écologie industrielle. Comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyperindustrielle, Paris, Editions Charles Léopold Mayer, 2004
[5] Voir le succès des AMAP, Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne. Aux Etats-Unis, dans les Maryland, les cantines scolaires ont obligation de s’approvisionner dans un rayon de 100 km pour les produits qui sont disponibles dans ce périmètre.
[6] Ces coûts « externes » comprenant eux-mêmes une part de travail humain et une part d’immobilisations et ce que l’on nomme les externalités négatives (pollution, énergie utilisée pour produire les engrais…).
[7] Les réparateurs de portables prospèrent à Bamako, Ouest-France, 13 janvier 2010
[8] On raisonne là en part, le volume global a augmenté de 1,4 % par an durant cette période, traduisant l’augmentation du pouvoir d’achat. Source Insee, 50 ans de consommation en France, 2009. Une priorité sur la qualité aurait pour effet d’augmenter le prix unitaire, donc la dépense, mais come cela pèsera plus sur les bas revenus que sur les hauts revenus, ce ne serait recevable que dans un mouvement de réduction des inégalités.
[9] On peut citer ici aux dépenses d’énergie des centres serveurs informatiques par exemple ou à la livraison des produits achetés sur internet.
[10] C’est même l’origine des machines à commande numérique, voir Benjamin Coriat
[11] Accord en janvier 2010 entre l’Ecole des Mines de Nantes, Centrale Nantes et Audencia (l’école de commerce de Nantes).