Les guerres du climat

Note de lecture

Harald Welzer, Les guerres du climat, Gallimard, 2009

Arnaud du Crest

Harald Welzer est un psychosociologue allemand, qui est donc à même d’explorer la question qui reste posée, après avoir examiné les causes, l’état et les conséquences des changements climatiques : pourquoi ne croyons-nous pas à ce que nous savons ? Il le fait en gardant en permanence à l’esprit la dernière catastrophe planétaire, le nazisme.

Pourquoi nous n’y croyons pas ?

Le temps

Pas de conséquences visibles dans un espace temps générationnel

Les causes du changement climatique proviennent des actions de nos grands parents et arrière-grands-parents, les conséquences de nos propres actions seront visibles par nos petits enfants. Difficile de faire une relation compréhensible de cause à effet dans ces conditions. D’autant que les preuves disparaissent.

La réalité passée disparait

La première raison que donne Welzer c’est que les hommes s’adaptent aux conditions qui changent. Pourtant la biodiversité a diminué. (p 26). Le cadre référentiel a changé entre les générations, c’est que l’on appelle le phénomène du shifting baselines.  Les landes ne sont pas un état naturel, ce sont les produits du déboisement.  En Californie une enquête a montré que les groupes de jeunes pouvaient citer deux espèces de poissons ayant disparu, les anciens onze espèces qui pour les jeunes n’existent pas, n’ont pas existé. Ce déplacement du cadre référentiel nous permet d’accepter la situation actuelle et la justifier comme normale.

Deux autres exemples que j’ajoute :

–          j’avais demandé à l’Insee une série longue de statistiques sur le taux de chômage à partir de 1969. Le taux lors des premières années est de l’ordre de 1,5 %. Mes correspondantes m’appellent : « nous nous sommes trompées, on trouve 1,5 %. Nous refaisons la recherche ». Mais non, elles ne s’étaient pas trompées, mais elles ne pouvaient pas se représenter ce taux comme réel, il était en dehors de leur cadre de référence (elles étaient nées après les années 1960) mais à l’intérieur du mien.

–          nous servons à table des tomates du jardin, savoureuses. Les jeunes convives ne savaient pas que cela pouvait exister, ils croyaient que c’était une espèce particulière. Non, c’est seulement une culture naturelle, non forcée.

L’espace

Se comparer à l’autre qui ne change pas

Une autre raison est que si ce que l’on observe entre en contradiction avec son propre comportement, on essaie de réduire la dissonance en se comparant non au problème lui-même, mais aux autres hommes qui ne changent pas leur comportement. Et tout va bien.

Un espace de non droit

Les critères moraux ne s’appliquent pas aux Etats, donc pas de jugement de l’action collective, et l’action individuelle est impuissante à changer les choses, donc l’individu est exonéré de responsabilité. Je ne suis pas responsable de ce qui se passe au Darfour, et mon pays ne peut pas être jugé pour ce qu’il fait ou ne fait pas en la matière (p 265). Il y a donc une sorte d’espace de non droit qui permet tout.

Le pire est de penser que je suis responsable à hauteur de mes actes quotidiens, comme changer les ampoules ou trier les déchets. Ce n’est pas inutile certes, mais « l’idée selon laquelle les changements sociaux commencent dans les petites choses

–          devient une idéologie lorsqu’elle exempte d’obligations les acteurs corporatifs et politiques,

–          et devient irresponsable lorsqu’elle prétend qu’on peut s’attaquer au problème [uniquement par] par des changements de comportements » (p 267),

Le problème semble ainsi ramené dans le domaine où chacun peut contrôler, ce qui est dramatiquement faux.

La réduction des dissonances

Puisque c’est impossible je n’y crois pas.

C’est à partir de ce principe que les Etats-Unis ont mené une guerre absurde et perdue au Vietnam par exemple. Il était impensable que les Etats-Unis soient battus par un petit pays, pauvre de surcroît[1]. Un autre mécanisme psychologique intervient ensuite, l’erreur de confirmation  bien mis en évidence par Nassim Nicholas Taleb[2].

Sur ce même principe les économistes expliquent que la croissance « doit » repartir, que la productivité « doit » de nouveau augmenter, occultent la question de la dette, annoncent qu’un pays « ne peut pas » faire faillite etc. Ceux qui vont un peu plus loin dans l’analyse (Daniel Cohen, Patrick Artus) identifient bien les dangers mais ne vont pas au bout du raisonnement, qui conduirait à considérer un modèle de non croissance du PIB. Il faut aller vers les philosophes (Dominique Meda, Patrick Viveret) et quelques économistes un peu isolés (Jean Gadrey) pour avoir une vue complète du problème et de ses conséquences.

Se construire un cadre de référence cohérent

On peut aussi considérer qu’il s’agit d’un problème trivial, peu important et se construire dans un cadre de référence protecteur excluant toute contradiction, comme le firent les nazis pendant la guerre, et après la guerre « presque aucun nazi n’a éprouvé de grave sentiment de culpabilité[3] » (p 28).

Un manque de cadre référentiel

Les catastrophes écologiques à venir peuvent prendre des dimensions inimaginables, nous n’avons donc pas « de cadre référentiel dans lequel elles pourraient être rangées ». Nous n’avons ni plans ni directives pour les maîtriser. « Et la réaction psychologique à ce qui menace mais échappe à tout contrôle est normalement le refus : on réduit la dissonance provoquée par une  menace incontrôlable en ignorant le danger ou en le minimisant » (p 217). Pire encore, plus le risque est indiscutable […] plus il est nécessaire de le réduire par le refoulement ou le refus » (p 220). Ainsi les gens manifestent d’autant moins d’inquiétude qu’ils vivent près d’une centrale nucléaire, y compris Tchernobyl.

Pourquoi certains y croient ?

Welzer ne traite pas de cette question, mais pourtant un certain nombre de gens se mobilisent et modifient leur comportement. Pourquoi ?

Une enquête aux Etats-Unis montre que ce sont les personnes les plus sensibles aux questions de justice qui sont dans ce cas. On verra ci-après que ceci rejoint les analyses de Welzer, la justice est au centre de la question climatique.

Complémentairement, on peut constater que l’aspiration à une vie plus simple  rejoint ce même mouvement, c’est la tendance au retrait par
rapport au système dominant[1].

Pour une nouvelle pensée politique

Penser à l’extérieur

La pensée politique doit se situer à l’extérieur du système actuel.

Abandonnons l’idée selon laquelle la technique va nous sauver ; mais non ! « Le problème du réchauffement est né de l’emploi irréfléchi de la technique, et donc toute tentative pour le supprimer par un « meilleur » emploi de la technique fait partie du problème et non de la solution » (p 274).

Penser à l’intérieur des systèmes actuels c’est penser qu’un train lancé vers un précipice changerait de direction si l’on courait en sens inverse à l’intérieur du convoi. (p 280).

La justice comme priorité

La base de la pensée politique devrait être la « critique de toute limitation de la survie d’autrui » (p 262), et non des eschatologies sociales qui se sont révélées être des désastres. C’est donc la justice comme projet plus qu’un monde idéal comme horizon.

L’argument de rattrapage des pays sous-développés a été analysé précédemment.

L’argument de tolérance (de liberté) a été critiqué par Herbert Marcuse qui a forgé le concept de tolérance répressive : dans une société inégalitaire, la tolérance favorise les plus riches et confine les moins riches dans leur situation. C’est aussi l’image plus triviale de la liberté du renard… dans le poulailler.

La justice consisterait à donner à tous les habitants de la Terre les moyens de vivre aujourd’hui. Ceux qui mettent en avant la justice comme argument pour justifier le mode de vie occidental actuel auquel devraient pouvoir accéder demain les autres habitants de la planète ont « une conception anachronique de la modernisation » (p 127). C’est tout le problème de l’asynchronie du développement des sociétés et surtout de la modernisation économique qui « sabotent la nécessaire prise de conscience des problèmes et le développement de stratégies pour le résoudre » (p 125).

La justice dans un espace synchrone consisterait à permettre à tous les pays de rattraper notre niveau de vie. C’est faire une complète abstraction du temps. Mais comment concevoir, formuler l’injustice asynchrone – entre générations, ou entre pays – comme sujet politique ? C’est la question de fond.

Pour que cette justice puisse être effectivement opérationnelle, il faudrait une instance inter étatique qui juge des manquements à la justice. Comme cela a été fait en 1945 pour juger des crimes contre l’humanité après la seconde guerre mondiale.

Le parallèle entre la situation de 1939-45 et celle d’aujourd’hui se retrouve donc à plusieurs niveaux :

–          économique, c’est dans les deux cas la fin d’un cycle de productivité[1],

–          psychosociologique, par le refus de croire ce que nous savons,

–          institutionnel, par la nécessité de créer une structure de contrôle supra  étatique.

Les critères d’une « bonne société »

Ce sont ceux d’une société qui donne envie d’aller vers elle. Un projet de réduction, de restriction… n’aurait aucune chance d’aboutir. Il ne s’agit de vivre avec moins, mais mieux. Il nous faut favoriser, mettre en avant :

–          notre potentiel de développement et donc éviter les décisions irréversibles (environnementales, sociales)

–          la participation de chacun aux décisions

–          l’engagement de chacun dans une stratégie délibérée de modernisation réflexive de la société capable de se raconter à elle-même son histoire.

En nous inspirant librement des analyses de Tainter[2], on peut compléter ces trois critères de critères plus économiques de simplification de la société et de réduction de la division du travail (au niveau international, national, personnel).

La guerre et le climat

Et si ce projet de bonne société n’avance  pas, que se passera-t-il, que se passe-t-il actuellement ? C’est la généralisation des guerres.

L’exemple du Darfour est emblématique des origines climatiques d’une guerre. « La population du Darfour est constituée de paysans sédentaires (africains) d’un côté, et de l’autre de nomades éleveurs de bétail (arabes). Des conflits existent entre eux depuis environ soixante-dix ans » (p 100). Le manque de pluie a poussé les éleveurs vers le sud, alors que les agriculteurs, lors de la sécheresse de 1984, interdirent aux éleveurs l’accès à leurs champs pour protéger leurs maigres récoltes. La guerre éclate[3].

L’accroissement rapide de la population a accentué la lutte pour les ressources naturelles,

La faiblesse de l’Etat n’a pas permis de réguler le conflit. Au contraire, les différentes factions en conflit vivent désormais de l’activité guerrière et n’ont aucun intérêt à ce que la guerre cesse : « on fait des affaires avec les armes, les matières premières, les otages, les produits fournis par l’aide internationale… » (p 103), contrairement aux conflits classiques où l’Etat a intérêt à cesser le conflit qui l’appauvrit. Ici le conflit enrichit ceux qui l’alimentent. Ce phénomène du marché de la violence a été mis en évidence par Georg Elwert. La contrebande de diamants au Zaïre, le trafic de qat en Somalie, la contrebande d’émeraude en Colombie… sont les ressources des seigneurs de la guerre. « Le fait que la violence vise moins un adversaire que la population est un des traits les plus importants des guerres permanentes. Car les déplacements de réfugiés […] représentent d’importantes ressources pour l’économie de la violence (p 149). « Le marché de la violence représente une forme radicale de libre économie de marché » (p 151).

On voit ici les principales caractéristiques de cette guerre :

–          changement climatique

–          Etat faible

–          surpopulation par rapport aux ressources disponibles

–          intérêt des groupes privés impliqués dans la guerre qui devient donc permanente.

Nous ne reprenons pas ici les analyses de Welzer sur la généralisation possible des conflits. Il donne une liste de 44 conflits depuis 1978, et identifie trois causes de conflits à venir : l’approvisionnement en matières premières, l’approvisionnement en eau, la fonte des glaces arctiques et antarctiques. Le développement du caractère  « privé » du financement de ces conflits est ce qui m’a le plus marqué, et inquiété


[1] Voir notre analyse dans le texte sur L’oeconomie

[2] Voir Améliorer le rendement

[3] Cet exemple rappelle l’épisode biblique de Caïn et Abel, c’est encore la lutte des éleveurs et des agriculteurs, sauf qu’ici ce sont les éleveurs qui agressent les agriculteurs.


[1] Voir nos analyses à partir de Tainter


[1] Comme le dit Henry Kissinger, les politiciens « n’apprennent rien de plus, dans l’exercice de leurs fonctions, par rapport à leurs convictions antérieures. Elles sont leur capital intellectuel, acquis avant leur prise de fonctions et dépensé pendant qu’ils les exercent » (cité p 77). Ajoutons un exemple français : Marine Aubry déclarant prendre conscience de l’importance du chômage après sa première expérience comme Ministre du Travail, pas pendant où elle s’est consacré à la mise en place des 35 h.

[2] Nassim Nicholas Taleb, Le cygne noir, Les Belles Lettres, Paris, 2008

[3] Contrairement aux soldats des guerres d’Algérie, d’Afghanistan, de Tchétchénie… où le débat public pose les contradictions. La moitié des soldats américains revenant d’Afghanistan souffrent de troubles mentaux.

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