Le progrès et Notre-Dame-des-Landes

Les deux versants du progrès

Entre croissance et décroissance

Le dialogue entre partisans de la croissance et promoteurs de la décroissance est souvent difficile, voire impossible même entre des amis. Constater que l’on est en désaccord c’est en effet reconnaître une valeur à la position de l’autre, ce qui semble inimaginable pour une grande partie des tenants de la croissance. Pourtant ce dialogue est d’autant plus nécessaire, mais d’autant plus difficile, qu’il concerne des projets concrets, comme nous le vivons actuellement au sujet de Notre-Dame-des-Landes. Nous voudrions montrer qu’il y a des pistes pour engager ce dialogue, passer une première étape, en commençant par poser de manière positive les bases de nos accords[1].

Nous entendrons ici le terme croissance comme la croissance de la production de biens matériels et immatériels (numériques) sur lequel porte le blocage du dialogue. Le terme croissance peut bien sûr aussi être utilisé pour la croissance « humaine » au sens citoyen, spirituel, culturel… Le point d’accord préalable que nous proposons est l’aspiration de l’Homme au progrès. Considérons donc comme valide l’affirmation selon laquelle « on n’arrête pas le progrès », quelque réticence que l’on puisse avoir sur une expression aussi chargée d’idéologie.

Le progrès de la complexité

Le progrès peut être décrit de multiples façons. Nous retiendrons l’analyse de Pierre Teilhard de Chardin, pour qui l’évolution du vivant tend vers toujours plus de complexité dans l’unité et plus de conscience de soi[2]. Plus de complexité depuis le premier photon, puis l’atome, la molécule… jusqu’à l’homme. Plus d’unité car les interactions entre tous les éléments issus de l’évolution sont toujours plus importantes. Plus de conscience de soi que l’on peut présenter en partant de la fin (actuelle) de l’évolution : nous nous représentons l’homme comme pouvant prétendre à la plénitude de la conscience de soi, mais les animaux supérieurs ont aussi conscience de leur corps et de leurs émotions, les arbres sentent leur environnement et y réagissent… Teilhard étend ainsi cette caractéristique à toute la création.

Les (grandes) civilisations suivent la même pente de complexification et de conscience qui progressivement s’élargit, elles sont au début d’une organisation relativement simple, puis en vieillissant se complexifient et s’étendent de plus en plus jusqu’à ce que le coût de leur maintien en état devienne insupportable, alors elles meurent et sont remplacées par d’autres[3].

Nous  ne signifions pas pour autant que la complexité est bonne ou mauvaise, c’est un constat, qu’il faut prendre au sérieux. La croissance au sens économique du terme, croissance de la production et mise en œuvre de toujours plus de technologie, contribue à la complexité croissante, elle est donc synonyme de progrès dans le langage courant. Pourtant cette croissance ne porte que sur les éléments matériels, technologiques et non sur le vivant. Elle tend à simplifier la vie des hommes en réduisant leur espace de compétences pratiques et en augmentant leurs compétences « numériques » : l’Homme n’a plus besoin de savoir coudre, de savoir cuisiner, de marcher longtemps, bientôt de savoir écrire etc. Ce progrès simplifie souvent sa vie mais déplace son champ de compétences, il appauvrit l’Homme dans ses compétences vitales[4]. Il arrive aussi que les outils techniques compliquent la vie d’une partie de nos contemporains, qui n’arrivent pas à comprendre le fonctionnement d’une machine automatique de vente de billets, ou sont perturbés par les ondes ou les  perturbateurs endocriniens.

La complexification des process humains

La décroissance au contraire simplifie les process techniques (comme l’illustrent les formules « Simplicité volontaire, Sobriété heureuse…) et complexifie, c’est-à-dire enrichit, les process humains. Nous entendons ici décroissance comme diminution du prélèvement de ressources naturelles, donc diminution de notre consommation de biens et services. Il s’agit d’une diminution volontaire, conjointe à une réduction des inégalités[5] entre les habitants d’un pays et entre les pays au niveau mondial. C’est l’opposé de la récession (diminution subie) qui est porteuse de risques sociaux et économiques considérables.

Prenons quelques exemples en agriculture, dans la production industrielle, les services et la démocratie.

L’agriculture biologique demande un approfondissement des connaissances en biologie que l’agriculture chimique avait oubliées. Il faut comprendre et réguler les relations entre les plantes et le monde des insectes, les associations entre différentes plantes (cultures associées), adapter les plantes au sol en particulier en culture sans labour etc. Cela nécessite des connaissances en physique, chimie, biologie, géologie, donc une convergence des sciences vers de nouveaux paradigmes scientifiques qui remettent en cause la monodisciplinarité. Il y a complexification de la conduite par l’homme, et simplification de l’environnement technico-industriel (en fait militaro-industriel compte tenu de l’origine des engrais et des pesticides) : plus besoin d’usine d’engrais, de pesticides et d’herbicides, plus de lourd circuit logistique d’importation de ces productions ou des aliments du bétail.

La réparation des biens durables est plus complexe que la production à la chaîne d’objets jetables. Réparer suppose de savoir faire un diagnostic, puis de démonter, réparer et remonter, ce qui n’est souvent pas le plus facile. Alors que produire à la chaîne a permis de simplifier à l’excès l’action de l’homme au point de le transformer en machine puis de l’exclure par les machines robots. Dans la taxonomie des compétences de Bloom, la compétence réparation se situe au niveau de l’adaptation, alors que la compétence production se situe selon nous au niveau de l’application, un niveau bien inférieur de complexité. La réparation c’est donc une simplification du complexe industriel, mais une complexification du travail humain, et par ailleurs une augmentation de l’intensité humaine du travail, importante pour les questions d’emploi[6].

Le développement de la réparation n’exclue pas l’appel à de la haute technologie, en en limitant la place. Les imprimantes 3D peuvent permettre de reproduire une pièce cassée et introuvable, ou difficile à reproduire. La technologie est utile pour autant que son usage soit maîtrisé, comme pour ce texte écrit sur un ordinateur…

Le partage d’outils entre des voisins, d’une pièce commune dans un logement coopératif, ou encore de matériel agricole est plus complexe que la simple propriété individuelle de ces biens. Plus complexe car il faut organiser le planning d’usage, veiller à l’entretien, réguler les conflits d’usage (demandes simultanées). En utilisant la typologie d’Hanna Arendt, on est là au niveau de l’action (au sens de l’inter-action entre les hommes, qui doivent se parler, communiquer, pour échanger), niveau de complexité supérieur à l’œuvre (le produit du travail) et encore plus au travail (dépense physique). On peut objecter que les outils informatique simplifient de plus en plus le partage de voitures, habitations ou matériels utilitaires, mais au prix d’un travail préalable de conception et d’un réseau de communication qui acccentuent la complexité du process.

Le théâtre peut faire appel à des machineries complexes, des décors intégrant des outils vidéo et la « réalité augmentée »… ou se centrer uniquement sur le jeu des acteurs pour faire partager l’émotion des situations. Plus exigeant pour les acteurs, donc plus complexe à jouer, mais admirable quand c’est réussi[7].

Au niveau plus global de notre système social, le process démocratique qui serait le plus compatible avec la décroissance devrait privilégier la subsidiarité, la décision locale pour tout ce qui peut l’être. C’est donc une sorte de simplification des structures bureaucratiques centrales, mais une complexification des procédures locales de décision, car cela implique d’aller au consensus, en prenant autant de temps que nécessaire. Si l’on considère la production de règles come une œuvre et la délibération comme une action, au sens d’Hannah Arendt, et que l’action est plus complexe que l’œuvre, il y a inversion du rapport action/ œuvre entre le national et le local.

L’une des pistes ouvertes en ce sens est la démocratie délibérative[8], lieu de tension permanente entre le pouvoir et le contre-pouvoir. Plus complexe que de faire appliquer les décisions centrales, au besoin par la force.

Enrichir l’Homme en simplifiant la technique

Nous pouvons donc affirmer que la décroissance est généralement source de complexité des process humains, et a contrario source de simplification des process techniques (sauf si l’on s’appuie sur des process techniques comme les bases de données de partage de véhicules par exemple). Elle est donc une véritable voie de progrès. Le progrès technique est devenu une excroissance[9], mortelle à terme aussi bien pour notre environnement que pour nous-mêmes. L’excroissance épuise nos ressources naturelles, et en même temps réduit nos capacités vitales en nous faisant passer de l’autonomie à l’hétéronomie[10], de l’indépendance à la dépendance. Autonomes quand nous sommes capables de faire nous-mêmes ce dont nous avons besoin, vêtements, alimentation, maison, jouets… hétéronomes quand nous avons besoin de machines – de prothèses – pour tout cela. La perte de ces compétences fait que nous ne sommes plus capables de les transmettre, et qu’elles se perdent.

L’excroissance c’est aussi l’augmentation continue des coûts de maintien des process industriels, en capital sinon en fonctionnement, et des coûts des organismes de protection de ce système, police, énergie, justice, externalisation des fonctions d’éducation, de santé, de loisir… La société technique tend à l’éloigner de plus en plus de son niveau d’équilibre son entropie augmente continument, elle coût de plus en plus cher. Le sentiment, diffus, confus, que l’on n’en a pas pour son argent quand l’on paie ses impôts, même s’il peut être contesté et dévoyé, n’en a pas moins une base réelle : l’entropie croissante de la société. Pour que le maintien « thermodynamique » de la société coûte moins cher, il faut diminuer la complexité des techniques et des produits et a contrario augmenter la complexité des process humains et des compétences, donc nous enrichir !

Le goût de vivre

Il nous faut prendre au sérieux l’attachement au progrès des partisans de la croissance technique. La peur du retour en arrière est profondément anthropologique. Les débats entre partisans et opposants du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes est caractéristique de cet attachement et des incompréhensions qu’il génère. Il y a dans chaque camp des personnes honnêtes, de bonne volonté, soucieux de ce qu’ils considèrent comme le bien commun, soucieux d’avancer, donc de progrès, mais pas sur le même versant.

Mais la peur de revenir en arrière est irrépressible, citons Teilhard[11] : « Faites entrevoir [à l’Homme] un sommet aussi haut qu’il vous plaît. Si, de ce sommet une fois atteint, il est entendu d’avance qu’il nous faudra descendre, sans que rien ne survive dans l’univers de notre ascension – eh bien, je vous le déclare, nous n’aurons pas le cœur de marcher, et nous ne marcherons pas. »

Prenons donc au sérieux cette image de montagne à gravir, toujours plus haut. Si l’on accepte le fait que le monde va toujours vers plus de complexité, et que c’est ça le progrès, il faut se poser la question de savoir dans quel domaine nous pouvons poursuivre la complexification sans la rendre mortelle. Nous sommes à une bifurcation[12], complexification technique ou complexification et enrichissement des process humains ? Formulé de façon plus simple, plus de biens ou plus de liens ? N’imaginons pas que l’on puisse mener les deux de front, les produits de la technique prennent progressivement la place de l’homme, sinon on ne les inventerait pas. Mais cette voie technique, coûteuse, est mortelle. Au contraire la complexification des process humains nous enrichit et peut nous sauver. Pour Teilhard, elle va de pair avec une plus grande conscience de soi et du monde, une conscience de la biosphère, une conscience planétaire. C’est une « complexification personnalisante ». C’est encore pour l’instant plus un espoir qu’une réalité, mais l’avenir de la  relation complexification/conscience de l’Homme peut être riche de devenir.

Arnaud du Crest

 

 

 


[1] C’est la méthode que Platon enseignait déjà… Voir aussi Ethique de la discussion de Jürgen Habermas

[2] Teilhard de Chardin. Les citations sont issues de l’ouvrage de Martin Pochon, Les promesses de l’Eden, Ed. Vie chrétienne, 2013

[3] Joseph Tainter, The collapse of complex societies, Cambridge university press, 1988

[4] André Gorz, L’immatériel, Editions Galilée, 2003

[5] Voir Thomas Piketty, Le capitalisme au XXIe siècle, Seuil, 2013

[6] Arnaud du Crest, Développer l’emploi en période de crise, Trait d’Union, Carif-Oref des Pays de la Loire, Janvier 2010

[7] Voir le travail de l’ensemble Leporello de Bruxelles, directeur artistique Dirk Opstaele

[8] Loïc Blondiaux, (en collaboration), Pour une Sixième République écologique, Paris, Odile Jacob, 2011.

[9] Excroissance car cette croissance repose sur l’augmentation continue de l’exploitation des ressources fossiles non renouvelables et sur l’augmentation de la dette dans un grand nombre de cas.

[10] Ivan Illich, La convivialité, in Œuvres complètes, Fayard, 2004

[11] Pierre Teilhard de Chardin, La vision du passé, Œuvres complètes, III, p. 323, cité par Martin Pochon

[12] Comme le lieutenant Drogi sur la route de la forteresse (Dino Buzzati, Le désert des tartares), ou Ignace de Loyola sur le chemin de Montserrat.

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