De l’intendance à l’alliance avec la nature

A propos du livre de Baptiste Morizot, Rendre l’eau à la Terre, Actes Sud, 2024.

Ce livre constitue une étape dans les recherches de l’auteur sur le concept d’alliance avec la nature, par opposition à ceux qui défendent des « solutions basées sur la nature » ou les « services éco systémiques » (note 4, p.20). C’est une étape importante, on passe de l’alliance avec des animaux à celle d’une alliance avec un écosystème.

Nous reprenons ci-après les principaux thèmes de l’ouvrage en trois étapes, d’abord un approche très concrète, la forme des rivières et la question de la vitesse des cours d’eau ; puis technique avec la restauration par les processus ; enfin philosophique et théologique. Nos commentaires en italiques. Le texte est structuré en petits paragraphes numérotés, comme une encyclique, et illustré d’aquarelles très complémentaires.

La forme des rivières

Les rivières, dans leur état naturel sont des rivières à anabranches avec de multiples chenaux, jamais stables, et n’ont évolué que tardivement vers une forme simplifiée, sous l’action des hommes. (n° 120). La rivière a besoin d’espace dit Joe Wheaton (140).

Comme les animaux sauvages ont besoin d’espace, c’est l’une des limites de l’empreinte écologique qui ne prend pas du tout en compte ce paramètre, uniquement centrée sur les surfaces de production pour la population humaine.

Notre amnésie a des effets très concrets, les professionnels de la restauration des rivières n’imaginent pas un état antérieur avant l’éradication des castors (163).

Cette amnésie environnementale est aussi celle des pêcheurs qui n’imaginent pas la taille des poissons pêchés par leurs ancêtres deux générations avant.

Le résultat de la déconnection de la rivière à son territoire c’est l’incision du lit, la descente de la nappe alluviale, la sécheresse des sols (241). Et quand les berges sont protégées par des murs ou des quais, la rivière au lieu de creuser horizontalement, creuse verticalement et s’enfonce, creuse sa propre tombe (251).

Les premiers tableaux de rivières ont tous été peints après l’éradication des castors, ce qui a imprégné notre représentation de des cours d’eau (Suzanne Husky, p. 316). Historique de la forme des rivières en dessin pp. 148-149.

La vitesse des cours d’eau, l’importance de la freiner

Le sujet principal de l’ouvrage est l’eau  » L’eau est la vie et, actuellement dans les réseaux hydrographiques simplifiés et accélérés par l’aménagement moderne, la vie nous fuit vers la mer. Comment la garder avec nous dans les terres ?  »  (57).

Les rivières à sec en été nous semblent une situation naturelle, mais ce n’est qu’une perte de mémoire. Avant l’élimination des castors – depuis le XXIIeme siècle – ces rivières savaient garder de l’eau pour l’été (67). Une carte de France montre la répartition des castors à partir de la toponymie, castor se disant bebros en gaulois, Beber en latin, ce qui a donné bievre, beurrons… (p. 66). On constate une absence totale en Bretagne. En breton castor se dit avank (sans doute un néologisme) ou Beber (latin), pas de trace d’un terme breton ancien ?

Pour que les rivières retrouvent leur fonction de réserve d’eau, il faut en freiner le cours, passer « d’un âge du drainage à un âge du freinage » (173).

Le petit cycle de l’eau, l’arbre, évapotranspiration, montée vers nuages, pluie sur la forêt, peut se répéter 6 fois avant que l’eau ne ruisselle vers la mer. Une façon de ralentir le cycle de l’eau. (693).

« À travers le petit cycle de l’eau environ la moitié ou les deux tiers  de l’eau de pluie est mobilisée  pour la création répétée de précipitations sur les terres. » (774). 75% des précipitations sur les continents viennent du petit cycle de l’eau. (XXX).

Aquarelle du cycle de l’eau page 266.

L’action des castors produit des effets à l’échelle globale sur des temps courts, globale, car les castors sont nombreux et que la rivière peut être longue, sur un temps court car il faut une poignée d’heures pour remplir l’éponge du sol, quelques mois pour rétablir la vie, contrairement aux actions classiques dont l’effet ne deviendra visible que dans un futur lointain (451).

Le temps énergie de la rivière est beaucoup plus rapide que celui des autres écosystèmes, celui de la forêt par exemple. (573).

La restauration fondée sur les processus, l’homme et le castor

Deux pages d’aquarelles illustrent l’évolution d’une restauration par les processus :  par la recréation de méandres, qui réhydratent les terres, ou par l’élargissement du lit majeur, qui prend beaucoup plus d’espace (pages 108-109).

L’aquarelle de la page 266 illustre le petit cycle de l’eau, que les castors contribuent à revivifier, un processus essentiel.

Nous ne sommes pas les seuls auteurs de l’habitabilité du monde, d’autres œuvrent de manière invisible, souvent la nuit, comme les castors (101).

Il est vrai que les nuisances induites par le castor sont spectaculaires, comme l’inondation d’un champ où la coupe d’un arbre fruitier, alors que ses effets positifs sont imperceptibles pour les profanes mais mille fois supérieurs (182 et 183).

Les techniciens de la restauration ont appris des castors comment intervenir sur la rivière, en posant les barrages la ou l’eau a déjà déposé des sédiments et non là où la rivière paraissait abîmée, en plaçant les branches en parallèle au courant et non perpendiculaire (287).

« Nous les scientifiques, nous avons au mieux trois ans de doctorat. Les castors, eux, ont au moins 8 millions d’années d’expérience. » (citant Damion Ciotti, n° 289).

Selon les hydrologues contemporains les deux processus clef de voûte dans les rivières de l’hémisphère nord sont l’accumulation de bois et les castors (394). Pour deux raisons, 400 millions d’années et 8 millions d’années. C’est le temps profond (407). Sans pensée du temps profond, il n’y a pas de compréhension émancipatrice du vivant (424), il n’y a pas de pensée du monde vivant qui puisse en prendre soin (443). Le temps profond est une puissance active, avec laquelle on peut agir comme une force de régénération (447).

Le castor n’est pas un ingénieur. C’est un compositeur de flux qui font des formes (376).

La relation entre le scientifique (l’homme), la rivière et les rongeurs a évolué en quatre étapes (609-610).

D’abord le coût exorbitant de là restauration des cours d’eau incite à mobiliser les forces en présence plutôt que le diesel des machines (611). 

Ensuite laisser le milieu décider lui-même, par exemple de la forme de la rivière (615).

Reconnaître l’expertise des castors, leur expertise pratique, qui n’a rien à voir avec une intelligence scientifique (616), c’est une expérience accumulée depuis 8 et 30 millions d’années.

Enfin déléguer au système les décisions critiques à prendre, en lui fournissant seulement les outils et l’espace nécessaires (622).

C’est donc une restauration fondée sur les processus et non sur les formes (638).

« Là où est le danger croît aussi ce qui sauve » écrivait Höderlin. C’est là cas avec le changement climatique qui nous incite à changer de méthode dans notre relation au monde vivant et non humain (676).

La technique de la restauration

Le barrage humain à pour but de stabiliser, réguler le flux, durer le plus longtemps possible, pétrifier l’espace.

L’ouvrage castors à pour vocation de dynamiser, complexifier le flux, ne pas durer, vivifier son espace (327).

Les troncs sont tramés l’un sur l’autre la crue resserre le nœud végétal. Quand les troncs sont posés par l’homme la crue les arrache (350).

Les crues ne sont pas que des forces de destruction, elles peuvent créer des formes complexes, des habitats, elles sont morphogènes (366).

On passe d’une restauration par les formes à une restauration par les processus (390).

Il ne s’agit pas de recréer la forme antérieure de la rivière, par exemple les méandres, mais de réactiver les processus qui ferons que la rivière se guérira d’elle-même (432). Il s’agit d’une régénération (434).

La régénération fondée sur les processus est un exemple de sortie parle haut du débat binaire entre l’interventionnisme sur le vivant et le laisser faire absolu (582).

Une rivière vivante ? On passe aux questions philosophiques

Discutant avec un monsieur qui avait essayé de canaliser une rivière sur (avec) laquelle Baptiste Morizot travaillait, Baptiste Morizot un sentiment de soulagement que ce monsieur n’ait pas réussit, un sentiment proche de l’animisme (460).

Je pense aussi  à la personnalité juridique accordée dans certains pays aux fleuves.

Être vivant s’exprime par des verbes d’action (voir Canguilhem), naître, vieillir, tomber, courir, guérir… (515). La rivière peut se régénérer, se maintenir, gagner en résilience, toutes choses que ne peut pas faire une machine, qui ne peut pas se réparer elle-même (530).

Il y a alliance de fait entre la force vivante du castor et la force abiotique de la rivière. Quand le castor installe ses barrages, la rivière nourrit ses rives. Quand le castor est chassé, la rivière utilise sa force pour creuser son lit et s’enfonce, dégradant la ripisylve (538).

La santé d’une rivière n’est pas une métaphore, c’est un concept opératoire (540). La rivière est-elle plus proche du tas de sable, de la machine ou des êtres vivants ? (541). C’est la notion de famille au sens de Wittgenstein (542). Quatre critères pour discerner sur cette question :

La rivière peut exprimer des verbes ou en être amputée (543),

Elle peut entrer dans des spirales d’auto dégradation ou d’autorégulation, par des forces morphogènes internes (544),

Elle a une capacité d’auto guérison (545),

Elle s’oriente vers une plus grande résilience envers les perturbations (crues, incendies) sans perdre son fonctionnement riche, une plus grande autonomie envers le stress (sécheresse par exemple). (546).

Le fonctionnement de la rivière « ressemble plus au comportement  d’un corps (homéothermie […] ) qu’à celui d’un tas de sable ou d’une pelle mécanique. » sans être un organisme pour autant (548). On est ici dans les mêmes conception que Gaïa de James Lovelock.

Peut-on parler avec la rivière ? La rivière est un des rares lieux de conversation durable, réelle et intime avec le monde vivant sauvage, mais une intimité sans proximité (578).

« Une rivière est un tissage de mémoires habitantes et de forces habitat. Les mémoires habitantes sont les lignées de vivants qui ont coévolué ensemble, les forces sont celles de l’eau, de l’érosion, des mouvements minéraux.  » (649).

L’eau est à l’origine de la vie

La vie est apparue il y a 4 milliards d’années, et les êtres vivants ne sont sortis de l’eau qu’il y a 400 millions d’années. La vie a donc passé 90 % de son évolution dans les masses d’eau marines.

(692).

Sur Terre aucune vie n’est d’origine terrienne, toute vie vient de l’eau.  » Nous sommes tous des exilés adaptés […] pour garder l’eau avec nous et en nous » (721).

« Nous ne sommes pas sortis des eaux, nous les avons emmenées avec nous sur les anciens déserts pour les hydrater et les rendre habitables, dans nos poches amniotiques… » (753).

C’est joli mais rapide, les animaux sont d’abord sortis dans les eaux saumâtres et les marais et ne se sont qu’ensuite adaptés au sol sec.

L’alliance, de la philosophie à la théologie

L’alliance se distingue du service écosystémique (816). Le service écosystémique est conceptualisé comme un service économique « qui détruit tendanciellement, c’est un fait, les conditions d’existence de ceux qui assurent ces services. C’est le point aveugle de ce concept. » (819).

Dans l’alliance les relations sont réciproques. Les pollinisateurs ne nourrissent du nectar et pollinisent les fleurs (821). Dans l’agriculture industrielle les pollinisateurs rendent leur service mais sont ensuite détruits par les produits phytosanitaires, il n’y a pas réciprocité (823).

Entre l’homme et les vivants non humains, l’alliance ne se fait pas par contrat, c’est une alliance objective, deux collectifs qui agissent dans la même direction, une alter alliance inter espèces (829).

L’alliance se fait avec un allié dont la puissance ne peut pas être remplacée, elle est insubstituable (839).

« L’alliance avec les castors se noue contre les technosolutions hors-sol et confiscatoires imposées pour faire face aux sécheresses (par exemple des mégabassines industrielles » (847).

« La mégabassine, en substance, consiste à extraire l’eau d’un écosystème, à l’en priver, pour alimenter un système agricole hors-sol qui détruit cet écosystème, et confisque l’eau. Le complexe de bassins de castors consiste à ralentir l’eau dans l’écosystème, à la partager entre humains et non-humains, en tant que commun spécifique. » (849). C’est une lutte contre un grand projet inutile, il faut marcher sur deux jambes, « la mobilisation offensive contre, et la création d’alternatives crédibles pour un autre monde. » (850).

Nous ne sommes pas les intendants de la nature. La biosphère n’est pas un domaine donné en héritage que nous aurions saccagé. La biosphère nous a faits, nous a tissés (855). « Ce n’est pas là une leçon d’humilité, une manière de remettre l’humain à sa place…. les mises en garde contre l’hybride n’ont jamais ralenti le train moderne du Progrès… » (856). « Nous ne sommes pas un intendant transcendant, rapace ou repenti : nous sommes une force du vivant qui le détisse, et un visage du vivant qui le défend. » (857). « Parce que nous sommes bien de ce monde, à l’inverse du slogan gnostique qui irrigue tout notre inconscient cosmopolitique, et qui ressasse  » nous ne sommes pas de ce monde » – comme si la planète Mars, ou la Cité de Dieu, ou une mégapole toute artificielle enfin extraite des contraintes de la nature étaient notre habitat réel. » (859).

Et nous voilà en plein débat théologique, sommes nous de ce monde ? Ce qui renvoie à Bruno Latour qui posait la question, À quoi sert de sauver mon âme si je perds le monde ?

Nous ne sommes pas les intendants, voilà une pensée à méditer pour les chrétiens et tous les croyants. Passer de l’intendance à l’alliance, c’est l’enjeu, un véritable question théologique dont l’intérêt est qu’elle touche aux tréfonds de nos fondements anthropologiques.

Pour les chrétiens Dieu a créé l’homme, mais aussi toute la Création, puisque toute la Création est appelée à ressusciter (Saint Paul).

Le pape François à écrit que nous avons brisé une triple relation de l’homme avec Dieu, avec le prochain et avec la nature. Ces trois relations sont-elles de même nature ? Sinon on ne pourrait pas parler d’une relation trine ?

Mais il ne s’ agit pas que de questions théoriques, « On ne change de métaphysique qu’en changeant de pratique. Faire collaborer des habitants avec des castors pour cogérer les cours d’eau, s’inspirer d’autres formes de vie pour participer ensemble à l’auto guérison des milieux est peut-être, par surcroît, une manière féconde de changer notre rapport au vivant. » (880).

Un appel à nous mettre à l’´eau, concrètement, pour contribuer à la restauration des cours d’eau avec les castors. Un appel à se mettre aux travaux pratiques, partout où c’est encore possible.

Laisser un commentaire