Kǒhei Saitǒ, Moins ! La décroissance est une philosophie, Seuil, 2024.
Ce livre est étonnant. Il s’appuie sur des travaux antérieurs visant à montrer que Marx, sur la fin de sa vie, a remis en cause ses théories sur le passage au communisme et sur le productivisme, ce qui justifie le concept de communisme de décroissance. Une manière d’ancrer le concept de décroissance dans la théorie marxiste.
Le remise à jour de la théorie déplace la notion de propriété collective des moyens de production à celle des communs et met en valeur la transformation des rapports de production.
Mais aucune référence à Georgescu-Roegen, fondateur du concept de décroissance – qui n’était pas marxiste certes – ni aux économistes ayant mis en avant la notion d’économie stationnaire. On reste dans l’exégèse des écrits de Marx, ce qui donne une assise à la décroissance, mais un peu de contextuel contemporain aurait été bienvenu.
Après une première moitié reprenant les éléments la crise écologique, puis une présentation de l’évolution de Marx après la publication du premier tome du Capital, il aborde enfin le sujet, nous ne sortirons pas de cette crise sans sortir du capitalisme, avec des réflexions très suggestives sur les communs et l’organisation coopérative. Pour finir par une évocation du réseau des villes sans peur, la valorisation de l’exemple de Barcelone, et l’espoir que si 3,5% de la population se mobilisait le monde pourrait changer.
Que ce livre ne donne pas la solution pour changer le monde, on comprend. Qu’il considère comme possible de le changer avec 3,5 % de la population (Erica Chenoweth, p. 321) est un vœu mais sans aucune réflexion critique sur cette hypothèse. Si des mouvements populaires ont pu renverser le pouvoir politique (Marcos aux Philippines, Édouard Chevardnadze en Géorgie) ils n’ont pas renversé le pouvoir économique. L’auteur écrit qu’il faut que ce mouvement « isole le capital » p 323 mais comment ?
Commençons donc par la fin. 3,5 % cela représenterait 2,4 millions de personnes pour la France. Presque le double du nombre de syndiqués, qui sont loin de tous descendre dans la rue. Est-ce crédible ? Peut-être, car la population mobilisable est plus large, mais c’est une hypothèse. Et la capacité du système économique à résister est forte.
La valorisation de l’action du réseau des Villes sans peur (p 298) est intéressante mais arrive après un long développement sur la nécessité de changer d’abord les modes de production. Les villes sont peu des lieux de production, ce sont d’abord des lieux de consommation. Quel impact peut avoir la multiplication des pistes cyclables, la végétalisation des espaces publics et le régime alimentaire des cantines sur le système productif ? Sans doute un peu, mais pas au point de remettre en cause le capitalisme ? Idem pour l’évocation de Via Campesina p 300 qui fait par ailleurs un travail de coordination remarquable, ou pour l’évocation de la South African Food Sovereignty Campaign p 303.
Ceci étant, la mise en avant d’un communisme de décroissance, argumentée sur les réflexions de Marx, sont très intéressantes. Souvent l’auteur reformule de façon contemporaine les analyses de Marx, ce qui suppose d’avoir lu Marx auparavant… Mais que cela ne décourage pas les lecteurs, ce livre peut être lu aussi par ceux qui n’auraient pas (encore ?) lu Marx. Reprenons.
Capitalisme et crise climatique
Nous ne reprendrons pas ici les longs développements du sujet mais seulement deux points.
Le capitalisme
Le capitalisme n’a pu se développer qu’en se déplaçant, par la technologie, dans l’espace, dans le temps p 37.
Technologie : le capitalisme a transformé l’agriculture par la technologie, mais a de ce fait dégradé les sols (Liebig, que lisait Marx), le climat et notre santé. Les villes consomment les produits de la campagne sans que la boucle d’un métabolique soit refermée. Donc les sols s’appauvrissent et on les nourrit de produits chimiques. Les tentatives de géoingénierie sur le climat aujourd’hui reproduisent un processus analogue.
Dans l’espace. Marx a étudié l’exploitation du guano du Pérou, provoquant la disparition des oiseaux et même une guerre pp 40-42. Aujourd’hui voir l’exploitation du sable, des terres rares…
Dans le temps. Le capitalisme utilisé le décalage entre la dégradation du milieu et ses effets pour faire le plus de profits pendant ce temps. Marx prend l’exemple de la déforestation, on peut prendre aujourd’hui l’exemple des émissions de gaz à effet de serre.
La crise climatique
La moitié du CO2 est émise par les 10% les plus riches, alors que la moitié de la population mondiale n’est responsable que de 10% des émissions p 72.
Le donut les pays riches crèvent le plafond environnemental, les pays pauvres et les pauvres crèvent le plancher social. p 77. Un résumé efficace de la théorie du donut.
Les concepts principaux
L’auteur articule ses propos autour de trois concepts : la valeur d’usage, les communs et le travail coopératif, ce qui décale la lecture classique de Marx autour de la plus-value et de la propriété collective.
La valeur d’usage
Le lecteur est supposé connaître la distinction entre valeur d’échange (le prix) et valeur d’usage (l’utilité). L’auteur revient souvent sur la primauté de la valeur d’usage, qui est ce qui nous permet de vivre, sur la valeur d’échange, celle qui permet d’accumuler de la richesse, du capital.
« Résumé en cinq points de la conception de Marx
Le passage vers une économie de la valeur d’usage,
La réduction du temps de travail,
L’abolition de la division standardisée du travail,
La démocratisation du processus de production,
La mise en valeur des services essentiels. » p 264
Chacun de ces termes mériterait un long développement. Il nous semble que la mise en œuvre pourrait commencer par la démocratisation du processus de production, qui permet de réduire la division du travail, de donner la priorité à la valeur d’usage, enfin de diminuer le temps de travail. La mise en valeur des services essentiels, l’auteur prend l’exemple des soins aux personnes, relève de la priorité à la valeur d’usage.
La réduction de la division et du temps de travail permettront de ralentir la production, donc de prendre en compte les problèmes environnementaux. p 284.
Les communs
La deuxième coupure épistémologique
Le communisme c’est selon Marx la négation de la négation (Le Capital, Livre 1, à la fin). Première négation l’expulsion des paysans de leurs terres, deuxième négation la possession commune de la terre.
Marx s’est intéressé en particulier à la gestion commune des terres dans les communes en Allemagne, les markgenossenschaft, sur la base des travaux de Fraas et de Gorg Ludwig von Maurer, et de même les mirs en Russie au moyen-âge pp. 161 et 163. Et c’est ce qui amène Marx à revoir sa position sur le matérialisme historique. Il abandonne l’idée de la nécessité de passer par le développement des forces productives sous le régime capitaliste pour arriver à un régime socialiste et considère qu’il est possible de passer directement de ce communisme spontané à un communisme élargi (Lettre à Zassoulitch et Critique du programme de Gotha).
Intéressant mais aucun rapprochement avec les travaux contemporains sur les communs, dommage.
Il y aurait donc deux coupures épistémologiques, l’une du jeune Marx des manuscrits de 1844 au Marx de la maturité du Capital, du matérialisme dialectique (Hegel) au matérialisme historique ((pour faire court, tout ceci est l’objet de nombreux débats), l’autre du Marx de la maturité au vieux Marx.
Puis Marx étudiant les conséquences du développement économique sur notre environnement, abandonne aussi le productivisme et ouvre la voie à ce que l’auteur nomme un communisme de la décroissance p 177 donnant toute leur importance aux communs. C’est pourquoi, selon l’auteur, Marx n’a jamais terminé la rédaction du Capital (édité ensuite par Engels), du fait du renversement théorique qu’il vivait.
C’est donc une critique de l’écomodernisme et de la technique, et l’auteur inclut Bruno Latour dans les partisans de l’écomodernisme, ce qui nous semble trop rapide ? p 186.
Communs et décroissance
Le paradoxe de Lauerdale : « une augmentation des fortunes privées réduit la richesse publique » p 216. La richesse privée est exclusivement personnelle, la richesse publique est partagée, l’exemple étant les communs. La richesse nationale n’est donc pas la somme des richesses privées. La richesse privée s’accroît au détriment des communs, des biens nécessaires. La valeur d’échange devient dominante par rapport à la valeur d’usage, « réduite à un moyen de réaliser la valeur » d’échange. p 218, alors qu’auparavant « les communs n’étaient pas transformés en marchandises et il était impossible de leur attribuer un prix » p 221.
La rareté fait augmenter les prix donc la valeur échange, mais les gens s’appauvrissent. C’est pourquoi les accidents climatiques ou sanitaires sont des opportunités pour le capitalisme. p 222.
Lors de la pandémie du Covid, les riches américains ont, au printemps 2020, augmenté leur patrimoine de plus de 400 milliards de dollars.
« Le moyen de restaurer l’abondance, c’est de reconstruire les communs. Ce sont les communs qui dépasseront le capitalisme et nous offrirons une abondance radicale » p 228. Ne pas confondre communs et nationalisation, le commun c’est une ré appropriation au niveau local. Les communs sont une pratique, pas une mesure.
Les communs c’est aussi le travail en commun, les coopératives. L’auteur cite les pionniers de Rochdale qui ont créé le premier magasin coopératif en 1844 (l’année de rédaction des Manuscrits de 1844 de Marx). P 232.
Aucune réserve de l’auteur sur l’évolution des coopératives dont un certain nombre ont adopté les pratiques de l’économie capitaliste, même si le capital reste propriété des sociétaires, souvent sans grand pouvoir sur leur coopérative.
C’est aussi selon l’auteur la position de Thomas Piketty dans son dernier ouvrage, Capital et idéologie (2019).
Les technologies verrous
Changer de mode de vie c’est devenir plus autonomes et non hétéronomes comme dit Ivan Illich. « Il n’y a pas si longtemps, les gens étaient […] capable de fabriquer de leurs mains les outils nécessaires à [leurs] tâches. À présent, emprisonnés vivants dans le capitalisme, nous sommes totalement impuissants. Il nous est impossible de vivre sans nous passer de produits manufacturés. Nous avons oublié les techniques nécessaires pour vivre avec la nature. » p 195.
» Ce phénomène qui nous empêche de sortir du capital, Marx l’appelle subsomption. » p 196.
Les technologies verrous telles que définies par André Gorz sont celles qui divisent les personnes, qui esclavagisent leurs utilisateurs, qui monopolisent la fourniture de biens et services. » L’auteur cite comme exemple le nucléaire qu’il « est impossible de gérer de manière démocratique » p 201.
Perspectives
Quatre scénarios
Quatre options pour l’avenir
| Egalite | Inégalités | |
| Pouvoir fort | Maoïsme climatique | Fascisme climatique Capitalisme du désastre |
| Pouvoir faible | Démocratie et entraide | Barbarie Tous contre tous (Hobbes) |
Ce tableau rappelle celui de David Holmgren qui croise la vitesse du changement climatique et la vitesse d’épuisement des ressources pour aboutir à quatre scenarii assez proches.
L’auteur privilégie, vous vous en doutez, le scénario Démocratie et entraide.
Le rôle de l’État
L’auteur affirme que « L’État ne suffit pas pour mettre en place des lois plus fortes que le capital. Si c’était le cas cela ferait longtemps que cela se serait produit. C’est pour cela qu’il est nécessaire de passer par des mouvements sociaux qui confrontent le capital pour étendre le domaine de la politique. » p 190 puis il cite la Convention citoyenne mise en place par Emmanuel Macron pour donner l’exemple de la capacité de la population à formuler des propositions de changements radicaux p 193. Oui mais sans dire que cette convention n’a pas été suivie d’effet par l’État.
Piketty soutient un socialisme participatif, donc autogestion et coopératives, mais maintient sa position sur l’augmentation de la pression fiscale, ce qui ne peut que renforcer le pouvoir de l’État et donc nous conduire vers un maoïsme climatique à l’opposé d’un communisme de décroissance p 257. Il faut revenir à « la théorie du métabolisme matériel de Marx. Le processus de production qui cherche à augmenter sans fin la valeur du capital s’écarte du processus cyclique originel de la nature et finalement crée des ruptures irréparables dans les relations entre l’humain et la nature ».
« Ce qu’il est important de modifier c’est le mode de production impériale, la transformation du mode de vie viendra avec. » p 262.
Ceci signifie que les outils centrés sur le mode de vie (bilan carbone, atelier 2 tonnes) se trompent de cible. Pourtant nous en animons, c’est une première étape dont on peut montrer les limites, mais pas facile de faire passer ensuite au niveau politique, aux modes de production.
Tout ceci nous semble très juste, ce n’est pas la pression fiscale qu’il faut augmenter, c’est le capital qu’il faut diminuer, mais c’est moins facile !
Au passage l’auteur écrit que Proudhon a essayé « de réaliser le socialisme en transformant la distribution sans modifier la production » , p 258, ce qui est un peu rapide pour le fondateur d’une coopérative de production ?
Faut-il compter sur l’État ?
D’un côté l’auteur écrit « qu’il serait insensé de rejeter l’État comme solution, étant donné la nécessité de développer les infrastructures et de transformer l’industrie » p 314. De l’autre » à trop compter sur l’État, les risques sont grands de tomber dans le maoïsme climatique » l’auteur conclut que la seule option est le communisme de décroissance, de « cultiver les initiatives de participation citoyenne et d’institutionnaliser des processus par lesquels l’État tient compte des opinions des citoyens. » p 315.
Il conclue que » Le rejet de l’État tel qu’il est pratiqué par l’anarchisme ne peut pas s’attaquer à la crise climatique. »
Nous pensons au contraire que l’anarchisme est une voie privilégiée, pour deux raisons. L’effondrement à venir ne laissera pas aux États les moyens de mener une politique à la hauteur des enjeux, une structure d’ordre supérieur aux collectifs locaux ne tiendra compte de leurs opinions que s’il en est l’émanation (une fédération de collectifs), non s’il est une superstructure.
Mais la définition du communisme de décroissance comme « basé sur l’entraide et l’autogestion » p 318 n’est pas loin de l’anarchisme.
La décroissance
Plus les communs se développent, « plus les domaines laissés à la marchandisation rétrécissent. Plus le PIB aussi diminue. C’est ça la décroissance. » p 236.
Remarquable définition de la décroissance. Il ne s’agit pas d’abord de diminuer notre consommation ce qui bloque nombre de personnes, mais de se ré approprier les communs, de réduire le champ marchand. « La décroissance demande l’abondance pour rendre la croissance inutile » avance Jason Hickel p 238.