Alain Damasio, Vallée du silicium, Albertine/Seuil, 2024
Alain Damasio a écrit ce livre pendant et après un séjour en Californie, au pays de la Tech. L’occasion pour lui de se confronter aux concepteurs, producteurs et promoteurs des technologies numériques les plus « avancées ». Et pour le lecteur de mieux en comprendre les effets et les enjeux.
Les références à Jean Baudrillard sont nombreuses, quelques références aussi à Ivan Illich, Deleuze, Benasayag.
Les jeux de mots abondent dans cet ouvrage, Damasio est un artiste des mots. Exemples :
- la disruption est une corruption p 47 (à propos de la désintermédiation du travail comme Uber)
- Nous ne sommes plus les maîtres [des techniques]. Nous sommes des paramaîtres… »
Nous avons retenu trois thèmes de cet ouvrage. : la communication, la technique, l’imaginaire.
Communiquer ou sentir ?
L’information a remplacé les sentiments, la capacité de sentir, d’être ému, touché. La conception du corps comme une machine que l’on perçoit par des capteurs techniques se généralise à la perception de l’autre comme une donnée d’information, pas une personne. Nous n’avons plus besoins de liens humains, ils sont remplacés par des images sur écran ou des podcasts.
« Sans lien, tout devient possible. L’ultra riche peut côtoyer le homeless défoncé sans s’émouvoir. Ce n’est même plus une question de morale : c’est une question d’anthropologie de la relation humaine, laquelle a été dématérialisée jusqu’au spectral. Nous voyons très bien la misère, nous la constatons sans déni et cependant nous consentons à Tenerloin [quartier pauvre de San Francisco]. Pour nous comme pour le Terminator la douleur n’est qu’une information. » p 110.
La connexion n’est pas une communication, » Dans l’univers de l’appli, c’est comme dans l’espace, personne ne vous entend crier » p 48. « L’interface ou l’interaction [ça] a remplacé le face-à-face et l’action, et ça s’appelle la communication. » p 68.
« Puisque ces connexions digitales produisent sans cesse de l’information, donc de la trace exploitable, donc du profit, ce que ne permettent pas les relations IRL [In Real Life], il s’agit de les favoriser systématiquement au détriment de la proximité physique. » p 103
Beaucoup de dirigeants de la Silicon Valley se disent stoïciens, compris comme » ceux qui veulent discriminer ce qui dépend d’eux et ce qui n’en dépend pas. Très pratique le stoïcisme en mode individualiste. Mal vulgarisée, cette philosophie […] nettoie beaucoup de culpabilités. Gaza s’effondre sous les bombes ? Ça ne dépend pas de moi. Over. » p 139
Alain Damasio tente une synthèse de sa conception du corps perçu par les objets techniques en distinguant quatre niveaux.
Le premier est organique. Il est animal et viscerébral
« Le deuxième […] je l’ai appelé le décorps »
Le troisième c’est le raccorps. » je le voyais monitoré et techno, une seconde couche, virtuelle. Tandis qu’il n’est en fait qu’un corps de raccordement, de reliaison, un raccorps. » Qui nous fait venir à la conscience un corps qualifié.
Le quatrième corps qu’on aurait pu appeler l’inconscient produit des effets sans prévenir. Il » nous rend amoureux, il nous rend malades ou nous rend folles, aussi hermétiques aux métriques de la tech qu’il est propice à l’art, au récit, à la danse, au chant ou aux rythmes. » C’est l’accorps.
P 148
Technique, Outil et système
Définition : l’innovation consiste à passer de la puissance au pouvoir, de faire à faire faire p 43.
» La machination nous a hominisés, continûment, sans vraiment nous humaniser. Elle nous a donné le pouvoir – tout en nous retirant nos puissances. » p 205
Ce thème revient plusieurs fois dans l’ouvrage. Acquérir le pouvoir de faire faire par des machines c’est perdre la capacité de faire soi-même (un texte, un dessin, un trajet de voyage). C’est perdre son autonomie (Illich).
Il y aurait des développements possibles sur la notion de pouvoir, non seulement sur les choses, mais sur les hommes. Faire avec, faire faire, déléguer son pouvoir ?
De plus la technologie crée un monde vide. Baudrillard décrivait les fenêtres d’un hôtel avec des téléviseurs allumés sans personne dans les chambres, Damasio décrit des voitures autonomes vides parcourant les rues de San Francisco. p 50
La technologie n’est pas neutre pour quatre raisons.
1/ « la technique est une manière de dévoiler le réel comme ce qui doit être arraisonné, pointait déjà Heidegger, c’est-à-dire mis à la raison, mobilisé, exploité et mis en demeure de livrer son énergie… »
2/ « l’innovation technologique dépend de la recherche qui dépend elle-même des crédits de recherche ou de capital risque investi, et donc déjà d’une forte présélection des découvertes […] qu’on juge a priori « utiles » à développer car lucratives. La machine reste donc toujours sociale avant d’être technique(Deleuze), c’est-à-dire qu’elle présuppose un univers capitaliste… »
3/ une technologie induit une multitude d’effet, souvent difficiles à anticiper […] S’en servir, c’est […] consentir à de nouvelles emprises.[…] La géo localisation par portable n’était pas prévue à l’origine [..,] pas plus que […] la généralisation d’une norme sociale : rester joignable. »
4/ « toute technologie porte en elle un nouveau rapport au monde.[…] Nous sommes libres de nos usages de la machine, mais […] il devient impossible de se comporter comme si elle n’existait pas. La voiture à littéralement inventé les routes, les parkings et les trottoirs, elle a appelé l’extraction du pétrole et intégralement refondé l’aménagement du territoire. » pp 209-210
L’argument 2 rappelle la notion de paradigme technocratique du pape François, l’argument 3 notre incapacité à maîtriser l’usage des techniques déjà montrée par Jacques Ellul, l’ensemble des quatre arguments forme une trame intéressante pour une réflexion collective sur le sujet.
Ivan Illich distingue outil et système. » Un marteau je peux le prendre ou le laisser. Le prendre ne me transforme pas en marteau » à la différence de l’ordinateur où l’utilisateur devient partie du système. p 179.
Pour Ivan Illich un outil convivial devrait répondre à trois exigences :
- ne pas » dégrader l’autonomie personnelle. Il ne doit pas m’enlever ma capacité à faire des choses par moi-même ;
- Il ne doit susciter ni esclave ni maître;
- Il doit élargir notre rayon d’action personnelle. » p 192
« Ce qui manque à notre temps, c’est un art de vivre avec les technologies. Une faculté d’accueil et de filtre, d’empuissantement choisi et de déconnexion assumée. Un rythme d’utilisation qui ne soit pas algorithmé. » p 229
Il y a là une relation ambiguë à la technologie. Apprendre à vivre avec, puisqu’elle est incontournable, et/ou lutter contre ? Alain Damasio semble hésiter entre les deux options. Dans le et/ou c’est sans doute le et qui l’emporte.
Une proposition que nous retenons par exemple, parmi d’autres : » Enseigner l’art du brouillage, la science du hack, la nécessité du sabotage. » p 233
Le champ de l’imaginaire
» Le champ de l’imaginaire n’a plus rien de secondaire. C’est un champ de bataille en soi dans la mesure où il influence nos comportements bien plus efficacement que les anciens cadres disciplinants. » p 216
« L’enjeu est de battre le techno-capitalisme sur le terrain de la promesse (cette autre forme de l’espoir) »
Pour nous la promesse c’est l’espérance, pas l’espoir (Jacques Ellul) mais la distinction promesse/ espoir est intéressante. Il y a convergence sur l’objectif. Nous ne pouvons nous battre sur le terrain de l’espoir, du prévisible, mais nous pouvons avancer sur celui de la promesse, la justification des tenants du capitalisme (la richesse pour tous) étant peu crédible.
« Qui sait vraiment ce que peut un récit ? […] Un récit peut nous impuissanter, encourager en nous des comportements libres ou libérateurs, solidaires ou attentifs aux autres ou favoriser au contraire l’égocentrisme. p 219
« Notre art doit précisément servir à ça : décaler la sensibilité vers ce qui mérite d’être aperçu […] Si la mythopoïèse est l’avenir du politique, elle l’est parce que seul le mythe à cette faculté de fusionner affects, percepts et concepts dans une seule boule d’énergie… » p 222.
Comme dit Serge Latouche, il faut décoloniser l’imaginaire.