Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté, Payot, 2011.
Ce quatrième volume de la série Homo Sacer traite de la règle et des formes de vie des communautés monastiques. Les trois premiers chapitres traitent de ce thème d’un point de vue historique, le quatrième analyse la position franciscaine. C’est ce chapitre, passionnant et comme toujours érudit, que nous commentons.
Il traite de la propriété opposée à l’usage, de l’appropriation des biens, qu’Agamben propose explicitement d’élargir à la volonté, et implicitement à tous les vivants, cinq siècles avant les théories sur la propriété des philosophes du XVIIème siècle (John Locke, Jean-Jacques Rousseau…). Et se termine par une question, le modèle (forme de vie) de Jésus a-t-il encore un sens aujourd’hui, ou faut-il placer le combat sur un autre terrain ?
Reformulons la question, la remise en cause de la vie elle-même par l’action des hommes donne une autre dimension au message évangélique. C’est toute la vie qu’il faut sauver, pas seulement les hommes. On rejoint la question de Bruno Latour, A quoi bon sauver mon âme si je perds la Terre ?
L’usage est premier comme l’affirmait François d’Assise, la propriété n’est qu’un signe, une appropriation désormais délétère.
La notion de forme de vie n’est pas spécifique aux monastiques, elle apparaît déjà chez Cicéron et Sénèque. Chez les monastiques elle constitue un troisième terme entre
- La loi (le droit canon)
- Et la doctrine (les dogmes).
Pour les ignatiens la forme de vie c’est l’unité de vie. Pour François d’Assise la règle c’est l’Evangile, ce n’est pas un texte mais un acte, vivre comme le Christ.(p 145).
Différence avec l’Eglise qui distingue la pratique sacramentelle de celui qui la pratique. Selon l’Eglise les sacrements sont valides même si celui qui les donne est indigne. La forme de vie donne priorité à l’unité de vie.
Pour François l’office est le point où » la vie selon la forme du Saint Evangile rencontre la vie selon la forme de la sainte Eglise romaine. » p 160. Il faut les deux, l’office n’existe pas en lui-même. Mais la distinction entre la forme de vie et l’Eglise est une séparation, pas une opposition.
La distinction entre règle et forme de vie est bien illustrée par cet exemple : ne pas porter de chaussures est la forme de vie, en porter est une dispense à la règle en cas de nécessité.
Les relations avec l’Eglise
Approbation de la 2ème règle par le pape Honorius III en 1223
François d’Assise meurt en 1226
Grégoire IX pape de 1227 à 1241, distingue usage et propriété
Nicolas III (1279) valide les principes franciscains de séparation de l’usage de fait et du droit de propriété. La bulle Exiit qui seminat de 1279 transforme le simple usage (simplex usus) de Bonaventure en simplex facti usus.
Jean XXII (1322) abroge la décision de Nicolas III et attribue à l’ordre des franciscains la propriété des biens dont ils font usage. Bulle ad conditorem canonum. Il affirme que l’on ne peut pas distinguer, pour les consommables, usage et propriété (comme Thomas d’Acquin). p 174
François n’entre pas en conflit avec l’Eglise même s’il distingue forme de vie et office, la forme de vie est étrangère au droit, tant canonique que civil.
Propriété et usage
Usus, concept fondamental des franciscains
La propriété commence avec la chute et la construction de la première ville par Cain. p 152
Les Franciscains distinguent
La licence d’usage, droit naturel d’usage
Du droit d’usage, en cas d’absolue nécessité
C’est une inversion de la logique du droit positif selon lequel le droit est général et la licence exceptionnelle.
Les deux modes d’acquisition de la propriété selon le droit romain :
- L’occupation de biens privés ou de res nullus
- L’obligation, mutuelle ou non mutuelle. p 164-165.
Tableau synthétique des conceptions de la propriété et de l’usage
| Franciscains | Bonaventure | Nicolas III | Jean XXII types d’usage | Jean XXII | Ockam | Hubertin | Olivi | |
| Propriété | Propriété | Distingue usage et propriété | Droit personnel qui s’accomplit dans la destruction (consommation) du bien | Ne distingue pas usage et propriété pour les biens consommables. | Matière | Ce n’est qu’un signe | ||
| Possession | Possession | Servitude personnelle | ||||||
| Usufruit | Usufruit | |||||||
| Simple usage | Licence d’usage, droit naturel d’usage | Simple usage | Simple usage de fait | Acte d’usage | Acte d’usage | Forme | ||
| Droit d’usage en cas d’absolue nécessité | Droit d’usage |
Bonaventure distingue quatre relations aux choses temporelles (p 166)
- La propriété
- La possession
- L’usufruit
- Le simple usage (le seul qui soit nécessaire aux êtres vivants)
- L’usage de biens comestibles passe par leur appropriation. Grégoire IX trouve la solution en séparant l’usage de la propriété, qui est conservée par l’Eglise
Jean XXII distingue trois types d’usage
- La servitude personnelle
- Un droit personnel
- L’acte d’usage.
- Il oppose usage et consommation et annonce, selon Agamben, la future société de consommation. » La vraie nature de la propriété, qui ne s’affirme avec la plus grande intensité qu’au moment précis où elle coïncide avec la destruction de la chose. » p 176. » Selon Jean XXII l’usage de fait de biens consommables n’existe pas en nature et ne saurait revenir à personne. » p 177.
Ockam distingue
-acte d’usage actuel utendi
– Droit d’usage ius utendi
Forme et matière (Hubertin p 171)
Pour Hubertin la matière c’est la non-propriété, la forme c’est un usage pauvre.
Matière = vie en dehors du droit, abdicacio iuris, forme = usus pauper p 190
Pour Olivi la propriété n’apporte rien de réel, c’est un signe. La propriété n’est pas de l’ordre de l’essence mais de l’existence p.182, ou comme le dira Heidegger de purs existentiaux.
Débat entre les spirituels et les conventuels
Pour les conventuels la pauvreté est définie par la renonciation à la propriété
Pour les spirituels la pauvreté l’implique une modération de l’usage.
On voit là deux orientations, juridique pour les premiers, forme de vie pour les seconds.
Relation au droit
Le fondement du franciscanisme c’est « la tentative de réaliser une vie et une pratique humaine absolument en dehors des déterminations du droit. » p 149.
Les franciscains affirment, en droit, le droit de n’avoir aucun droit (abdicatio iuris). Ce qui a posé problème…
Agamben critique cette position. Selon lui c’est
- une sous-évaluation du droit, car elle ne met pas en doute la validité et les fondements de la propriété,
- Une sur évaluation du droit car ils pensent que le droit peut garantir la possibilité de mener une existence hors du droit.
Critique par Agamben
Donc plutôt que d’insister sur l’usu facti et la différence entre fait et droit, ce qui remettrait en cause la propriété, les franciscains ont utilisé la différence entre usage de fait et usage de droit. Mais la » conception juridique finira par les terrasser et les vaincre. » p 188.
« Il manque une définition de l’usage en lui-même et non par sa seule opposition au droit ». Cf. Paul 1 Cor 7, 20-31, user sans abuser.
La relation à la pauvreté aurait pu être élargie à la volonté. François « identifiait le péché originel avec l’appropriation de la volonté » p 189, la forme de vie est identifiée a une inappropriabilité de la volonté propre ». Ce qui va à l’encontre de la volonté comme valeur la plus haute selon Anna Harendt.
Au lieu de confirmer l’usage sur le plan d’une pure pratique […]. Il aurait été plus fécond de tenter de penser sa relation avec la forme de vie. » p 190 dans un tertium droit (la puissance), vie (l’acte), forme de vie.
Question finale p 195
La dernière forme de vie de l’Occident (Jésus) a-t-elle encore un sens ?
Ou la domination planétaire du paradigme de l’opérativité doit-elle déplacer le conflit sur un autre terrain ? Voir Bruno Latour.