À l’occasion d’un pèlerinage à Assise, j’ai relu la vie de François d’Assise, telle que relatée par Éloi Leclerc, (François d’Assise, Le retour à l’Evangile, DDB, 1998), qui me pose deux questions. Pourquoi a-t-il eu si rapidement de très nombreux compagnons et peut-on en tirer des enseignements pour aujourd’hui ? Pourquoi n’a-t-il pas pu réaliser son projet ?
Pourquoi a-t-il eu si rapidement de très nombreux compagnons ?
En 1208 François commence à prêcher, en 1209 les frères sont au nombre de onze. » En 1220 ils seront trois mille. En 1226 cinq mille. » (Éloi Leclerc p. 91).
Éloi Leclerc explique que la proposition de François correspondait à l’aspiration de liberté initiée par le mouvement des communes libres vis-à-vis de l’autorité féodale.
Cette aspiration à la liberté a été détournée rapidement par les bourgeois qui ont pris le pouvoir dans les communes. François propose donc une alternative, exigeante et radicale, mais dont l’écart avec le mode de vie des pauvres, des minores, n’est pas si grand. Et la révolte antiféodale est alors encore contemporaine comme le montre la guerre entre Assise et Pérouse.
Pourquoi n’a-t-il pas pu réaliser son projet ?
Cette question suggère deux niveaux de réponses. L’une externe, c’est la pression des pouvoirs institués, de l’église en l’occurrence, qui se sent remise en cause et met tous ses efforts pour bloquer la tentative de François. Et elle réussit.
On ne revient pas ici sur les conflits entre François et la hiérarchie de l’Église et avec ses propres compagnons, mais nous considérons que le projet initial a été détourné, très fortement, en particulier sur les sujets de la propriété, la place de l’argent, la formation initiale.
Ce que d’autres pourront contester. Mais si François d’Assise a été rapidement canonifié et si l’on a construit autant d’église pour célébrer son nom, c’est à notre avis pour occulter son message sur la pauvreté et la non-puissance.
L’autre niveau de réponse est interne, c’est l’incapacité à tenir unie une communauté qui donne par principe une grande liberté à chacun de ses membres, refusant d’exercer un quelconque pouvoir. Ce serait donc l’impossibilité d’une organisation anarchique.
En fait François n’a pas pu conduire son projet jusqu’au bout, ayant été d’abord absent pour aller voir le sultan au Maroc (1219), puis malade suite à ce voyage. Aurait-il pu ? En tous cas au début un ensemble de quelques milliers de frères vivent pleinement leur liberté dans le cadre d’un projet commun. Ce type d’organisation exige beaucoup de concertation, de coordination, d’échanges, qui n’étaient pas faciles au XIII éme siècle. Il y a contradiction entre l’extension territoriale de la communauté, qui anticipe sur les temps à venir, et les moyens de communication encore très lents. Les communautés anarchiques antérieures ou contemporaines sont localisées.
Mais l’aspiration est là, celle de la liberté, par le peuple opprimé.
Les deux explications ne sont pas exclusives, elles se combinent.
François d’Assise et l’anarchie
Il faut à ce stade interpréter les intuitions de François à la lumière des idées politiques modernes, au risque assumé de l’anachronisme.
» De par l’intention expresse de François d’Assise, ses premiers compagnons constituent non pas un Ordo, mais une Fraternitas, avec la coloration anarchique du mot. » (P. Chenu, Fraternitas, Evangile et condition socio-culturelle, in Revue d’Histoire de la spiritualité , t. 49 (1983), n°4, p. 390-396, cité par Éloi Leclerc p. 97).
La règle écrite par François indique que les frères ne doivent accepter aucun emploi où l’on exerce un pouvoir : trésorier, chancelier, intendant (règle de 1221, chap. 7, v1)… principe de base de l’anarchie.
« Aucun des frères n’aura de pouvoir de domination, surtout sur ses compagnons. » (Règle de 1221, chap. 5, v 9). Pour le reste, même si chacun est envoyé sur les routes pour prêcher la paix, comme l’écrit François, » Après que le Seigneur m’eut donne des frères, personne ne me montra ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon le Saint Evangile. » (Testament, 14,15).
Il serait anachronique de vouloir situer François par rapport au mouvement anarchiste né au XIXème siècle, mais l’expression de François a été reprise de façon analogue au XXème par Jacques Ellul, Emmanuel Mounier ou Charles Péguy. Et l’on n’oubliera pas que Tolstoï se situait aussi dans la mouvance anarchiste, non violente.
Jacques Ellul cite l’Ecclesiaste » L’homme domine sur l’homme pour le rendre malheureux » (Ecclessiaste, 8, 9, cité par Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, La Table Ronde, 2018)
» Christ a dépouillé de leur domination toutes les puissances et les autorités, et les a livrées publiquement en spectacle, en triomphant d’elles par la Croix. » (Paul, Colossiens 2, 13,15), cité par Jacques Ellul, p. 125).
Emmanuel Mounier cite Alain pour qui la résistance au pouvoir rend bon (Emmanuel Mounier, Communisme, anarchie et personnalisme, Seuil, 1966, p. 113) ou encore » Rien n’est plus dangereux pour l’homme que commander » et écrit que » La tendance au self-gouvernement, qui est l’utopie directrice de la pensée anarchiste, est donc une pensée saine, une fois dépouillée de fausse métaphore. Saint Thomas lui-même, qui persuadera mieux certains, disait que ´ le gouvernement est d’autant meilleur qu’une perfection plus grande est communiquée par celui qui gouverne à ceux qui sont gouvernés : or c’est une perfection plus grande que d’être source d’action.' » (Sum, Ta, Ia, q, 103, a, 6, cité par Emmanuel Mounier, p. 145).
Définir la mission évangélique comme » l’annonce prophétique d’une humanité où il n’y aura plus ni dominants ni dominés, mais seulement des frères et des sœurs sous le regard du Père. » (Éloi Leclerc, p. 102), n’est-ce pas définir une société anarchique, dont nous aspirons à ce qu’elle advienne, non pas au Paradis seulement, mais sur Terre ?
La liberté à laquelle aspire la population du XIIIème siècle est inspirée par la liberté de marché des bourgeois. Ce n’est pas la liberté demandée par le prolétariat du XIXème siècle qui s’oppose à cette liberté de marché. L’aspiration est du même ordre, la forme est différente. Mais la liberté définie par François correspond aux deux, elle paraît intemporelle. François a en quelque sorte sublime l’aspiration à la liberté, cette sublimation traverse les époques et les situations sociales.
Quelques intuitions très modernes de François
L’éducation
François d’Assise ne voulait pas de noviciat pour les frères, privilégiant l’expérience personnelle d’engagement à la suite du Christ, en pleine liberté. Il fut contredit par Hugolin et dut accepter. Mais son intuition est du même ordre que celle d’Ivan Illich (Une société sans école) ou d’André Gorz, huit siècles après. L’éducation formate, ferme et ouvre à la fois. Quelle autre voie trouver ? En tous cas donner toute sa place à la liberté au sein du système éducatif.
Ce qui est marquant c’est la diffusion mondiale de la pensée de François, à partir d’une vue profondément ancrée sur ce petit territoire de l’Ombrie, même si François a voyagé, à Rome, en Palestine, au Maroc. Il a envoyé ses frères dans le monde entier, et il a été entendu dans le monde entier.
Organisation
Les frères franciscains n’ont pas de supérieur mais des Gardiens de chaque fraternité, qui changent tous les 3 ans. Le ministre général change tous les 6 ans
Et si les Clarisses ont adopté une règle monastique, elles se situent dans la même inspiration. Chaque monastère est autonome, il n’y a pas de supérieure générale. La mère abbesse peut être remplacée si elle n’est plus apte.
François d’Assise et l’écologie
On ne reprend pas ici les rapports de François avec les fleurs ,les arbres, les oiseaux, le soleil et la pluie, et même les rochers. Mais seulement deux notations pas si marginales qu’elles puissent paraître.
François portait une tunique toute rapiécée, et régulièrement il la raccommodait. C’était là encore un précurseur, réparer et faire durer, non pas recycler ou acheter de seconde main, réparer.
Quand des frères partaient à la ramée, chercher du bois mort sur les arbres, il leur recommandait de ne pas abîmer le tronc pour qu’ils puisent reverdir.
Peut-on faire en tirer des enseignements pour la situation d’aujourd’hui ?
Quelle est l’attente aujourd’hui ?
Il y a eu des aspirations à une vie plus libre de la consommation et à des mœurs plus libres dans les années 1960. La libération des mœurs a été réalisée, pas la libération vis-à-vis de la consommation. Mais est-ce une forte attente aujourd’hui ? Pas de façon majoritaire.
Il y a peut-être une aspiration à une plus grande proximité avec la nature, mais souvent avec des équipements des randonnées high tech ou en allant au point de départ en avion. Ce ne sont pas les bases d’une véritable rupture.
Éloi Leclerc écrit que « François et ses frères renouvellent l’Eglise de l’intérieur, et la réconcilient avec le monde nouveau des communes. » (Un maître à prier, François d’Assise, Éditions franciscaines, 2014, p. 10). C’est tout à fait cela, et c’est notre mission aujourd’hui. Quel est ce nouveau monde ? Celui de l’anthropocène. Les initiatives sont-elles à la hauteur ? Non, que ce soit l’engagement de l’institution, à l’exception du pape, ou celles des fidèles, les groupes Eglise verte sont encore très confidentiels et ne proposent pas une réelle rupture. Que faudrait-il ? Les petites communautés éco religieuses qui sont en vraie rupture sont très marginales (Arches de Lanza del Vasto, ferme de Goschen, village de La Bénissons Dieu dans la Loire…), des monastères développent de l’agriculture bio mais ne remettent pas en cause le système dominant. Le groupe Anastasis insuffle une réelle dynamique de rupture politique et spirituelle, mais il faut encore trouver la forme de vie qui puisse en faire un ferment de transformation de l’Église et de la société.
Ceci dit, François d’Assise n’a pas, et n’a jamais eu le souhait de transformer l’Église et la société. Il voulait juste vivre librement, répondant ainsi à une aspiration politique et économique forte de son temps, le mouvement des communes. Quelle est donc cette attente aujourd’hui ? Sans doute d’échapper à la pression du système de production, qui étend son mode de recherche de la productivité jusque dans l’éducation et la santé. Sans doute aussi échapper à la misère, la précarité, en particulier pour les migrants mais aussi pour nombre de travailleurs pauvres. Mais ces aspirations se mêlent à un attrait pour les facilités de la civilisation technique, comme les moyens de transport rapide ou le monde des images électroniques. Quelle réponse apporter ? Nous n’avons visiblement pas encore la réponse alors que François, en son temps, avait attiré des milliers de personnes à partir de son projet de liberté et de pauvreté, très personnel au départ.
Quelle stratégie ?
Des tentatives de communautés écologistes anarchistes apparaissent régulièrement mais restent très marginales. Pourtant la lutte contre le système capitaliste qui est la cause majeure non pas de la crise (qui a de multiples causes) mais de l’impossibilité d’échapper à la crise écologique ne se fera pas en prenant le pouvoir, comme dans les révolutions précédentes, mais en mettant à bas le pouvoir, en le détruisant, dans une perspective anarchique.
François a tenté de rassembler une communauté sur des principes sans pouvoir mais à côté des institutions de pouvoir, sans les remettre en cause. Il a échoué. Là est peut-être l’enseignement. Toute tentative de communauté refusant l’exercice du pouvoir, dans un environnement hiérarchique, sera phagocytée par celui-ci. De la même façon, les projets d’économie sociale et solidaire dans une société capitaliste, dès qu’ils réussissent, sont également phagocytés. Que l’on pense aux coopératives agricoles, aux services d’aide à la personne, ou l’aide aux devoirs, aux recycleries.
Mais pour que les structures hiérarchiques ou le capitalisme disparaissent, sans violence car la violence se retourne toujours contre ses auteurs et surtout leur projet, il faut une force externe.
» Il renverse les puissants de leur trône » (Magnificat, Luc, 1, 52), mais ce n’est pas aux hommes de le faire par la violence, et c’est désormais difficile par la non-violence.
Ce pourrait être la crise écologique ? Préparons-nous en tous cas à en saisir l’opportunité, donc à percevoir les signes de l’effondrement de ces instances. Ceci demande de préparer dès maintenant les structures alternatives, et d’être en veille constante pour percevoir les signes d’un effondrement possible, les interstices dans lesquels les alternatives pourraient se développer.
Les franciscains prient pour la paix. Ils ont pu apporter la paix dans des villes en Italie, François en tous cas.
François a vécu le renversement de l’ordre féodal par la violence, il a été emprisonné pendant un an, il ne voulait plus de cette violence mais voulait néanmoins son fruit, la liberté. Il est vrai que lorsque seule la violence permet un changement de régime il est difficile et long d’en sortir comme on peut le voir avec la Révolution française, les luttes de libération coloniale en Algérie ou au Cameroun par exemple.
Mais aujourd’hui ?
Notre hypothèse est que depuis la révolution industrielle il n’est pas possible de modifier les comportements par la conviction ; les comportements dépendent des hommes, de leur recherche de puissance, c’est réversible. Mais aujourd’hui un chef d’entreprise dont le capital dépend en partie d’investisseurs, de capitalistes, ne peut pas éviter de leur verser des dividendes dont le taux est supérieur à celui de l’emprunt. Il est donc obligé d’augmenter chaque année sa production pour dégager suffisamment de profits (et de chercher la main d’œuvre la moins coûteuse, les intrants les moins coûteux, dans un contexte de concurrence mondiale).
Les investisseurs de leur côté ne sont pas méchants par nature, mais ne placerons de l’argent dans une entreprise que s’ils peuvent obtenir des dividendes supérieurs à ceux que leur verseraient la banque, ils demandent une rémunération du risque.
Il n’est donc pas possible de ne pas rémunérer le capital, il n’est pas possible de ne pas chercher à croître, donc à augmenter la consommation d’énergie et de matière première. La seule solution est d’interdire les dividendes ou de réunir capital et travail, de ne pas accepter que l’on puisse financer une activité sans y prendre sa part en travail. Aucun gouvernement ne l’imposera.
La force qui le permettrait ne sera pas celle des hommes, mais c’est la nature, vérifiant la pensée de Lao Tseu, Tu as toujours intérêt à obéir à la nature car à la fin, c’est toujours elle qui gagne. La partie aura duré près de trois siècles, mais la nature nous annonce qu’elle a engagé réellement la partie.