L’emploi est mort, vive le travail, selon Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, entretien avec Ariel Kyrou, L’emploi est mort, vive le travail, éd. Mille et une nuits, 2016

Un livre stimulant, passionnant, mais avec lequel nous avons néanmoins des interrogations, voire des divergences à approfondir, à suivre avec notre lecture de La société automatique 1 (note à suivre). Voici les principaux éléments que nous en retenons, et nous les discuterons ensuite.

Emploi et travail

Stiegler distingue travail et emploi. Pour lui le travail c’est  » inventer, créer, penser et transformer le monde. » C’est l’ouvrage (comme disait déjà Hannah Arendt). Ce que rajoute Stiegler c’est que dans ouvrage il y a ouvrir, ouvrir sur le monde.

Le travail crée donc un espace singulier, il crée un haut niveau d’organisation et est donc néguentropique, alors que l’emploi qui est standardisation, répétition, produit un bas niveau d’organisation et est donc entropique.

Le travail est l’expression d’un savoir, Ce contre quoi le capitalisme a toujours lutté, depuis le développement des machines au XIXe siècle qui ont transféré ce savoir dans des automatismes mécaniques au début pour le savoir des ouvriers, puis électriques pour celui des techniciens, maintenant informatique et c’est celui des concepteurs qui est menacé. C’est ce que Marx expliquait dès 1848 dans les Grundrisse.

La domination du travail par l’emploi mène à la société de l’incurie, jolie façon de nommer la société du jetable (ou du déchet, voir Laudato si). Ce qui est intéressant c’est de noter que cette société du jetable n’est pas liée au capitalisme industriel, mais au capitalisme financier, et qu’elle apparaît dans les années 1980, quand il faut palier à la baisse du taux de profit. C’est le règne du marketing.

L’incurieux selon Bossuet est celui qui ne prend pas soin (care ?), pas plus des hommes que des choses. Le travail qui n’est pas soigné n’est plus un travail, c’est un emploi. Il ne reste plus que l’enveloppe dirons-nous.

L’emploi va disparaître par l’automatisation généralisée

Pour Stiegler ceux qui contestent cette affirmation sont soit ignorants, soit incompétents, soit se mettent la tête dans le sable, soit sont malhonnêtes. Nous discuterons cette affirmation plus loin, mais acceptons là pour le moment.

Les outils exo somatiques

Le développement des automatismes est un développement exo somatique au sens où nous développons nos capacités en utilisant en prolongement de notre corps des outils externes créés par nous. Nous passons des automatismes somatiques, notre capacité à nous approprier des automatismes et à les oublier pour créer, par exemple apprendre la musique puis improviser, apprendre à conduire puis faire des courses etc., à un développement qui repose sur un prolongement de notre corps par des automatismes, mais externes. On retrouve là un raisonnement de Teilhard, qui distingue le développement humain essentiellement somatique, celui du savoir, et le développement du phylum des insectes, exo somatique par croissance d’outils dédiés comme des cornes, des dards etc. mais qui ne peuvent plus évoluer une fois ces appendices développés. Effectivement l’exo-somatique technique peut évoluer, et évolue.

Une nouvelle loi de la valeur ?

Stiegler propose de compléter les valeurs d’usage et valeur d’échange par la valeur pratique, caractéristique des savoirs.

Cette valeur, à la différence des deux autres ne s’use pas, ne se jette pas, ne peut pas être réduite à une valeur d’échange contrairement à la valeur d’usage, est omnitemporelle (p 103).

Il s’agit de transformer la société de la connaissance où la machine automatique domine l’homme en société des savoirs où l’homme est libéré de la machine. Mais ceci suppose une transformation des structures sociales et de modes de rémunération. Il faut déconnecter la rémunération de la production qui sera assurée par des robots, car on ne donne pas de salaire aux robots.

L’intelligence collective

« Il n’y a pas d’autre possibilité que d’élever l’intelligence collective en augmentant les savoirs partagés  » Ce que l’automatisation rend possible. P 109

On retrouve ici aussi une convergence avec Teilhard qui développe la notion d’intelligence collective sous le concept de noosphère.

De la concurrence à l’émulation

Le raisonnement est ici rapide et complexe, détaillons-le.

L’emploi va disparaître, il faut donc remplacer la distribution des gains de productivité par un revenu qui ne dépend plus de la compétitivité de tel ou tel, moyen de faire concurrence, par un revenu contributif alloué en fonction de la contribution au bien commun. Il s’agit de fournir un travail de qualité, pas d’être plus compétitif que l’autre. La Productivité et la production, les automates s’en chargeront.

La qualité c’est le signe du créateur, donc du vrai travail, qui crée des singularités, donc de la néguentropie, au lieu de l’entropie générée par la concurrence sur des standards communs puisque l’on ne fait concurrence que sur le « même ».

Donc pour résumer :

Emploi – Productivité – concurrence – standardisation – entropie – revenu – fonction de la Productivité –

Travail – créativité – émulation – singularités –  néguentropie – revenu contributif

Et une belle formule : l’anthropocène peut s’appeler l’entropocène…. D’autres avaient proposé d remplacer croissance par excroissance, les deux se rejoignent.

Discussion

Les gains de productivité globale de la société cesseraient donc de décliner, tendance depuis les années 1950, et augmenteraient de nouveau ? La révolution des algorithmes rendrait enfin obsolète le paradoxe de Solow selon lequel on ne voit pas de progrès de productivité avec l’informatisation. Peut-être. Cela remet en cause le théorème de Baumol auquel il convient de réfléchir un peu. La productivité des secteurs de production peut continuer à augmenter, mais la progression du niveau de productivité de la société dépend :

1/ de la capacité à étendre ces gains à tous les secteurs, dont les secteurs à fort coefficient de main d’œuvre et forte intensité relationnelle : soins aux enfants et aux personnes âgées (sauf à les transformer en objets), éducation malgré ce qui se dit sur le e-learning (dans la Silicon valley les dirigeants mettent leurs enfants dans des écoles sans informatique pour le début de leur scolarité et selon une étude de l’OCDE du 14 septembre 2015, « les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs dans la plupart des domaines d’apprentissage, même après contrôle de leurs caractéristiques socio-démographiques »), réparation, spectacle vivant. Nous acceptons par hypothèse ici l’idée que d’autres secteurs seraient entièrement automatisés : production agricole, industrie, bâtiment, cuisine, commerce, transports (des trains aux voitures), information.

2/ de l’absence de reversement (Sauvy) des emplois supprimés dans le secteur productif vers le secteur moins productif des services. Ce qui dépend de la modification des modes de rémunération, donc de la mise en place du revenu contributif, qui se retrouve être une condition, en même temps qu’une conséquence, de l’automatisation généralisée.

La généralisation de l’automatisation est elle-même discutée selon que l’on prend les professions ou les tâches. Et le taux varie alors de 70% à 30%. Dans le premier cas la théorie de Stiegler se tient, dans le second cas elle est discutable sans être pour autant incompétent ou de mauvaise foi ?

Etude de l’université d’Oxford de 2013 : 47 % des emplois. Note de l’OCDE du 19 mai 2016 : 9 % des emplois. Arntz, M., T. Gregory and U. Zierahn (2016), “The Risk of Automation for Jobs in OECD Countries: A Comparative Analysis”, OECD Social, Employment and Migration WorkingPapers, No. 189, OECD Publishing, Paris. La différence est que l’étude OCDE ne considère que les emplois dont 70 % des tâches sont automatisables. Mais cela ferait quand même doubler le taux de chômage !

Le capital serait donc toujours plus important et il y aurait moins de travail. Or si le ratio capital/travail augmente, à système social constant les inégalités augmentent (Piketty). Stiegler propose de modifier le mode de rémunération du travail, mais comment faire pour que les revenus du capital soient suffisamment redistribués, donc taxés, pour éviter un accroissement des inégalités, tout en maintenant un taux d’investissement suffisant pour poursuivre l’automatisation ?

Autant la création de capital immatériel comme les logiciels libres peut être sociale et non appropriée, autant les voitures autonomes, robots humanoïdes ou salles de traite automatique peuvent difficilement l’être, ou alors on passe à la socialisation du capital, au communisme ? Comme aurait dit Lénine, les soviets et les automatismes c’est le communisme.

Les automates disposeront-ils de l’énergie nécessaire à leur production et à leur reproduction ? Actuellement l’industrie utilise 25 % de l’énergie consommée en France, les transports 34 %. Avec une diminution nécessaire d’au moins 60% de la consommation énergétique, il faudra faire des choix entre l’industrie, le chauffage, la mobilité, les services. Y aura-t-il suffisamment d’énergie (et de matériaux) pour fabriquer et faire fonctionner tous ces automates ? La question est sans doute sans réponse aujourd’hui, mais elle se rappellera à notre bon souvenir, peut-être trop tard ?

Quatre interrogations que nous allons approfondir avec la lecture de la société automatique.

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